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Full text of "Juvénal et ses satires: études littéraires et morales"

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'l: Li I3.M73 

Satbart Cnlltst littatij 

û (UCaA) 



VÉNAL 



SES SATIKE8 



«UtUSTE WIDAL 



DvHxitttnw ISiililoQ 



JUYÉNAL 



ET 



SES SATIRES 



DU MÊME AUTEUR : 



1® Des divers caractères du misanthrope chez les écrivains anciens 
et modernes. Paris, A. Durand, 1851, iii-8°. (Épuisé.) 

2» La qtiestion des classiques et des romantiques chez les Romains, 
Dissertation sur le dialogue des Orateurs de Tacite. Paris, 
A. Durand, 1851, in-8*'. (Épuisé.) 

3® Études sur trois tragédies de Sénèque, imitées d'Euripide. Paris, 
A. Durand, 1854, 1 vol. in-12. 

4« Études littéraires et morales sur Homère^ l'* partie, Viliade, 
Paris, Hachette et C**, 1863, 1 vol. in-12, 2* édition, corrigée et 
augmentée. 



POUR PARAITRE PROCHAINEMENT : 



Études littéraires et morales sur Homère, II« partie, V Odyssée, 
1 vol* in-12. 



Paris — Imprimerie Adolphe Lainé, me des Saints-Pères, 10. 



JUYÉNAL 

ET 

SES SATIRES 

ÉTUDES LITTÉRAIRES ET MORALES 



AUGUSTE ÏIDAL 

Ll nCDLTË DES LETTeU Ot BEUNgOX 



DBtntIÈHE éDITION 




PARIS 

LIBKAItlB AOADilIODB 

DIDIER ET C«, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

QVÂl DES AUCUST1K3, 3S 



Ll /'5.473 



Harvard Ooll^^ge Library 

Froia the Eclate oï 

James M. Ballard, 

Mar. 9, 1897. 



INTRODUCTION. 



Dans les mauvais jours de l'empire romain, 
il s'est rencontré deux écrivains de g'énie, diver- 
sement doués, il est vrai, mais d'une ég'ale hau- 
teur d'âme, d'une même fermeté de cœur, et dont 
les œuvres, jusqu'à un certain point, se complè- 
tent réciproquement. Ces deux écrivains se sont 
partage une rude mais g'iorieuse tâche ; ils se 
sont érig'és, chacun à sa manière, selon la nature 
et les ressources particulières de son talent, en 
accusateurs et en jugées de leur siècle. L'un, 
Tacite, historien, homme d'État, nous a raconté, 
avec l'éloquente émotion qu'on sait, les hontes 
de l'histoire politique de son temps; l'autre, un 
poëte celui-là, et un moraliste, Juvénal, nous en 
a retracé la chronique privée en traits de 
flamme. Comme Tacite, Juvénal apparaît à 



vj INTRODUCTION. 

une époque déplorable de rhumanité, alors que 
Rome reg'org'e de vices, de scandales, de pas- 
sions, de crimes sans nom. Une hideuse corrup- 
tion avait envahi depuis long*temps tous les 
ranges de la société, g'rands et petits, nobles 
et plébéiens. Pour combattre le mal, Juvénal eut 
recours à l'arme maniée jadis avec tant de vi- 
g'ueur par le vieux Lucilius : lui aussi il tira 
du fourreau le glaive de la satire *. Ce g'iaive à 
la main, il fit une g*uerre impitoyable, une 
g'uerre sans merci à tout un monde de g*ens avi- 
lis, tarés, pervers, qui avaient pullulé dans la 
Rome impériale de la fin du premier et du 
commencement du deuxième siècle ; cette Rome 
où étaient venues affluer des quatre coins de 
Funivers, selon Fénerg'ique expression d'un 
contemporain, toutes les turpitudes et toutes les 
infamies *• 

L'œuvre de Juvénal est donc une protestation, 
un manifeste contre une société monstrueuse, 
et le poëte, une sorte de tribun animé, quoiqu'on 



I Ense velut stricto quotiens Lucilius ardens 

JnflremtUt, rubet auditor, cui frigida mens est 

Cf^minibus 

(Sat, I, V. 165, 166 et 167.) 

« Lorsque Tardent Lucilius, frémissant d'indignation, fait briller 
la lame de son glaive, le coupable rougit, lui dont le cœur a senti 
le froid du crime. » 

' Tacite, Annal., XV, xliv. 



INTRODUCTION. TiJ 

ait parfois soutenu le contraire, d'une sainte 
ardeur pour le bien, d'une haine vig'oureuse et 
loyale contre le mal, défendant une noble cause, 
celle de la morale publique, à peu près partout 
méconnue, partout outrag'ée. 

On ne sait que très-peu de chose sur la vie 
de Juvénal. Deux sources cependant nous sont 
ouvertes où Ton peut puiser quelques éléments 
constitutifs d'une biog*raphie, somme toute as- 
sez courte, de notre poète. La première source, 
et celle-là est sûre, ce sont les rares passag'es de 
ses satires où il parle de lui-même. L'autre, 
beaucoup moins certaine, consiste dans quel- 
ques brèves notices sur sa vie, notices sans noms 
d'auteurs authentiques, dues sans doute à de 
vieux g^rammairiens, et qui nous sont parvenues 
par la voie des manuscrits. Ces notices sont 
au nombre de sept*. Ces diverses Vitœ, pour 
parler comme les critiques d'outre-Rhin, sont 
loin de mériter, nous venons de le dire, une 
confiance absolue : elles paraissent toutes déri- 
ver d'une même source, c'est-à-dire d'une bio- 
graphie primitive de notre poëte attribuée à 
Suétone. Il est possible, il est probable même 
que les Vitœ en question reposent sur quelques 

' M. Otto Jahn les a réunies et publiées, pour la première fois, 
dans sa belle et savante édition de Juvénal (Dec. Junii JuvenaUs 
mturarum libr. V, cum scholiis veteribus^ BeroWm, V%bV^. 



viij INTRODUCTION. 

documents sérieux, mais on y a certainement 
ajouté beaucoup. Il faut dire aussi qu'elles dif- 
fèrent entre elles sur un grand nombre de faits 
et de détails ; elles se contredisent même for- 
mellement en bien des points, tandis qu'elles 
s'accordent sur d'autres. De là l'incertitude où 
elles ont jeté les critiques et les philolog*ues 
allemands, et de là aussi la diversité d'opinions 
sur certains faits de la vie du poëte. Le meilleur 
moyen d'arriver, à cet ég'ard, non pas à la vérité 
absolue, mais de s'en rapprocher le plus, sera de 
se baser d'abord sur celles des données biog'ra- 
phiques de ces différentes notices qui se trouvent 
identiquement les mêmes dans chacune d'elles. 

Mais voyons d'abord ce que Juvénal nous a 
appris lui-même sur son compte. 

Le tout se réduit à ceci : Il naquit à Aqui- 
num, pays des Volsques K Dans son enfance il 
avait suivi les écoles de grammairiens ; celle des 
rhéteurs, dans sa jeunesse*. Il fut le contem- 
porain du fameux prévaricateur Marins Priscus, 
condamné l'an 100 de l'ère vulg*aire, sous Tra- 
jan ', époque à laquelle le poëte paraît avoir été 
âg'é à peu près de quarante ans^. C'est en l'an- 



* SaL m, 319. 
2 I, 14, sqq. 

* Ibid., 49, 50. 

* Md., 25. 



INTRODUCTION. ix 

née 119 qu'il composa la treizième satire ^ et en 
Tan 127 la quinzième*. Ce qui, d'après les cal- 
culs du savant Borg^hesi ^ ferait remonter la 
naissance de Juvénal vers Fan 47 à peu près, 
et reporterait la date de sa mort après Tannée 
119, peut-être même après Tan 127. Juvénal 
aurait donc atteint Tâg^e de quatre- vin gis ou 
tout au moins de soixante-douze ans. Il paraît 
avoir possédé, aux environs de Tibur, un petit 
domaine où il aimait à mener, chaque fois qu'il 



' Dans cette satire, Juvénal s'adresse à un de ses amis (▼. 17), 
qai, sous le consulat de Fonteius, aurait été âgé de soixante ans. Or 
les fastes consulaires mentionnent quatre Fonteius qui ont été suc- 
cessivement consuls, Tun en Tan 33 avant Jésus-Christ, un autre 
en Tan 12 de l'ère chrétienne, un autre en 59, et le dernier, enfin, en 
l'année 67 de la même ère. Donc c'est le Fonteius qui fut consul 
Tan 59, c'est-à-dire dans la cinquième année du règne de Néron, 
que les critiques les plus autorisés croient avoir été celui que dé- 
signe ici le poète. Par conséquent, en ajoutant 60 à 59, on aurait la 
date de la composition de cette satire. (Voyez Alexandre Berg, Des 
Decimus Junitts Juvenalis Satiren, uebersetzt und erlàutert. Stutt' 
gartt 1863, Sat. XIII, note sur le vers 17.) 

' Juvénal y parle du récent consulat de Juncus, nuper consule 
Junco (v. 27 j, lequel remplissait ses fonctions l'an 127, ainsi que i'a 
prouvé Clém. Gardinali, d'après une tablette par lui trouvée et ap- 
partenant au temps d'Adrien. (Cl. Gardinali : « Un nuovo diploma 
milUare delV imperadàf-e Àdriano, » in dissbrtazioni della pon- 

TIFiaA ACADEMIA ROMANA Dl ABCHBOLOGIA, t. YI, Rom., 1835, 4, 

p. 231), cité par M. Ed. Gasp. Jac. de Siebold,i>ie Satiren Juvenals 
mit metrischer Uebersetzung «nd ErUluterung^ pages xv et xvi 
du chap. intitulé : Zur Lebensgeschichie des Dichters. (Leipzig, 
1858.) 

* Intomo alV età di GiovencUe, Rom., 1847. 



X INTRODUCTION. 

s'y retirait, une vie simple, laborieuse et fru- 
g^ale \ 

D'après un autre passag*e de Juvénal on peut 
supposer qu'il fît un voyag*e en Ég*ypte *. On a 
contesté souvent, il est vrai, l'authenticité de la 
satire où il est fait allusion à ae voyag*e, mais 
sans preuves suffisantes à l'appui, selon nous. 

Complétons maintenant ces minces détails bio- 
graphiques par quelques traits que nous four- 
nissent les Vitœ dont nous avons parlé. Toutes 
à peu près contiennent les faits suivants : Juvé- 
nal aurait été le fils, ou le fils adoptif d'un 
riche affranchi. Jusqu'à la moitié de sa vie, ad 
mediam fere œtatem^ c'est-à-dire jusqu'à l'âgée de 
quarante ans, cela ressort du reste de quelques 
vers de la satire première^ il se serait adonné à 
la déclamation ; et cela pour suivre l'usagée, ne 
s'étant jamais destiné ni au barreau ni à l'en- 
seig*nement de Fart oratoire ^ 

Plus tard il aurait cultivé la poésie et com- 
posé quelques vers contre l'histrion Paris, qui 
faisait alors les délices de la cour de Domitien. 
Ces vers, fort g'oûtés du public, auraient déter- 
miné Juvénal à continuer ses essais poétiques, 
qui lui auraient valu plus d'un succès. Quelque 



* Sat. XI, y. 60 sqq. 

» Sat, XV, V. 44, 45, 46. 

^ Animi magis causa quam quod schoUe se aut foro prsepararet. 



INTRODUCTION. xj 

temps après, il aurait inséré dans une de ses 
satires, — la septième aujourd'hui du recueil, — 
un certain nombre des vers dirigés contre Paris, 
à une époque antérieure. La chose aurait été 
mal prise en haut lieu, cette attaque contre Pa- 
ris ayant paru une allusion blessante pour quel* 
que favori , très-influent alors à la cour de 
quelque autre empereur. Juvénal donc aurait 
été exilé dans son extrême vieillesse. £t soit 
pour voiler cette disgrâce, soit pour consoler 
celui qui en était l'objet, soit encore pour le 
mortifier davantage, car les notices en question 
racontent tout cela, on aurait donné au vieux 
poëte un commandement militaire, celui de pré- 
fet d'une cohorte; selon quelques-uns des sept 
biographes, il serait mort de vieillesse et d'en- 
nui* dans Fexil, sous le règne d'Antonin le 
Pieux; selon d'autres, il serait revenu peu de 
temps après à Rome, où le chagrin qu'il aurait 
éprouvé de n'avoir plus trouvé son ami Martial 
l'aurait conduit au tombeau *. 

Quant au nom de l'empereur qui exila Juvé^ 
nal et au lieu de son exil, les notices diffèrent 
entre elles; celles-ci attribuent la disgrâce du 
poëte à Domitien, celles-là à Trajan ; quelques- 



' Senio et txdio vitx conféctus, 

' Tandem Romam cum venerU et MarticUem suum non vlderit, 
itistUia et angore periit. 



xîj INTRODUCTION. 

unes à un tyran dont elles ne mentionnent pas 
le nom. Pour ce qui est de l'endroit où aurait 
été relég*ué le vieux satirique, tel biog*raphe de 
nos Vitœ se prononce pour la Calédonie (l'Ecosse 
actuelle), tel autre incline pourTÉgypte ou la 
Cyrénaïque; d'autres désespèrent de pouvoir 
arriver à quelque chose de certain à cet ég^ard. 

De là, de l'autre côté du Rhin, où l'on a l'ha- 
bitude de traiter à fond, de fouiller toutes les 
questions, les questions d'érudition comme les 
questions philologpiques, de nombreuses, d'ar- 
dentes et toutes récentes discussions en faveur 
de l'une ou de l'autre de ces données biog^ra- 
phiques*. 

Vu l'absence de documents sufQsants et en 



^ G. F. Hermann, dans la préface latine dont il a fait précéder son 
édition de Ju vénal (Gotting., 1854), et son disciple M. de Siebold 
(dans son ouvrage déjà cité), adoptant Topinion de Juste Lipse, qu'ils 
essayent de fortifier encore, soutiennent que le lieu où fut exilé Juvé- 
nal ne peut être queTÊcosse, et que Fauteur de son eiil fut Domi- 
tien. 

Teuffel {Neue Jqrhrb. f, Philoîog., t. XUII, 1846, p. 109) cherche 
à démontrer que l'auteur de Texil fut Trajan, et non Domitien. Quant 
au lieu de cet exil, il désespère d'arriver à quelque chose de défi- 
nitif. M. Vôlker, dans un travail assez piquant sur Juvénal, intitulé : 
Juvenal, ein-Lebens-und CharacterbUd aus der rômischen Kaiser- 
zeU (Elberfeld, 1851, p. 104, 105 et 106), pense que Trajan fut l'au- 
teur de l'exil de Juvénal, et l'Egypte, le lieu de l'exil. 

D'autre part, Heinrich (Commentât zu Juvenals Satiren. Einlei- 
tung, vomDicbter, Kil., 1805, et Bonn., 1839) soutient que ce fut 
Adrien qui exila Juvénal, et qu'il l'exila en Egypte. 



INTRODUCTION. xiij 

présence des contradictions multiples des notices 
mentionnées, on ne saurait g^uère arriver à la 
vérité, mais seulement à un deg^é de probabilité 
plus ou moins grand. Quant à nous, nous pen- 
cherions assez volontiers pour l'opinion raison- 
née de M. Otto Ribbeck. Selon ce savant, Tauteur 
de Fexil de Juvénal serait Adrien, et le lieu, où 
fut relég*ué et mourut le poëte, TÉgypte *. 

Voilà à quoi se réduit ce que Ton sait, ce que 
Ton croit savoir sur la vie de Juvénal. 

Mais Juvénal, après tout, est tout entier dans 
son œuvre. 

Comment, sous Tempire de quelles circons- 
tances, à quelle époque, en face de quels évé- 
nements cette œuvre fut-elle conçue et écrite ? 
On peut assez facilement s'en rendre compte. 
Né sous Claude, Juvénal a pu assister au règ*ne 
de onze empereurs. Il fut le témoin des plus 
mauvais jours de l'empire romain presque à 
son début, alors que commençait Fag^onie de la 
société et que les mœurs publiques et privées 
atteig'naient au dernier degré de corruption et 
de décadence. Juvénal, qui n'écrivit que fort 
tard , au dire des notices *, avait pu demeu- 



* D. Junii Juvenalis Satiree, edidit Otto Ribbeck. Lipsix, 1859. 
Prxfat.y p. Xy XI, XII., xiii. 
» Postquam diu tacuit. 



liv INTRODUCTION. 

rer pendant près d'un demi-siècle observateur 
silencieux des saturnales de toute nature dont 
il était le témoin ; car le moyen de publier ses 
impressions sous un prince comme Domitien, 
par exemple, qui avait rempli Rome d'espions, 
établi partout une véritable inquisition poli- 
tique et littéraire? Qu'on lise Tacite à ce sujet *. 
Ce n'est donc que sous l'heureux règ*ne de 
Trajan, en ces temps fortunés « où il était per- 
mis de penser ce qu'on voulait et de dire ce 
qu'on pensait*, » que notre satirique a dû enfin 
pouvoir rompre son long» silence; et c'est à la 
même époque que Tacite éleva, lui aussi, sa voix 
d'abord contenue ou plutôt étoufîée par les évé- 
nements, et qu'il put donner un libre cours à 
son indig»nation. 

Et de fait, pour ce qui reg^arde Juvénal, ses 
plus belles satires, je parle de celles qui forment 
la première moitié de son œuvre, paraissent 
avoir été écrites sous le gouvernement du fils 
adoptif de Nerva, et elles sont à peu près exclu- 
sivement dirigées contre les mœurs infâmes du 
règne de Domitien. C'est le siècle de Domitien, 
c'est l'universelle perversité romaine sous cet 
effroyable tyran, qu'attaque et que stigmatise 
notre poète; ce sont les vices, les bassesses, les 

' Agricol.f II. 

' Jd», Histor., I, I. 



INTRODUCTION. xv 

lâchetés, les forfaits dont Rome fut le théâtre 
pendant que rég*nait Tindig^ne frère de Titus, 
qui soulèvent les âpres et vertueuses colères de 
JuvénalM II est vrai qu il ne s'en prenait de la 
sorte qu'aux morts, qu'à ceux « dont les cendres 
reposaient depuis long*temps le long^ de la voie 
Flaminienne et de la voie Latine * » ; et on le 
lui a reproché plus d'une fois. Mais en sup- 
posant même qu'on ait bien interprété le sens 
de ces derniers mots, et nous pensons avec un 
savant critique qu'on s'y est quelque peu trom- 
pé ^ c'était peut-être une précaution sag*e en 
des temps si chang*eants. Au surplus, lors même 
que Juvénal ne nommait que les morts, ses 
coups n'en retombaient pas moins sur des per- 
j sonnag*es vivants; car, morts ou vivants, ses 
contemporains s'étaient roulés ou se roulaient 
dans la même fang»e. On l'a judicieusement re- 
marqué* : en flag^ellant des vices de toute nature. 



* La mention faite dans la satire première de la condamnation du 
fameux prévaricateur Marins Priscus, condamnation qui eut lieu Tan 
100 de rère chrétienne, par conséquent sous Trajan, prouve seule* 
ment, comme l'a très-bien fait remarquer W. E. Weber (Die Sati- 
ren des Dec. Junius JuvenalU uebersetzt und erlâutert, 1 vol. in-8<>. 
Yimar., 1825, et Halle, 1838, p. 234), que cette satire fut retouchée, 
comme beaucoup d'autres, et publiée sous Trajan. Weber fournit, 
à cet égard, plus d*un argument décisif. 

» Sat. I, 171. 

' Heinrich, dans son commentaire sur ce vers. {Ouvr. cité,) 

« Idem, ibid. 



xvj INTRODUCTION. 

Juvénal a eu soin de ne pas trop séparer les 
temps où il écrit de celui dans lequel il choi- 
sissait ses exemples; de sorte qu'étant donnée 
la perversité g*énérale de Tépoquè, ce qu'il dit 
de la g-énération précédente s'applique toujours 
à la g*énération présente; et combien, par cela 
même, ne devait-il pas soulever d'hostilités et 
de haines qu'il y avait g*rand courag»e à braver! 
La triste fin de Juvénal montre assez qu'en di- 
sant alors la vérité sur les morts, on s'exposait 
fort encore à s'aliéner et à offenser les vivants; 
et c'est donc à tort, selon nous, qu'on l'a accusé, 
de nos jours, de manquer totalement de courage 
politique. 

Quoi qu'il en soit, et à cause de cela même, 
les satires de Juvénal sont la source la plus 
précieuse que l'on puisse rencontrer pour l'his- 
toire des mœurs et de la société romaine, 
depuis Tibère jusqu'au règ*ne d'Adrien. Elles 
forment, nous l'avons déjà remarqué plus haut, 
comme le complément des œuvres de Tacite. 
Ce que Tacite nous a révélé sur les mœurs pu- 
bliques et politiques de Rome, Juvénal le ré- 
vèle sur ses mœurs privées et sociales. Et, à 
cet ég*ard, aucun autre écrivain de son époque 
ne saurait lui être comparé. Ni Sénèque, ni 
Pétrone, ni Martial, ni Pline le Jeune, à qui 
nous devons tant et de si curieux renseig-ne- 
ments sur la vie intime des Romains, n'ég*alent, 



INTRODUCTION. xvij 

SOUS ce rapport, les peintures de Ju vénal. Il 
n'oublie rien, rien n'échappe à son œil perçant, 
à ses infatig'ables et brûlants pinceaux. Ouvrez 
ses satires et vous y trouverez, toute palpitante, 
dans son avilissement si hideux et si varié, la 
Roîne du temps ; tout y est au g^and complet ; 
qu'y manque-t-il? c'est un véritable panorama. 
Aucune œuvre de l'époque n'atteint à la ri- 
chesse et à l'intérêt des matières que renfer- 
ment les satires de Juvénal. 

Ces satires, au nombre de seize, que les gpram- 
mairiens ont divisées en cinq livres *, ne sont 
pas toutes de la même date, nous l'avons déjà 
dit. Les neuf premières sont évidemment 
l'œuvre d'un homme qui a écrit dans toute la 
force de l'âgée et du talent; trois d'entre elles, 
la première, la seconde et la quatrième, ont dû 
être écrites, sans être publiées aussitôt bien en- 
tendu, du temps même de Domitien, ou tout de 
suite après sa mort. Il y a là une indigpnation 
de fraîche date et une vivacité de traits dans la 
peinture des mœurs qui n'autorisent gpuère à 
croire qu'elles aient été composées d'après de 
simples souvenirs. Ce sont ces neuf premières 



* Le premier livre se compose des cinq premières satires ; le se- 
cond, de la sixième seule ; le troisième, de la septième, de la huitième 
et de la neuvième; le quatrième livre, de la dixième, de la onzième 
et de la douzième, et le cinquième, des treizième, Q^\i'â\Qmm&^ 
quinzième et seizième satires. 



xvuj INTRODUCTION. 

pièces qui doivent être considérées comme 
Tœuvre capitale du poète satirique ; et, quant au 
titre de chacune d'elles, Juvénal ne paraît pas s*en 
être soucié beaucoup. Ils varient souvent avec 
les manuscrits, les éditions et les scholiastes, et 
nous pouvons les formuler ainsi : les Scandales du 
jour, les Hommes romains ou les Hypocrites et les 
Infâmes, Rome inhabitable, le Turbot, ou la cour de 
Domitien^ Riche et Pauvre, les Femmes romaines. 
Misère des classes lettrées, la Noblesse, Nœvolus. 
Là se trouve la vivante peinture des hommes, 
des femmes et des choses du temps ; là, le poète 
se laisse aller à Tindignation de son cœur d'hon- 
nête homme, à rinspiration de son g*énie; c'est 
dans ces neuf pièces que se montre aussi au plus 
haut deg*ré son talent de peintre, d'observateur. 
Tous ces divers morceaux sont venus d'un seul 
jet, se sont succédé coup sur coup. Il est im- 
possible d'admettre un long» intervalle entre 
chacun. Là, émule du vieux Lucilius, Juvénal 
fait retentir son fouet, tombe, à bras raccourcis, 
sur le vice et les vicieux, le crime et les crimi- 
nels ; et, plus d'une fois, le g»laive même rem- 
place le fouet entre ses mains redoutables et il 
frappe alors vig-oureusement. Il est debout dans 
l'arène, armé en g^uerre, militant, veng»eur. 
Ce sont là les premières, les vraies satires de 
Juvénal , et nous avons fait de leur étude l'ob- 
jet de la première partie de notre travail. 



INTRODUCTION. xix 

Bien difîérent est le caractère que présentent 
les deux derniers livres du recueil ; on y décou- 
vre une tendance d'esprit tout autre. Les satires 
qu'ils renferment n'ont plus le même entrain, 
ne respirent plus le même feu que les précé- 
dentes; elles n'offrent ni les mêmes détails, ni 
les mêmes peintures , ni les mêmes renseig*ne- 
ments. C'est à peine si l'on y rencontre quelques 
courts passag^es sur les vices du jour et le train 
quotidien de la vie romaine. On y enseig*ne la 
vertu , la sag^esse , la modération ; on y préco- 
nise l'amour de l'honneur, de la justice, de 
l'humanité. On a là moins des satires que des 
épîtres famiîières comme celles d'Horace, ou plu- 
tôt encore, je le dirai volontiers, de vrais ser- 
mons du g^enre de ceux de Massillon , par exem- 
ple , ou de tout autre prédicateur ou moraliste 
chrétien : ce sont des considérations sur la 
vanité de nos désirs et l'influence fatale des mau- 
vais exemples j d'éloquentes réflexions sur les 
avantages de la sobriété et les pures joies que 
procure Y amitié) ou bien, des consolations, à la fa- 
çon de celles que nous a laissées Sénèque, sur les 
inévitables mécomptes de cette vie, d'admira- 
bles peintures de ce g*rand phénomène de l'âme 
qu'on appelle la conscience, ou bien encore de 
vig'oureuses sorties contre le fanatisme religieux. 
Il règ*ne dans toutes ces pièces un accent de 
persuasion , de vertu, de sag^esse bîetv rnavoçùife, 



XX INTRODUCTION. 

A la vivacité militante, à Findig^nation , aux 
colères qui animent et passionnent à un si haut 
degré les neuf premières pièces du poëte , ont 
succédé dans les dernières un calme , une séré- 
nité , une élévation qui rappellent Socrate , et 
même les sévères leçons de la doctrine stoï- 
cienne. Ce sont des satires philosophiques et 
morales dans le vrai sens du mot. Elles consti- 
tuent la seconde partie de ce volume. 

Nous avons insisté à dessein sur la diversité 
de ton, d'intention, de caractère, qui sépare les 
premières satires de Juvénal des dernières , 
parce que c'est précisément de cette diversité 
que s'est prévalu tout récemment un éminent, 
un célèbre philolog*ue allemand, pour attaquer, 
et , si c'était possible, battre en brèche Tauthen- 
ticité des cinq dernières satires du recueil. Ce 
philolog'ue, c'est M. Otto Ribbeck , professeur à 
l'université de Kiel , auteur d'une savante et 
curieuse édition de JuvénaP, qu'il a fait suivre 
d'un volume, non moins curieux , écrit en alle- 
mand , et intitulé : Le vrai et le faux Juvénal *. 
Ce volume , nous aurons à le citer et aussi à le 
combattre plus d'une fois dans le cours de notre 
travail. Résumons-en tout d'abord l'esprit et les 
tendances. 

* Lipsiœ, TauchnitZy 1859. 

* Der echte und der unechte Juvénal, eine kritische Vnterstichnng. 
Berlin, tSôô. 



INTRODUCTION. xxij 

Des seize satires de Juvénal, telles qu'elles 
nous sont parvenues, M, Ribbeck ne recconnaît 
comme authentiques que les neuf premières, 
puis la onzième et la seizième, et ces onze sati- 
res d'ailleurs seraient entachées encore, selon le 
philolog*ue allemand, de nombreuses interpola- 
tions , de lacunes , de transpositions et défauts 
dans le texte. Les autres pièces du recueil , à 
savoir, la dixième, la douzième, la treizième, 
la quatorzième et la quinzième , lui paraissent 
s'éloig^ner autant de l'art et du g*énie de Juvénal 
« que les déclamations de Florus s'éloîgTient 
des œuvres de Tacite * ». M. Ribbeck les regparde 
donc comme apocryphes, et voici comment il en 
explique l'orig^ine : Selon lui, l'idée de publier 
ces cinq dernières satires sera venue à quelque 
libraire avide de g^ag-ner de l'arguent, qui se sera 
associé quelque mauvais poète famélique, au 
moment même où l'engouement du public pour 
Juvénal venait de s'accroître encore par la mort 
récente de ce dernier. Cette édition posthume, 
censée publiée d'après les manuscrits laissés par 
Juvénal, aurait eu par cela même une vog»ue ex- 
traordinaire , et fait les affaires de ces deux 
industriels. Là-dessus M. Ribbeck, qui est un 
latiniste de premier ordre, tout le monde rendra 



* Voyez la préface latine dont Mi Ribbeck a fait précéder son édi* 
tion des satires de Juvénal, p. x. 



xxij INTRODUCTION. 

cette justice à Fauteur de recueils excellents , 
de frag*ments réédités des trag*iques et des co- 
miques latins * et au récent et savant éditeur de 
Virg*ile^ M. Ribbeck, disons-nous, prend sa 
loupe , compulse les manuscrits , compare les 
textes , et , appuyé sur ses vastes et solides 
connaissances historiques , mytholog^iques , lit- 
téraires et philosophiques, déploie une finesse, 
une sag*acité extraordinaire, pour soutenir sa 
thèse. Or cette thèse, à tout bien considérer, 
n'est qu'un curieux et brillant paradoxe; et nous 
ne sommes nullement surpris que le système ' 
de M. Ribbeck, quelque estimables et orig»inales 
que soient les recherches sur lesquelles il Ta 
basé, n'ait fait fortune ni en Allemag*ne ni ail- 
leurs. Mais voyons cependant comment raisonne 

' M. Ribceck : 

Selon lui , l'auteur des deux derniers livres 

' des satires paraît être totalement étrangler à celui 
des trois premiers; il semble qu'il n'ait vécu 
ni dans la même ville , ni connu les mêmes 
mœurs, ni éprouvé les mêmes impressions. Ici, 
c'est-à-dire dans les onze satires que nous savons, 
tout est « concret »; là, c'est-à-dire dans les 
cinq dernières, tout est « abstrait » ; ici, tout est 

* Tragicorum latinorum reliquise. Lipsiœ, 1853. — Comkorum 
latinorum reliquiœ, Lipsiœ, 1855. 

'P. VirgUH Maronis opéra ^ recensuit Otto Ribbeck. Lipsiœ, 
Teubner, Ï858'i862. 



INTRODUCTION. xuij 

mouvement^ inspiration, feu; là, tout est sé- 
cheresse , maigreur, pédantisme ; ici , tout est 
œuvre de génie ; là , tout sent le déclamateur 
sans g*énie et sans talent ; ici, tout est vrai, vif, 
consciencieux ; là , tout est traînant , terne, 
nég*lig*é. Dans les trois premiers livres , il n'y a 
pas trace de doctrine philosophique, on n'y 
mentionne g'uère de noms de philosophes ; dans 
les derniers, au contraire, on surprend un 
penchant avoué, manifeste, pour les philosophes 
et la sagesse de certaines sectes. Le vrai Juvénal 
est avant tout un coloriste plein d'éclat , résu- 
mant en quelques tableaux toute la corruption 
romaine du temps ; le faux Juvénal se plaît sans 
cesse aux abstractions , ne fait que déclamer et 
moraliser. Le vrai Juvénal est franc, simple, 
net dans ses idées comme dans ses peintures ; 
le faux Juvénal est subtil, maladroit, recherché. 
Le vrai Juvénal , enfin, est un grand esprit qui 
voit les choses de haut ; le faux Juvénal est un 
petit esprit « un radoteur et un cuistre * » . J'a- 
brég*e en renvoyant, pour toute la suite du rai- 
sonnement, au livre même de M. Ribbeck, où 
se continue, entre les deux prétendus poètes, ce 
parallèle appuyé sur un vaste échafaudage de 
citations et de notes, défrayant, ni plus ni moins, 
soixante et quinze pages in-8\ 

' Ein Saaîbader, ein Stubênphilister» 



xxiv INTRODUCTION. 

M. Ribbeck nous paraît bien sévère envers 
les dernières satires de Juvénal- Elles sont 
sans doute lœn et fort loin de valoir les neuf 
premières pour lesquelles nous partag^erons 
volontiers, à très-peu de chose près, l'admi- 
ration de M. Ribbeck. On trouve dans les der- 
nières bien plus que dans les premières ces traces 
de Técole, ces habitudes invétérées du rhéteur 
et du déclamateur, dont nous aurons à parler 
un peu plus loin. Plusieurs d'entre elles sont 
relativement faibles et remplies de longueurs et 
de tirades déclamatoires. Mais , en définitive , 
elles sont encore fort belles dans leur ensemble. 
Quelques-unes même, nous avons essayé de le 
montrer, sont des chefs-d'œuvre d'éloquence et 
de poésie. Seulement, il faut se souvenir que 
Juvénal les a écrites , pour la plupart, alors qu'il 
était déjà avancé en âg*e*, et qu'il se trouvait 
évidemment dans des dispositions d*esprit toutes 
particulières. Jusque-là, il ne s'était occupé 
dans son œuvre ni de sagesse pratique , ni de 
philosophie proprement dite; et maintenant il 
s'en est fait, pour ainsi dire, le promoteur ar- 
dent et dévoué. Le peintre , souvent par trop 
libre, de la corruption romaine de son temps , 
l'auteur des tableaux risqués où sont retracés 
les honteux débordements des hommes et des 

_ ' Voyez C. F, Hermann, prxfat.^ p* Hi 



INTRODUCTION. xx^ 

femmes de la Rome impériale, est devenu, g^râce 
au temps, plus réservé, plus sérieux, plus 
chaste en un mot* , et il s'est fait poëte philosophe. 
Il n'y a donc absolument rien d'étonnant que, 
ayant à exprimer des sentiments nouveaux 
et des idées nouvelles , Juvénal ait adopté un 
style nouveau , moins vig'oureux et plus con- 
forme au sujet même qu'il traite; ce serait, 
selon nous, s'appuyer sur un sophisme que 
de conclure , comme fait M. Ribbeck , de la 
diversité des pensées et des expressions qui 
distingxient la première partie de l'œuvre de 
Juvénal de la dernière , à une différence d'au- 
teur. Un tel système mènerait loin ; cela ne 
reviendrait-il pas à peu près à dire que l'au- 
teur de Suréna, à' Attila, d'Agésilas, d'Héra- 
cliuSy n'a rien de commun avec l'auteur du 
Cidy de Cinna, de Polyeucte et des Horaces? ou 
encore , en renversant le raisonnement , que le 
poëte qui a écrit Alexandre et les Frères ennemis 
aurait été incapable d'avoir conçu et écrit Phèdre 
ou Athalie? Ce serait méconnaître à la fois les 
lois du prog^rès et celles de la décadence ou de 
la transformation de manière chez les écrivains 
et les artistes. 

Ne soyons cependant pas injuste envers 
M. Ribbeck. Il est impossible, sans doute, à tout 

< Voyez C. F* Hermann, prœfat^y p. x. 



xxvj INTRODUCTION. 

esprit sérieux d'admettre son impitoyable sys- 
tème d'élimination , quel que soit le nombre 
des prétendues preuves qu'il s'efforce d'accumu- 
ler avec une remarquable sag^acité d'esprit; 
mais il faut reconnaître néanmoins qu'il a réel- 
lement bien mérité de la philolog'ie par les 
services qu'il a rendus au texte de Juvénal, tant 
dans sa récente édition latine que dans son 
livre intitulé le Vrai et le Faux Juvénal, où il 
essaye de défendre de son mieux ses corrections 
et ses transpositions. 



Il y a peu d'œuvres , il faut le dire , apparte- 
nant à la littérature latine , dont le texte nous 
soit arrivé dans un aussi déplorable état d'alté- 
ration, de corruption et d'interpolations de toutes 
sortes, que celui des satires de Juvénal. On le 
comprendra aisément, si l'on veut bien song^er 
aux diverses altérations que bien d'autres ou- 
vragées classiques , g*recs ou latins , ont subies 
entre les mains de copistes plus ou moins intel- 
lig*ents, parfois même plus ou moins facétieux, 
et se permettant par conséquent d'enjoliver leur 
auteur, soit à la marg*e , soit par des additions 
directes. Or des altérations de ce g^enre étaient 
surtout inévitables pour le texte de Juvénal. 
Les pieux moines du moyen âg*e, scandalisés par 
Jes hardiesses , les crudités de toute espèce que 



INTRODUCTION. xxtîj 

présentent les satires de notre poëte , ont cru 
devoir souvent mitig^er, altérer, corrig^er Tori- 
gnnal *, d'autant plus que Juvénal était un des 
écrivains de l'antiquité que le moyen âg'e g*oû- 
tait et lisait le plus. Il était, pour cette époque , 
le poëte moral [ethicus) par excellence *. Ces cor- 
rections des copistes des premiers siècles, loua- 
bles peut-être au fond, étaient fâcheuses au 
point de vue de la vérité et de Tintég^rité du 
texte. Or M. Ribbeck n'a pas cru devoir s'en 
tenir à l'édition, quelque excellente qu'elle soit, 
de M. Otto Jahn , rédigée en g^rande partie 
d'après le plus estimé de tous les manuscrits 
(celui de Pithou, retrouvé dans la bibliothè- 
que de Montpellier, par M. Dùbner). Aux yeux 
de M. Ribbeck, bien des vers, bien des passa- 
ges ont paru suspects d'altération, d'inter- 
polation, de transposition; et alors il modifie, 
élague, propose des leçons, motivant chaque 
fois, sinon par des raisons toujours convain- 
cantes , mais avec une grande science de lati- 
niste, ces diverses opérations philologiques. Et, 
qu'on veuille bien le remarquer, elles s'appli- 
quent non-seulement aux neuf premières satires, 
à la onzième et à la seizième, seules authentiques 



' G. F. Hermann, ibidem^ p. x, xi, xx. 

^ Voyez Bernbardy, Grundrlsse der rômischen Litteratur^ W par- 
tie, p. 611. (RTaunsohweig, 1863.) 



xxviij INTRODUCTION. 

aux yeux de M. Ribbeck, mais encore aux sa- 
tires des deux derniers livres qu'il reg^arde 
comme apocryphes; il a cru voir des corrup- 
tions, des lacunes, des transpositions et des 
interpolations, aussi bien dans les unes que dans 
les autres ; et il porte ainsi la hache à ce qu'il 
appelle tout un système de superfétations et 
d'excroissances déparant le texte primitif. Mais 
ici encore il lui arrive parfois de se laisser en- 
traîner trop loin, et, si l'on s'attachait par trop 
aveug'lément à son système de suppression ou 
de bouleversement du texte orig^inal, on ris- 
querait tout aussi bien de tomber dans le faux 
qu'en admettant ses conclusions de critique 
radical contre l'authenticité des cinq satires 
en question. Mais, lors même qu'il se trompe, 
il y a encore, jusqu'à un certain point, pro- 
fit à écouter ses raisonnements et à étudier les 
substitutions ou corrections de toute nature 
que propose cet esprit si sag^ce et si péné- 
trant. 

Mais laissons là maintenant les questions de 
texte et de philôlog'ie pour des considérations 
plus spécialement littéraires. 

Ce serait peut-être le cas d'établir ici un 

parallèle entre Juvénal et ses devanciers ; mais, 

ce travail ayant été fait plus d'une fois et 

souvent avec talent, noua aimons mieux y 



INTRODUCTION. 



XXIX 



renvoyer le lecteur que de Fentreprendre à 



nouveau *. 



Demandons- nous plutôt et tout d'abord 
quelles furent les opinions politiques, philoso- 
phiques et relig*ieuses de Juvénal; question 
qui mérite d'être examinée quand il s'ag^it d'un 
écrivain de cette importance. Pour y trouver la 
réponse, vu le peu de détails que nous ap- 
prennent les biog*raphes de notre poète sur 
sa personiie morale, il faut la chercher dans 
son œuvre ""même ; notre satirique est là tout 
entier. 

En politique, Juvénal est de l'école de Tacite, 
son contemporain. Ce sont deux caractères de 
la même trempe, deux âmes jumelles. Gomme 
Tacite, Juvénal est un républicain ég^aré sous la 
monarchie des Césars, quoiqu'il accepte, par la 
force même des choses, l'ordre politique étiabli ; 
ce point tïe saurait être contesté. L'élog^e qu'il 
fait de Trajany ^ù début dé la septième satire, 
enr est titie prèiiVe' if réfrag*âble ; mais partout 
chez lui, comme chez l'auteur* des Histoires et 



^! 



^ Voyez, à ce sujet, Dusaanl^« Discours sur les satiriques latins; 
La Harpe, Lycée, !'• partie, Anciens, Parallèle d* Horace et de Juvé- 
nal, et surtout M. D. ^\^xû;ÉtUdes sur tes poètes latins de la déca- 
dence, i. I, p. 283 etsuiv.; t. Il, p. 57 et suiv., 3® édition; Vôlker, 
ouvr. cité. Parallèle des Juvénal mit Horatz^ p. 18 et suiv.; Ruperti , 
De diversa satirar. Lucilii, fforatii, Persil, Juvenalis indoU^ ^\\.. 
I^maira, Co/^^. attct. classic., t. III; Perse, se& Satires,^. VlM^^^^ 



XXX INTRODUCTION. 

des Jnnales, éclatent le regret et Tamour d'un 
passé à jamais détruit. 

En maints endroits de son œuvre, Juvénal se 
plaît à célébrer les antiques vertus de la Rome 
libre, alors que la chasteté, la tempérance, la 
pauvreté, la simplicité des mœurs, l'avaient 
rendue puissante et redoutable. Il aime à je- 
ter ses reg*ards en arrière, à rappeler les noms 
vénérés des anciens héros de Rome , les noms 
des Brutus , des Lucrèce, des Scœvola , des Cu- 
rius, des Fabricius, des Fabius, des Scaurus, 
des Caton. Ce sont autant de souvenirs qui le con- 
solent des tristesses et des horreurs du siè- 
cle. Gomme Tacite, il hait et il méprise cette 
long*ue série de despotes et de monstres que 
l'empire a fait surg'ir. D'un mot il jug^e et flé- 
trit les principaux d'entre eux : César a fait 
défiler devant lui, le fouet à la main, le docile 
troupeau des citoyens de Rome * ; Octave a 
usurpé le pouvoir après avoir teint son épée du 
sang» des Romains*; Tibère! n'est-ce pas à lui 
que le monde a dû Séjan, la plus épouvantable 
créature du pouvoir absolu^? Néron, c'est l'his- 
trion, le cocher, l'incendiaire, l'infâme débau- 
ché, le fratricide et le parricide couronné*. Mais 

' Sat, X, 109. 
2 VIII, 242 et 243. 
' X, 560 sgg. 
^ VIII, 21 i sqq. 



INTRODUCTION. uxj 

tous ses mépris, tous ses sarcasmes, toutes ses 
colères, sont pour ce stupideet effroyable tyran, 
dont le nom fut Domitien, « ce Néron chauve, » 
qui, entouré de délateurs, « déchirait le monde 
expirant » et Ton risquait sa tête « à lui parler 
seulement de la pluie et du beau temps * ». En 
revanche Juvénal manifeste toutes ses sympa- 
thies pour ces illustres parvenus, orateurs, juris- 
consultes, capitaines, dont le courag^e civique 
ou militaire a préservé Rome des barbares du 
dedans et des barbares du dehors : les Cicéron, 
les Marins, les Décius, « des noms plébéiens, des 
âmes plébéiennes», qui ont, eux aussi, dans 
leur temps, racheté de leur sang» Texistence de 
la république menacée*. Toutes ces illustrations, 
comme beaucoup d'autres, sont sorties du peuple; 
voilà pourquoi elles lui sont chères ; Juvénal est 
Romain avant tout. Il se fait partout le défen- 
seur du peuple, le veng^eur du pauvre et du 
prolétaire, et il plaint avec éloquence ses mi- 
sères ; il est démocrate dans le bon sens du mot; 
mais, autant il aime le vrai peuple, autant, et à 
Tég'al de Tacite, il déteste cette canaille de 
Rome, « cette tourbe de Rémus toujours prête 
à saluer le succès et à maudire les proscrits » ; 
elle est tombée si bas qu'elle ne demande plus 



' IV, 37, 38, 86, 87, 88. 
' VJiJ, 243-259, 



xxxij INTRODUCTION. 

que deux choses : « du pain et les jeux du cir- 
que *. » 

Quant à ses opinions philosophiques, Juvénal, 
à proprement parler, n'est ni épicurien comme 
Horace, ni stoïcien à la façon de Perse. Il n'ap- 
partient pas davantag^e à l'école d' Antisthène ; 
il le déclare lui-même *; mais nul doute que, 
s'il eût eu tm choix à faire, il ne se fût pro- 
noncé pour la doctrine du Portique. Exempt, 
je le veux bien, du rig'orisme extérieur des 
stoïciens, il s'en approche maintes fois ce- 
pendant par d'autres côtés ; il en a la hauteur 
de principes et l'élévation de la pensée , et 
surtout ces élans de cœur, ces délicatesses in- 
finies de l'âme que nous surprenons chez 
Sénèque et chez Épictète, les deux plus bril- 
lants représentants du stoïcisme romain con- 
temporain. 

Pour ce qui est de sa relig^ion, il faut distin- 
guer, je crois. Gomme Tacite et comme Cioéron,, 
Juvénal est souvent amené à parler de la relig'iôtî 
officielle; et il a beau faire alors, et en parler 
sur le ton le plus sérieux, son incrédulité perce 
quand même^ ; on sent qu'il n'est pas convaincu ; 
et les railleries, toutes fines qu'elles sont, qu'il 



» X, 73, 81. 
^Xrif,ï2îetsmv. 
' Voyez Af. D. Nisarô, ouvr, cite, l. W, p. ^^ tV Ç^Q, ^«^ édit. 






INTRODUCTION. xxxiij 

se permet parfois sur le compte des dieux, 
ôtent toute autorité aux passag^es où il a voulu, 
où il a cru être relig*ieux *. Mais, quand il parle 
de la divinité sérieusement, à part toute con- 
venance mytholog'ique ou politico-sociale, il est 
pour le Dieu inconnu de Socrate, et Ton peut, 
en somme, le définir un déiste du pag^anisme, à 
la manière de Cicéron et de Tacite. Mais ce 
déiste avait une admirable morale : n'écouter 
que la voix du devoir et de là conscience, pré- 
férer la mort au déshonneur, mettre la vérité 
avant les convenances, laisser aux dieux seuls 
le soin de nous veng*er de nos ennemis, de- 
meurer inaccessible à la colère et aux mau- 
vaises passions, se respecter soi-même, ne 
donner à ses enfants que de bons exemples, se 
soumettre aux prescriptions des lois, s'abstenir 
de prévarications, ménag^er les biens des alliés 
du peuple romain, ne jamais vendre la justice 
à ses administrés, ne s'entourer jamais de mal- 
honnêtes g»ens, veiller à la pureté des mœurs 
dornestiques, ne pas convoiter le bien de son sem- 
blable, se persuader que là seule intention de 
mal faire est déj à uii ferîirié, érig^er la sobriété 
en vertu et l'économie en règ*le de conduite, 
ne demeurer attaché au vice que le moins de 
temps possible, mettre les souffrances et les 

^ Xll1,passfm. 



xxxiv INTRODUCTION. 

épreuves au-dessus d'une vie molle et efféminée, 
demander aux dieux un cœur ferme, envisag^er 
la mort sans crainte, ne suivre d'autre route 
pour arriver à une vie paisible que celle de la 
vertu; voilà la morale de Juvénal, morale su- 
blime, applicable en tout pays, en tout temps, 
et dont le souffle salutaire anime son œuvre 
entière. 

Le cœur de Juvénal était à la hauteur de son 
âme. Il a des sympathies pour toutes les souf- 
frances, des compassions pour toutes les mi- 
sères. Au milieu de ses fulminantes diatribes et 
de ses âpres colères, il lui échappe des cris qui 
trahissent son bon naturel; il fait entendre sa 
voix en faveur de l'esclave « bâti du même 
limon que nous * », il plaide la cause du pau- 
vre *, plaint le poète en détresse réduit à subir 
les insolences des g^rands ^ s'apitoie sur une 
certaine classe de malheureux, forcés de trafi- 
quer de leur personne afin de pouvoir payer un 
loyer qui leur crie : « Demande*. » Il a chanté les 
larmes, « témoig*nag*e d'un cœur compatissant 
et le plus beau présent que la nature humaine 
ait fait à l'homme ^ » ; il a tracé un tableau pa- 



* Sat. XIV, V. 16 et 17. 
Mil, 203-208. V. 130. 

» vil, 30, 31,32. 

* IX, 62. 

* XV, iSî. 



INTRODUCTION. xxxv 

thétique de la pitié « attribut que nous tenons 
du Ciel * » . 

Et pourtant il s'est rencontré, dans le siècle 
dernier, des écrivains qui n'ont pas craint d'ac- 
cuser Juvénal, les uns de cruauté*, les autres de 
méchanceté ^ On n'a pas eu de peine à réfuter 
ces deux sing'ulières accusations*. 

De nos jours, et ég*alement dans notre pays, 
on s'est montré sévère envers le satirique ro- 
main. L'un de nos critiques les plus éminents, 
dans une curieuse mais trop partiale étude sur 
Juvénal, n'a pas craint d'avancer que Juvénal 
était a un satirique indifférent, qu'il sue quelque- 
ce fois pour dire des choses froides, que son indi- 
« gnation est plutôt de tête que de cœur, et que le 
a fond de toute sa philosophie, c'est l'insouciance 
(( d'Horace avec une âme plus fîère et probable- 
ce ment des mœurs plus chastes ; que, peu sou- 
« cieux de l'avenir, il prenait volontiers son parti 
« d'une société qu'il méprisait en secret, aigre et 
« amer dans la forme, mais insouciant dans le 
« fond ^. » 



« Ibid., 146. 

' UabbéBatteux (Principes de Httérat.f t. III, p. 236), cité par Dus* 
saulx, dans son Discours sur les satiriques latins, p. 129, édit. Pank., 
1839. 

^ Le P. Rapin (Réflexions sur Véloqumce^ la poétique^ t. II, p. 28}» 
cité par Dussaulx, otivr. ci^., p. 132. 

* Dussaulx (ibid.) répond victorieusement à ces objections. 

* M. Nisard, ouvrage cité, 1. 11^ p. 9. 



xxxvj INTRODUCTION. 

Et sur quoi est basée cette allég^ation, ou plu- 
tôt cette accusation? Tout simplement sur les 
deux arg'uments que voici : 

Juvénal a été Tami de Martial, et les lettres 
que lui adresse ce dernier prouvent que Juvénal 
n'était pas aussi roide dans son commerce qu'il 
l'était dans ses livres ; 

Au milieu de ses passag^es les plus véhéments, 
il lui arrive de laisser échapper quelque trait 
déclamatoire ou moqueur qui g*lace tout à coup 
l'indig^nation du lecteur, et partant trahit l'indif- 
férence de Juvénal. 

Un récent traducteur de Juvénal, M. E. Des- 
pois, réfute victorieusement cette arg'umenta- 
tion. Il fait observer avec raison qu'on ne sau- 
rait rendre Juvénal responsable de l'amitié de 
Martial, à laquelle il n'a répondu en aucun 
endroit de ses satires; que nulle part il ne 
désigne ni ne nomme Martial, bien qu'il ait 
mentionné , et avec élog^e , plusieurs écri- 
vains contemporains; qu'au demeurant, un 
des plus rares honnêtes g^ens de cette époque, 
Pline le Jeune, a été aussi l'objet des élog»es 
de Martial et qu'il y a même répondu , sans 
qu'il soit venu pour cela à l'idée de per- 
sonne d'en blâmer Pline. De quel droit alors 
déclarer suspect Juvénal^ qui n'a jamais ré- 
pondu aux compliments de Martial que par 
le silence? Il n'y a pas de réputation qui puisse 



INTRODUCTION. xxxvij 

résister à un pareil système d'interpréta- 
tion *. 

D'autre part, élever des doutes sur la sin- 
cérité de Juvénal, parce que dans les passag'es 
les plus véhéments il s'arrête quelquefois brus- 
quement pour lancer une saillie plus ou moins 
spirituelle, d'un contraste choquant et révélant 
chez lui plus de sang» -froid qu'il n'en veut 
laisser paraître, ce n'est pas non plus raisonner 
avec justesse. Au point de vue littéraire la 
remarque peut être juste; mais autrement non, 
car ce serait faire d'un trait de mauvais goût 
un motif de défiance contre la bonne foi de 
l'écrivain^. M. Despois, avec non moins de rai- 

* M. E. Despois, les Satiriques latins, traduction nouYelie, notice 
sar Juvénal, p. 17 (Paris, 1864). — M. Alexandre Pierrcn fait, à ce 
sujet, à peu près les mêmes réflexions : « Que si Martial, son ami, lui 
adresse des vers qui n'ont rien de chaste, qu*en peut-on conclure? J'en 
conclurais que Martial, en écrivant c.es vers, s'est laissé aller à ses 
instincts, et non pas que les mœurs de Juvénal étaient mauvaises. 
Juvénal n'est pas le premier qui ait aimé un mauvais sujet, et laissé 
toute liberté devant lui aux spirituelles gaillardises d'un espiègle. » 
Histoire de la littérat. rom,, p. 617. Paris, 1852.) 

^ M. Gaston Boissier, dans sa remarquable leçon d'ouverture sur 
Juvénal, donnée au Collège de. France, explique d'une manière fort 
ingénieuse, et en même temps avec beaucoup de vraisemblance, ces 
saillies spirituelles et ces traits moqueurs que Juvénal lance si sou- 
vent à la fin de ses plus graves tirades. Selou le jeune et habile pro- 
fesseur, cette particularité, qui frise le mauvais goût, tiendrait sim- 
plement à la crainte de Juvénal d'être pris trop au sérieux et de 
payer une seconde fois par l'exil certaines libertés. Les délateurs de 
Domitien étaient encore en crédit à la cour de Nerva et de Trajan : 
« Avec un peu plus de perspicacité, et les délateurs u'eu isx^\iQ^>m<^tL\. 





xxxviij INTRODUCTION. 

son et de bon sens, ce me semble, fait justice 
d'une autre critique commune et banale, et 
qui a été reproduite bien des fois; elle porte 
sur certaine^ peintures effroyables de la cor- 
ruption romaine qu'on trouve chez le satiri- 
que latin; qu'on nous permette de citer ici les 
propres paroles du plus récent interprète de 
Ju vénal, qui est en même temps un homme de 
g'oût et un écrivain disting'ué : « On a cru voir, » 
dit M. Despois, « que Juvénal se complaisait 
« dans ces descriptions. On a dit qu'il les exa- 
(( g'érait ayec plaisir, comme si Martial, son 
i( contemporain, qui approuve ce que blâme 
(( Juvénal, n'était pas là pour constater la fidé- 
(( lité du tableau. Juvénal est parfois le méde- 
« cin qui décrit, avec trop de précision peut- 



pas, la satire des morts devenait celle des vivants; ou pouvait facile- 
ment remplacer un nom par un autre, et faire avec de l'histoire 
ancienne de l'histoire contemporaine. Ainsi, même en prenant ces 
précautions, Juvénal n'était ni sans danger ni sans frayeur. Or il 
savait qu'on pardonne beaucoup plus facilement aux gens qui plai- 
santent qu'aux gens qui sont sérieux. A la cour des despotes, il n'y 
a que les bouffons qui aient leur franc parler... C'est pour cela que 
Juvéual fait quelquefois semblant de rire au moment où il en a le 
moins envie. Je me le représente quand sa colère est la plus vive, 
quand il est sur le point de dire les vérités les plus fâcheuses... qui 
se souvient de l'Egypte, et aussitôt son invective se termine par un 
éclat de rire; rire forcée grimaçant, où Ton voit que le poète n'est 
pas d'aussi bonne humeur qu'il veut le paraître, et qui nous attriste 
et nous effraye plus qu'il ne nous porte à la gaieté. » (Juvénal et son 
temps; Cours de M^ Gast. Boissier^ Revue des cours littéraires, 
JO mars 1866.) 



INTRODUCTION. 



\X\1X 



a être, les attentats aux mceurs de la société 
(( contemporaine; mais c'est aussi le moraliste 
« indigène et le patriote navré, qui les flétrit. 
« On a pourtant sig*nalé comme un sig^ne de 
« dépravation véritable les obscénités cho- 
« quantes qui rendent quelques passag^es ab- 
(( solument intraductibles. On a dit spiri- 
« tuellement qu'il fait roug^ir la pudeur en 
« défendant la vertu. Malheureusement, si la 
(( morale ne changée pas, la pudeur a quelque 
« chose de plus variable. Les peintures hi- 
(( deuses que Ton trouve chez notre poëte n'ont 
« rien de plus effronté que les sculptures qui 
(( décorent quelques-unes de nos plus célèbres 
« cathédrales. On n'a pas imag^iné, je crois, 
« d'en faire un arg'ument contre les mœurs 
« des naïfs artistes qui décoraient les monu- 
(( mentsdu moyen âg*e; on a été, avec raison, 
« fort indulgent pour ces satires de pierre : 
(( pourquoi n'admet-on pas les mêmes excuses 
« pour les satires écrites ? Qu'on blâme et sur- 
« tout qu'on se g^arde d'imiter cette crudité 
« choquante selon nos mœurs, rien n'est plus 
« naturel; mais que là encore on voie une 
(( preuve du peu de sincérité de Juvénal, c'est 
« ce qui semble moins lég'itîme. En tout cas 
a on pourrait ne pas se montrer plus rig'oureux 
(( pour la représentation du vice, telle qu'elle 
« se trouve che^ Juvénal qui la ftélnl, o^^ ^ovvc 



xl INTRODUCTION. 

« le vice lui-même, tel qu'il se montre chez 
« Horace, qui s'en vante. Il n'en a pas été ainsi : 
« toutes les sévérités ont été pour Ju vénal, chez 
« qui cette peinture trop libre n'est après tout 
« qu'une invective; toutes les indulg*ences pour 
« Horace , chez qui cette peinture est une con- 
« fession, — une confession dçnt il ne roug*it 
« point*. » 



' Les Satiriques latins^ nouvelle trad., notice sur Juvénal, p. xxiy, 
xxv et XXVI. — A son tour, Dussaulx, sans nier que Juvénal ait 
mérité de justes reproches, « pour avoir alarmé la pudeur dans 
plusieurs circonstances », avait fait observer cependant que Sénèque 
et Perse s'étaient, permis, avant Juvénal, des détails de la dernière 
obscénité, et que les hommes les mieux intentionnés de ce temps, 
comme Pline le Jeune, par exemple, ne craignaient pas d'appeler les 
choses par leur nom; qu'au surplus, les obscénités de Juvénal, que 
Dussauïx n'a nullement le dessein de justifier, étaient exposées « de 
manière que le vice lui-même ne saurait les envisager sans dégoût 
et sans horreur ». {Discours sur les satiriques latins,) 

De son côté, Heinrich (ouvrage ci^^), dans sa notice biographique sur 
Juvéns^, fait sur le même sujet quelques observations qui nous parais- 
sent aussi piquantes que justes. Nous les traduisons de l'allemand : 
« Les anciens, lorsqu'ils sont amenés à parler des choses qui sont dans 
la nature, ne font pas autant de façons à cet égard que les modernes, 
bien que ces derniers ne soient pas plus vertueux pour cela. Notre 
délicatesse morale pourrait se choquer de bien des choses chez les 
anciens dont ils ne se choquaient pas eux-mêmes. » Et après avoir 
cité à ce sujet la Bible, les comiques grecs et latins, les orateurs 
comme Démosthène et Gicéron, puis Catulle et Martial, il ajoute : 
<( Il faut que le lecteur en prenne son parti : pour.vu que le poète 
soit chaste et moral, son vers n'a pas besoin de l'être]; le mieux est 
d'aborder tout cela avec un sentiment honnête, et tout le reste ne 
signifiera pas grand'chose. Tout ce qui touche à des vices anti-natu- 
re/^, oa le Jil avec horreur, de même que Juvénal le traite avec hor- 
reur, Oa serait mal venu à mettre \e mom& dvi monde en doute sa 



INTRODUCTION. xlj 

On ne saurait mieux raisonner ni mieux dire. 

Mais il est d'autres points sur lesquels Juvé- 
nal est moins facile à justifier et qu'il est de 
notre devoir de sig'naler. Ils constituent les 
défauts de Juvénal. Ces défauts tiennent à la fois, 
ce semble, au g'enre môme qu'il a traité et 
illustré, et à certaines habitudes d'esprit du 
temps où il vécut. 

En sa qualité de satirique, Juvénal est porté 
à assombrir les teintes, à exag^érer le mauvais 
côté des choses. Contrairement à l'auteur du 
Dieu des bonnes gens, qui , en contemplan t ce monde 
sublunaire, y voyait du mal, mais n'aimait que 
le bien, notre poète ferme un peu trop les yeux 
sur les bonnes actions et les traits de vertu, 
fort isolés, je le veux bien, dans son siècle, 
mais non cependant sans exemple, pour ne con- 
templer que ce qui leur est entièrement opposé. 

II y a plus, et on l'a remarqué avec raison : 
entraîné par la foug'ue de son tempérament 
irascible et nerveux, le satirique romain se met 
en colère à tout propos. Les travers les plus 
Iég*ers, les plus minces ridicules, excitent son 
indignation autant que les vices les plus accen- 
tués, les crimes les plus odieux ; sa fureur ne 



moralité particulière, et, sous bien des rapports, il est peut-être peu 
de poètes dont la force morale soit plus fortement accusée qu'elle ne 
Test chez Juvénal. » {Einleitung^ t. II, p. %h et 1^^ 



xlij lOTRODUCTION. 

connaît point de deg*rés, et par conséquent 
elle manque de mesure *. De là une monotonie 
et emportement *, que rachètent, que varient sou- 
vent, je le veux bien, le tour piquant de la 
pensée, Torig^inalité heureuse de l'expression ; 
mais il n'est pas moins vrai que cette monoto- 
nie, effet inévitable d'une colère s' attachant à 
toute chose, a l'inconvénient grave de met- 
tre le lecteur superficiel en défiance contre 
cette animation perpétuelle, quelque honnête, 
quelque sincère , quelque convaincue qu'elle 
soit. 

D'autre part, Juvénal, comme la plupart de 
ses contemporains et plus qu'eux encore, a été 
élevé da7is les cris de l'école; il y a passé la moi- 
tié de sa vie puisque, ainsi que le constatent 
les diverses notices biog*raphiques , il s'était 
adonné par g*oût, jusqu'à l'âgée de quarante ans, 
à la déclamation; c'est-à-dire, que devant un 
auditoire de lettrés réunis chez lui, ou dans quel- 
que salle de lectures publiques^ il s'était livré à 
cette éloquence factice, pleine de procédés con- 
nus, en vog*ue à Rome depuis l'extinction de la 
véritable éloquence, et où la bizarrerie du sujet 
le disputait à la subtilité de l'arg^umentation et à 
la recherche de l'expression. Ce n'étaient que 



* M. Gast. Boissier, loc, cit. 
'L'expression est de If. Boissier. 



INTRODUCTION. xltj 

des causes imaginaires où Ton se déchaînait, en 
s' échauffant à froid, contre des adversaires de 
fantaisie, et delà sorte on épuisait, en se laissant 
aller à de pures colères de tête, tout le vocabu- 
laire des invectives hyperboliques *. La manie des 
développements, Tabus du lieu commun, la re- 
cherche du paradoxe, les dig*ressions inutiles, 
faisaient partie intég*rante de ces exercices 
oratoires roulant sur un g*enre faux ; de là des 
éclats de voix d'autant plus g*rands qu'ils 
étaient destinés à couvrir le vide des idées. Or 
de telles habitudes deviennent une maladie in- 
vétérée, dont le talent, le g*énie même quelque- 
fois, ne peut plus se débarrasser ; et le jour où 
Juvénal prit la résolution de renoncer à l'élo- 
quence des rhéteurs pour se livrer à la poésie, 
quand, tout entier à sa vocation de satirique, il se 
mit à faire des vers, il retomba plus d'une fois 
dans son péché de jeunesse, je veux dire la 
déclamation. Elle perçait à travers plus d'une 
inspiration poétique, malg^ré lui, à son insu; 
et, sous l'influence de cette mauvaise conseil- 
lère, il lui arriva souvent de g'rossir la voix, 
de charg^er ses peintures au-delà de ce qu'exi- 
g*eait son sujet : l'ancien rhéteur fait tort 

> Voyez rezcellent chapitre de M. D. Nisard, sur la Déclamation 
et les déclamateurs, ouvrage cité, t. Il, p. 18 etsuiv. ; voyez encore 
le discours d'ouverture du cours de M. Gast. Boissier sur Juvénal ; 
nous lui avons empruntées plusieurs expre^^VoiA, 



xliv INTRODUCTION. 

par moment au nouveau poëte. Mais est-ce 
une raison pour conclure de là, comme on Ta 
fait parfois de nos jours, que ces exag*érations 
de parole et de ton devaient nous mettre en 
g*arde contre le poëte? qu'il ne fallait accorder 
ni autoritS* ni confiance au témoig»nag*e d'un 
homme qui semblait contempler la société de 
son temps à travers des verres g*rossissants? que 
dès lors sa véracité devait être suspecte ? Gar- 
dons-nous bien de le penser. Au surplus, ces 
exag'érations de paroles* et de couleur ne sont 
pas toujours FefFet des vieilles habitudes de 
Técole ; elles appartiennent, on ne Ta pas assez 
remarqué, croyons-nous, à la satire même. Aussi 
bien que le théâtre, la satire, si je puis ainsi 
parler, a ses lois de perspective , partant ses 
privilèges, ses nécessités : une certaine exag^éra- 
tion lui est permise. Comme Tantique trag*édie, 
elle prend, elle aussi, parfois le masque d'ai- 
rain et se hausse sur le cothurne afin de se 
faire mieux voir et mieux entendre. Pour frapper 
plus juste, elle vise par instant plus haut, et de la 
sorte atteint mieux son but. On ne saurait lui en 
faire un crime, pourvu que ses attaques, ses 
invectives, ses violences, ne soient point diri- 
g*ées contre des fantômes. Or, qui oserait dire 
que Juvénal a médit de son siècle pour le seul 
plaisir de médire? Affaiblissez par la pensée 
quelques éclats de sa voix, adoucissez dans cer- 



INTRODUCTION. xlv 

tains de ses tableaux quelques couleurs trop 
chargées, et pour le fond des choses vous se- 
rez constamment dans le vrai. Juvénal .n'est 
pas un satirique de fantaisie, ni un écrivain 
atrabilaire qui voit la corruption romaine à 
travers les nuages trompeurs d'un esprit mé- 
content et pessimiste; non, il n'invente rien, il 
ne ment pas, il ne calomnie pas; il parle de 
la dépravation de son temps absolument comme 
l'histoire en a parlé. Voilà ce qu'il importe de 
faire remarquer; aussi dans tout le cours de 
ces études nous sommes-nous attaché à con- 
firmer, à corroborer les accusations de Ju- 
vénal contre son siècle par le témoignage 
des écrivains contemporains : Tacite, Pline le 
Jeune, Pétrone, Martial, Lucien, Dion Gas- 
sius, Sénèque, Suétone, et beaucoup d'autres, 
viendront sans cesse donner raison à Juvé- 
nal; Juvénal est avant tout un poète histo- 
rien . 

Il est à regretter seulement, nous le répétons, 
que Juvénal ne s'arrête pas plus souvent qu'il 
ne le fait sur quelques-uns des beaux côtés de 
l'humanité. On voudrait le voir louer, et cela 
serait consolant, tel acte d'héroïsme, mettre en 
relief telle bonne action, tel exemple de vertu; 
car enfin, quelque corrompue que fût la Rome de 
son époque, il y aurait pu relever plus d'un trait 
de probité, d'abnégation, de grandevw â! ^\xv^ ^ — 



xlvj INTRODUCTION. 

rhumanité ne s'éclipse jamais complètement* — , 
et des esquisses de ce g^enre auraient fait res- 
sortir davantag*e les tableaux du vice ; encore 
une fois il y a là une lacune au point de vue 
de Fart comme au point de vue de la morale : mais 
la satire, par sa .nature même, s'iattache au mal, 
comme la comédie au ridicule; lui deman- 
der de faire la part du bien, ce serait peut-être 
lui demander ce qui n'est ni de son domaine ni 
de son essence; la satire vit de scandales et de 
vices, et non de vertu. 

11 nous reste à examiner dans Juvénal Técri- 
vain et le poëte. Nous allons le faire aussi briè- 
vement que possible. 

Ainsi que le style de Tacite, le style de Juvé- 
nal n'est plus tout à fait celui de la littérature 
classique. Par endroits il est tourmenté, recher- 
ché, maniéré ; à force de courir après les fig*ures, 
fait remarquer un célèbre critique d'outre- 
Rhin, et de broyer sur sa palette des couleurs 
inaccoutumées, Juvénal tombe dans Tobscurité^. 
D'après un autre critique, cette obscurité est 
due en g*rande partie aux allusions, aux anec- 
dotes sans nombre que contiennent les diverses 
satires du recueil, et dont le sens et l'application 

* Voyez Tacite, Histor,^ I, 3. 
^Berabardyj ouvr. cité, p. 610. 



INTRODUCTION. xlvj 

nous échappent, comme aussi à quantité d' usa- 
gées et de traits de mœurs par lui seul consig'nés 
et qui à cause de cela même nous sont inconnus*. 
Ce n'est pas tout : Juvénal, en sa qualité d'an- 
cien disciple des rhéteurs, vise à l'effet, court 
après les ornements, s'efforce de faire impres- 
sion sur le lecteur, s'attache au mot qui fait 
imagée, caresse les antithèses, se livre au jeu 
des ombres et des lumières, abuse du trait, 
tombe parfois dans le mauvais goût , toutes 
choses qui sentent la décadence de Tart et les 
efforts qu'on fait pour le renouveler. En outre, 
et il faut bien en convenir, Juvénal dans sa 
diction est souvent violent, emporté, excessif; 
il ne recule pas assez non plus devant le danger 
du mot propre, la crudité de l'expression, la 
vivacité du coloris, appelant trop souvent les 
choses par leur nom, renchérissant ainsi sur la 
hardiesse de la pensée par l'obscénité des 
termes : défaut grave qui a éloigné de lui, et 
cela ne se comprend que trop, quantité de lec- 
teurs qui veulent être respectés. Toujours bouil- 
lant, toujours colère, il manque trop souvent 
de légèreté, de bonne humeur, de grâce, et par 
ponséquent de variété dans le ton, cette variété 
(lont Horace a le secret. 

En revanche il possède des qualités écla^ 

: — • — •■ ■ r — y 

' Vôlker, ouvr, citéjf p. }5, 



xlviij INTRODUCTION. 

tantes, le g'énie de l'expression, le don du 
coup de pinceau, la richesse et les mag*nifî- 
cences inhérentes à la poésie oratoire; il a de 
plus une énerg*ie, une verve, sans pareilles; 
son indig'nation, allumée au spectacle des vices 
et des turpitudes qui l'entourent de tous côtés, 
s'exhale en un lang»ag*e d'une puissance, d'une 
force extraordinaire, et dont, avantlui, il n'y avait 
pas d'exemple dans la littérature latine. Il appa- 
raît la plupart du temps comme armé d'une mas- 
sue; il est, selon l'heureuse expression d'un com- 
mentateur allemand, l'Hercule de la ^poésie, et 
ses beautés appartiennent au g*enre terrible * ; 
et c'est avec raison qu'on a pu appeler ses sati- 
res des satires tragiques *. « La torche de la 
vérité à la main, il la passe sur les hontes et 
les infamies de son siècle, sans ég^ard pour les 
coupables, et, vu les ravagées qu'exerce partout 
le mal, il l'attaque avec un g^laive qui jette des 
éclairs ^ » Voilà qui explique son style de feu 
et sa forte orig*inalité, 

Tel est l'écrivain. 

Comme poète, je ne crains pas de le dire, 
Juvénal atteint k presque toutes les beautés, 
beautés littéraires, beautés dramatiques, beau- 

< « Seine Schônheiteu siud das Schrecklichschône » (Heinrich, 
omr, cité, Einleilung, p. 22). 
' L'expression est de Scaliger. 
^ Vôlker, ouvr. cité, p. 16. 



INTRODUCTION. xlix 

tés épiques, beautés oratoires, beautés ora- 
toires surtout. Parfois il ég*ale Homère pour le 
gTandiose, Shakespeare pour la profondeur du 
coup d'œil, Cicéron ou Bossuot pour les mou- 
vements d'éloquence, Dante pour le trait. Le \ 
lecteur trouvera plus d'un rapprochement de '• 
ce g*enre dans la suite de ces études. De plus, 
il est incomparable comme coloriste; il fait 
passer sous nos yeux des tableaux qu'on n'ou- 
blie plus. Ils nous frappent et nous remuent; 
ils se burinent dans notre imag^ination. Tout le 
monde se rappelle ces peintures prodigieuses 
qui nous retracent les déportements de Messa- 
line et de ses pareilles, les ravages du luxe 
romain, la décadence de la noblesse, la bassesse 
du sénat, la chute de Séjan, les excès du fana- 
tisme religieux, les tourments d'une mauvaise, 
conscience, que sais -je encore? peintures où 
tout est grave, imposant. 

Et dire que ce même poète, avec une égale 
facilité, manie l'ironie, le sarcasme, la raillerie, 
le rire vengeur; ces armes redoutables à la main, 
il immole ses victimes autant par le mépris que 
par la colère; aussi lui arrive-t-il d'atteindre non 
moins souvent au comique qu'au tragique. Le 
croirait-on ? le grave, le terrible Juvénal côtoie 
souvent Plaute et Molière. Ni l'un ni l'autre de 
ces deux grands esprits ne désavoueraient telle 
peinture du satirique romain. Les iaUleQ.\v5L 



I INTRODUCTION. 

OÙ il fait passer sous nos yeux les stoïciens 
,, Vu ^-^ d'emprunt de son temps, véritables faux bons 
hommes du premier siècle de Tempire; les Grecs 
intriguants, se faisant tout à tous pour arriver à la 
considération et surtout à la fortune ; les cour- 
tisans de Domitien, délibérant avec une g*ravité 
ridicule sur la manière dont il faut apprêter le 
turbot offert à leur maître; l'avocat Mathon, un 
faiseur de premier ordre, essayant de s'org'ani- 
ser une clientèle moyennant un luxe d'emprunt; 
les dames du g*rand. monde romain, les unes, 
minaudant en g*rec et coquetant quoique vieilles, 
d'autres trompant leurs maris tout en le pre- 
nant de haut avec eux, d'autres, enfin, rache- 
tant leurs péchés mig'nons par une forte dose 
de dévotion qu'exploitent des prêtres avides et 
charlatans ; tout cela forme autant de scènes 
de haute comédie, pleines de sel, de malice et 
d'entrain. 

Quelquefois aussi, quoique bien plus rare- 
ment, quand son sujet le laisse un instant res- 
pirer, lorsqu'au milieu de ses affreuses peintures 
il s'arrête un moment pour jeter un coup d'œil 
dérobé, soit dans le temps passé, soit par-dessus 
les murs de Rome, au sein de la campag*ne, ou 
dans l'intérieur de quelque fraîche et paisible 
villa, son front se déride et sa poésie dp inême. 
De là, au milieu de ses plus véhémentes invec- 
ti'ves, quelques morceq^ux 4qux, ag'réables, d'un 



INTRODUCTION. Ij 

grand charme, d'une harmonie ravissante, 
tout à fait dig^ne d'Horace et de Virg^ile, dont il 
suit alors les traces et dont il ég*ale les incom- 
parables élég*ances de diction*. 

Un mot encore sur la méthode et Fesprit de 
notre travail. 

On a beaucoup écrit en AUemag^ne sur Ju- . 
vénal; mais parmi tant, de volumes, de bro- 
chures, de dissertations et de thèses, où Juvénal 
est considéré, tantôt sous un point de vue, tantôt 
sous un autre, on chercherait en vain, je crois, 
un livre où Ton ait étudié, d'une manière suivie 
et détaillée, complète en un mot, chacune des 
satires dont se compose Fœuvre du maître. 

En France, même lacune sous ce rapport. On 
n'y compte d'ailleurs, duxvi* siècle jusqu'à la fin 
du premier tiers du xix% que quelques rares tra- 
vaux sur Juvénal *. Parmi les plus récents , il 



* Voy. &ai, m, 223-232; &at, VI, 1-21 : Sat, XI, passim. 

' Ils consistent dans un pâle, court et insignifiant résumé de Bail • 
let, des jugements des savants sur Juvénal (Jugements des savants 
sur les principaux ouvrages des auteurs, t. III, p. 265. Paris, 1685 
en 1686), et quelques éditions estimables mais aujourd'hui complè- 
tement insuffisantes, et un grand nombre de traductions faibles et 
infidèles (on trouvera la liste exacte des unes et des autres dans la 
collect. de Lemaire, Juvénal, t. III, p. 651 et suiv., et dans la der- 
nière édit. du Manuel du libraire de M. Ch. Brunet). A la fin du dix- 
huitième siècle parut la traduction de Dussaulx (1770), bientôt 
suivie d'une autre édition (1782), accompagnée de notes et précédée 
d'un Discours sur les satiriques to^ins, dèj^a fio\iNeii\m<&\iVIv^\itÀ)^^ 



lij INTRODUCTION. 

en est deux, à notre connaissance, fort remar- 
quables et à des titres divers, il faut en convenir, 
bien plus étendus aussi que tout ce qu'on avait 
eu chez nous jusque-là en ce g*enre ; mais Juvé- 
nal n'y est étudié, après tout, que d'une manière 
partielle, sous quelques aspects seulement, à vol 
d'oiseau, en quelque sorte *. 



ne manque ni dldées ni d'éicvalion, mais dont le style solennel et 
déclamatoire rappelle trop le goût du temps. Ajoutez à cela un cha- 
pitre de La Harpe sur Juvénal, déjà cilé(Xyc^c) ; l'édition fort esti- 
mable et fort estimée de Juvénal, d'Âchaintre, publiée en 1810; un 
jugement substantiel, mais purement littéraire, de Schœllsur notre 
auteur [Hist, de la Uttér.rom.^ t. II, p. 329 etsuiv., 1815); une nou- 
velle édition de Juvénal dans la collection Lemaire (1823-1826), et 
vous aurez à peu près tout ce qui s'est publié sur Juvénal en France, 
jusqu'aux abords de 1834. 

^ Dans ce nombre il faut ranger: 1° les pages animées, souvent 
éloquentes, toujours spirituelles, mais trop systématiquement hos- 
tiles au satirique latin, que M. D. Nisard a consacrées à Juvénal, sous 
ce titre : Juvénal et la déclamation (ouvrage cité, t. Il, p. 1-82); 
2° un curieux et piquant chapitre, intitulé : la Société romaine^ de 
M. G. Martha {les Moralistes sous Vempire romain^ 1 vol. in-8°. Paris, 
1865, p. 315-413). Dans ce chapitre qui, malgré son étendue rela- 
tive, n'est pas sans lacunes, — pour la plupart elles sont voulues et 
tiennent au cadre même que s'est tracé Tauteur,— Juvénal est étudié 
rapidement, il est vrai, mais avec beaucoup d'impartialité, une rare 
finesse d'esprit, et dans un langage plein de charme. Nous avons lu 
ce travail avec plaisir et profit, après avoir écrit le nôtre; nous 
avons pu constater de la sorte, et nous n'en avons pas été médiocre- 
ment flatté, que nous nous étions rencontré bien des fois avec 
M. Martha, tant pour certaines idées générales que pour un grand 
nombre de rapprochements. Après ces deux travaux, il faut citer 
encore, — longo intervallOy — et pour ne rien omettre, un jugement 
général sur notre poète, et dont l'auteur ne manque, selon nous, ni 
de verve, ni de vigueur, m d'élévation même; il relève et sont vive-. 



INTRODUCTION. liij 

Quant à nous, et ce sera au lecteur de.jug^er si 
nous avons eu tort ou raison en cela, nous nous 
sommes attaché, vu l'importance de la matière, 
à faire de chaque satire de Juvénal l'objet d'une 
étude particulière; nous avons voulu en faire 
ressortir le sujet, les idées, le style, les beautés, 
les défauts, la portée morale, l'intérêt historique, 
sans nég*lig*er, chemin faisant, les questions de 
texte. Chaque fois aussi que Toccasion s'en est 
présentée, nous avons tenu a rapprocher du 
satirique latin bon nombre de poètes, d'écri- 
vains anciens ou modernes, avec lesquels il 
nous a paru en communion d'idées ou de g*énie. 

Mais il est un autre parallèle qui s'est pré- 
senté plus d'une fois, et de lui-même, à notre 
esprit, dans le cours de nos études ; c'est la res- 
semblance souvent frappante qu'offre, avec un 
grand nombre de peintures de mœurs tirées 
de Juvénal, la société moderne et contemporaine. 
Loin de nous la pensée que notre siècle ne vaille 
pas mieux que le siècle de Juvénal ; ce serait 
nier le prog^rès , méconnaître les bienfaits d'une 



ment les grandes qualités de Juvénal ; mais, malheureusement, il ne 
s'appuie pas assez sur la connaissance exacte des textes, tels que les 
ont constitués les derniers travaux de la philologie. Ce jugement 
est de M. Dubois-Guchant. Autant ses considérations sur Tacite 
(Tacite et son siècle, t. II, p. 141-178. Paris, Didier, 1861) ont été 
hasardées, fausses, malheureuses, autant, je ne crains pas de Tavan- 
cer, les pages qu'il a consacrées à Juvénal me semblent, en général, 
piquantes et sensées. 



liv INTRODDC'l ION. ' 

relig*ion et d'une civilisation incomparablement 
supérieures. Mais, à travers les mille chang'e- 
ments qu'opère le temps, il est cependant bien 
des choses qui demeurent immuables par la rai- 
son toute simple qu'elles sont dans la nature de 
l'homme. De là vient qu'à d'immenses interval- 
les de temps, on surprend les mêmes travers, 
les mêmes vices, les mêmes passions, les mê- 
mes lâchetés, les mêmes hontes. Tout cela ne 
fait que chang*er d'aspect et de costume, en 
quelque sorte, selon l'époque ou la mode, et 
ne varie génère quant au fond. Aussi avons-nous 
dû sig*naler entre le siècle de Juvénal et le nôtre 
certaines analog*ies aussi curieuses qu'elles sont 
affligeantes pour le moraliste et le philosophe. 
Ces comparaisons , nous les avons faites , est-il 
besoin de le dire? sans parti pris, sans esprit 
de système, sans arrière-pensée d'aucune sorte, 
dans, le seul but de constater la vérité. 

Nous avons fait ressortir avec la même im- 
partialité , et cela nous a été chaque fois une 
grande satisfaction , les nombreux côtés de su- 
périorité morale par où notre époque l'emporte 
sur l'antiquité païenne, en g*énéral, et sur la 
société romaine de la fin du premier siècle, en 
particulier. 

Pour tout ce qui touche au fond même des 

satires de Juvénal, nous avons mis à profit , en 

tes citant chaque fois, les principaux ti^vaux 



INTRODUCTION. W 

publiés en Allemagrie sur le satirique latin , de- 
puis le commencement de ce siècle jusque dans 
ces derniers temps, travaux formant d'utiles 
matériaux pour une étude d'ensemble comme 
celle que nous avons entreprise ** 

Avec ce que Ton sait maintenant du plan et 
de l'esprit de ces études , on comprendra facile- 
ment que nous avons dû faire de fréquentes et 
long'ues citations ; nous avons tenu à les traduire 
toutes nous-même sur les textes , tout en nous 
servant beaucoup de la récente et remarquable 
version de M. E. Despois , qui serre de si près 
l'orig^inal, en rend si remarquablement Tesprit, 
le souffle , le trait , les ironies et les éloquents 
emportements. 

Nous avons ég^alement consulté avec fruit les 
deux traductions de Juvénal, en vers allemands, 
parues il y a peu de temps , de MM. de Siebold et 
Alexandre Berg». Elles nous ont aidé, ainsi que 
les introductions et les notes don t elles sont ac- 



* Nous en iudiquous ici les principaux ; ce sont : les Commen- 
taires littéraires el philologiqties de Heinrich, ceux de W. E. Weber, 
de Dûntzer^de DôUen, de Nâgeisbacb; la belle el substantielle préface 
deC. F. Hermann, écrite en latin et placée à la tète de son excellente 
édition de Juvénal; les Grundrisse der rômischen Litteratur de 
Bernhardy; le livre de M. Vôlker, intitulé : Juvénal, Ein LebenS'Und 
CharakterbUd aus der rômischen Kaiserzeit; les remarques sur 
quelques passages de Juvénal {In aliquot locos Juven. animadver- 
siones) de M. Kempf ; les intéressantes Études sur les mœurs de la 
Rome impériale, de M. Ludwig Friedlânder; le Vrai et le (atAx /utié- 
nal de M. Ribbeck^ etc, etc., etc. 



Ivj INTRODUCTION. 

compag*nées , à éclaircir en plus d'un endroit 
certaines difficultés de style et quelques obscu- 
rités de pensées dont Juvénal s'est rendu, vo- 
lontairement ou non, coupable. 

Pour toutes nos traductions , nous avons suivi 
le texte de Texcellente édition OttoJahn \ con- 
trôlée à Taide de l'édition Hermann *. Quant à 
l'édition Ribbeck,dont le lecteur connaît l'esprit 
et le système, malg'ré ce qu'elle ofïre souvent 
d'arbitraire, nous en avons néanmoins tiré parti. 
Plus d'une fois, nous l'avouons, nous avons cru 
devoir nous rendre aux raisons de M. Ribbeck; 
plus d'une fois aussi nous avons résisté à son 
arg^umentation, toujours entraînante et dont il 
faut néanmoins se défier. Nous avons eu soin de 
donner chaque fois les motifs qui nous ont dé- 
terminé dans l'un ou l'autre sens. Aujourd'hui , 
une Étude sur un écrivain ancien n'est plus 
possible, si elle doit être sérieuse, qu'autant 
qu'elle s'appuie sur la connaissance approfondie 
delalang»ue et du texte de l'auteur^; «autrement, 

' Berlin, 1851. 

' Leipzig, 18Ô4. 

3 Les Mélanges de M. Patin, %Q% Études sur les tragiques grecs ^ ses 
belles et sàysinies Études sur la poésie latine, tout récemment parues 
(2 vol.in-12. Paris, 1868), la magnjfîque Étiide de M. Sainte-Beuve, 
sur Virgile, sont des modèles en ce genre. S'il était permis de se 
citer soi-même à côté de maîtres si éminents, je dirais que c'est éga- 
lement dans cet esprit que j'ai essayé, du moins, de composer, il y & 
quelques années, mes Études littéraires et morales sur Homère (Pa- 
r/s, hachette, 1863, ^eédit.). 



INTRODUCTION. Ivij 

dit avec raison, à ce sujet, un jeune et savant phi- 
lolog^ue fort compétent en cette matière , autre- 
ment ce n'est qu'un ouvragée de pure imagina- 
tion , sans valeur scientifique. On risque de se 
tenir dans les g^énéralités, de prêter à son auteur 
des intentions qu'il n'a pas eues, de s'extasier sur 
des idées qui ne sont que des erreurs de sens, 
enfin de raisonner, en cherchant des sujets 
d'admiration, sur des passag*es tronqués ou 
interpolés *. » 

Mais, pour embarrasser le moins possible 
notre étude par des discussions sur la lang*ue 
et le texte de Juvénal, nous les avons rejetées 
toutes dans les notes , ainsi que d'autres dis- 
cussions nées de Fexamen critique de certains 
travaux philolog*iques d*une importance réelle. 
Mais des questions de ce g^enre ne devaient pas, 
ne pouvaient pas, ce me semble, n'être pas 
ag*itées dans ce livre ; car il était de notre de- 
voir de ne pas laisser ig*norer à une classe 
particulière de lecteurs, à qui nous avons ég'a- 
lement à cœur de nous adresser, les recherches 
faites par la critique contemporaine sur l'œuvre 
de Juvénal, et les résultats obtenus par elle. 
Mais erffcore une fois, tous ces détails, toutes ces 



* E. Benoist (les OEuvres de Virgile^ édition publiée d'après les 
travaux les plus rrcciits de la philologie. Introd.y p. xi et xii. Paris, 

Uàchelte, 1867). 



Iviij INTRODUCTION. 

discussions philolog'iques sont relég'uées et trai- 
tées dans nos notes. Notre but était d'appeler 
l'attention des lettrés et des gens du monde sur 
les mâles et immortelles beautés de Juvénal. Ils 
les trouveront exposées de la sorte avec ensem- 
ble et suite dans le texte proprement dit de 
l'ouvragée. 

Afin d'arriver à une exposition plus métho- 
dique et , si nous osons le dire , plus philoso- 
phique, nous nous sommes décidé à intervertir 
deux ou trois fois seulement la disposition ordi- 
nale de certaines satires. Ainsi, à la première 
satire, qui sert comme de préface à toutes 
les autres, nous avons fait succéder, dans 
notre exposition , non pas l'étude de la se- 
conde, mais celle de la troisième, qui en forme 
l'éloquent commentaire. Vient ensuite notre 
examen de la deuxième pièce du recueil , con- 
sacrée par Juvénal à la peinture des mœurs dé- 
pravées des hommes; cette peinture se trouvant 
complétée par la neuvième satire, nous l'avons 
analysée immédiatement après la seconde; 
elle en est la suite naturelle, et, des deux, 
nous avons fait un chapitre unique. Après les 
ardentes invectives de Juvénal contre la per- 
versité des hommes , il nous a paru log»ique de 
faire aussitôt passer sous les yeux du lecteur 
son éloquent réquisitoire contre la dépravation 
des femmes. Voilà pourquoi l'examen critique 



INTRODUCTION. lix 

de cette pièce , qui est ordinairement la sixième 
du recueil, vient, dans notre travail, aussitôt 
après celui de la seconde et de la neuvième. A 
part ces lég*ères transpositions , faites dans l'in- 
térêt de la log^ique et de la clarté , nous avons 
suivi pour tout le reste. Tordre habituel des 
recueils. 

Je m'arrête, pour en finir avec ces prélimi- 
naires déjà trop long's, et que le lecteur voudra 
bien me pardonner. Entrons, sans plus tarder, 
dans l'œuvre même de Juvénal, cette œuvre, 
si souvent citée, si médiocrement connue, et, en 
g^énéral, si peu sentie de nos jours; étudions-la 
avec l'intérêt, l'attention qu'elle mérite. Il est 
des époques de relâchement et de mollesse , où 
il peut être bon , utile, de se fortifier Tânie et le 
cœur par le commerce d'un poëte aussi profon- 
dément pénétré de la moralité et de la dig'nité 
humaine que l'était Juvénal, cet homme de 
g^énie doublé de l'homme de bien, dont je dirais 
volontiers qu'il a été le Tacite de la satire. 



JUVÉNAL 



ET 



SES SATIRES 



i. 



CHAPITRE PREMIER 



lies flcaiidalMi du Jour 



Juvéual débute d'une façon brusque, abrupte et tout 
à fait satirique. Ses premiers traits, il les lance contre 
les mauvais poëtes du temps et cet autre fléau qu'on 
appelait les lectures publiques^. Fatigué d'entendre, du 
matin au soir, les prétendus favoris des muses dé- 
biter devant un auditoire d'amis complaisants leurs 
déplorables élucubrations , roulant sur les sujets su- 



» Sat. I. 

' Voy. sur celte institution Horat., Sat,, I, 4; — Pline, Epist.^ 
î, 13 ; — Tac, de Orat,, 9 ; — Juvénal, Sa^,VII, 36 seqq. Voy. surtout 
les remarquables et spirituels chapitres de M. D. Nisard sur le même 
sujet dans ses Poëtes latins de la décadence , t. I, p. 302-388; 
3* édition. 



2 CHAPITRE PREMIER. 

rannés et ressassés de la mythologie grecque, Juvénal a 
résolu de prendre sa revanche , d'user de représailles ; 
oui, il a voulu se venger des mortels ennuis qu'on lui a 
fait subir, en s'essayant, lui aussi, tant bien que mal, 
dans la langue d'Apollon : « Quand à chaque pas, s'é- 
crie-t-il, on se heurte à des poètes, ce serait pousser 
la discrétion jusqu'à la sottise que de faire grâce à 
un papier qu'on barbouillera tôt ou tard *. » 

VoUà donc comment l'idée lui est venue d'écrire des 
vers. 

Que si maintenant vous lui demandez pourquoi, de 
préférence à tous les autres genres de littérature, il 
s'est voué exclusivement à la satire et lancé sur les 
traces du vieux Lucilius, sa réponse sera toute prête ; 
les bennes raisons ne lui manqueront pas ; eues se 
pressent dans sa bouche comme des flots succé- 
dant à d'autres flots, et en sortent sous la forme d'un 
véritable torrent d'éloquence qui nous entraîne au mi- 
lieu de la décadence et des misères sociales du temps : 

« Quand un impuissant, un eunuque ose se marier; quand 
Maevia, le sein découvert et le javelot à la main, descend dans 
Tarène pour attaquer un sanglier d'Étrurie ; quand je vois la 
fortune de tous les patriciens effacée par Topulence de ce drôle 
qui, au temps de ma jeunesse, a fait crier ma barbe sous ses 
ciseaux ; quand un homme sorti de la canaille d'Egypte , un 
esclave de Canope, un Grispinus, rejette nonchalamment sur 
ses épaules la pourpre tyrienne, et, les doigts en sueur, agite 
pour les rarratchir ses bagues d'été, — des bagues plus lourdes 
accableraient sa délicatesse, — ohl alors, il est bien difficile 
de se refuser à la satire. Serait-il, en effet, dans cette ville si 
corrompue un mortel assez patient, assez cuirassé d'insensibi- 
lité pour se contenir à la rencontre de l'avocat Mathon s*éta- 
lant insolemment dans une litière dont il a fait récemment 
emplette? Voyez cet autre qui marche derrière lui; il a dé- 

» V. i7 et 18. 



LES SCANDALES DU JOUR. 3 

nonce son puissant patron et il est prêt à dévorer ce qui reste 
de la haute société de Rome. Massa le redoute, Carus tâche de 
Faniadouer à force de présents, Latinus, tout tremblant, lui 
envoie sa femme Thymèie. Allons, cède le pas à ces seigneurs 
gagnant des héritages par leurs travaux nocturnes; ils ont pris le 
chemin le plus sûr aujourd'hui pour arriver à tout, le lit^ 
d'une vieille bien riche. A Proculéius une once d'or, à Giiion 
onze fois autant. Chacun sa part et à proportion de sa virilité. 
Qu'ils trafiquent de leur sang, et puisse ce métier les rendre 
aussi pâles qu'un passant à l'aspect de la vipère sur laquelle il 
vient de poser son pied nu, ou le rhéteur prêt à parler devant 
Tautel de Lyon ^. 

« Comment dire la colère qui me sèche et me brûle la bile 
quand je vois un misérable qui a dépouillé son pupille et l'a 
réduit à se prostituer, embarrasser les passants avec son cor- 
tège de clients; et ce concussionnaire, ce Marins Priscus 
frappé d'une condamnation dérisoire (pourvu que l'argent reste, 
qu'importe l'infamie?). Il égayé son exil en buvant dès la hui- 
tième heure et jouit de la colère des dieux, tandis que toi, pro- 
vince, qui l'as fait condamner, tu pleures tes pertes non répa- 
rées. Quoi! je ne rallumerai pas, pour flétrir ces infamies, la 
lampe d'Horace, le poète de Venouse! M'amuserai- je plutôt 
à retracer les fables d'Hercule ou de Diomède, le labyrinthe que 
fait mugir le Minotaure, la mer retentissant de la chute d'Icare 
et le mécanicien Dédale volant dans les airs, à une époque où 
un mari, maquiguon de sa femme, recueille pour elle des legs 
dont légalement elle ne peut pas hériter? Commode époux, un 
amoureux l'avait dressé à regarder le plafond et à ronfler, la 
coupe à la main et quoique bien éveillé. Cet autre croit pouvoir 
aspirer au grade de centurion pour avoir consumé le bien de ses 
ancêtres à nourrir des chevaux. Tout ruiné qu'il est, il fait vo- 
ler son char sur la voie Flaminienne. Nouvel Automédou^ il 



* Nous avons dû adoucir la traduction ; le texte porte : 
Pîunc via processus vetulœ vesica beatœ, (V. Î9.) 

2 et Caligula institua à Lyon un concours d'éloquence grecque et 
latine. On assure que les vaincus devaient donner des prix aux vain- 
queurs et faire leur éloge. Quant à ceux qui avaient été jugés les 
plus mauvais, on les forçait d'effacer leurs écrits avec une éponge ou 
avec leur langue. S'ils s'y refusaient, on les baVUvV ^^ \^x%^'& ^\ wi 
les plongeait dans le Rhàae, • (Suét., Caligula, ^. 'IQ.^ 



4 CHAPITRE PREMIER. 

conduisait lui-même pour montrer ses talents à une monstrueuse 
maîtresse en habit d'homme. Je ne remplirai pas mes tablettes 
en plein carrefour, quand^ dans uue litière ouverte des deux cô- 
tés et que portent six esclaves^ je vois s'étaler un faussaire avec 
des airs penchés imités de Mécène ! Pour faire fortune et deve- 
nir heureux il lui a fallu bien peu de chose : substituer un tes- 
tament à un autre et en mouiller le cachet. Qui vient vers nous 
maintenant? C'est une noble dame; son mari avait soif, elle lui 
a présenté un doux vin de Galène mêlé de venin de reptile. Plus 
consommée que Locuste, cette dame enseigne à ses parentes 
encore novices Tart d'envoyer au bûcher, à travers les rumeurs 
de la foule, les cadavres livides de leurs maris empoisonnés. 

« Voulez-vous faire figure à Rome, osez quelque coup qui mé- 
riterait Gyare^ et ses cachots. Ou vante la probité, mais on la 
laisse se morfondre. Le crime^au contraire, c'est lui qui doune 
de riches domaines, les palais, les tables de luxe, la vieille ar- 
genterie, les vases ornés d'un chevreau en relief. 

« Comment dormir en paix quand un père spécule sur la cu- 
pidité de la femme de son fils pour la corrompre, quand on voit 
des fiancées monstrueuses^ et des adolescents souillés par l'a- 
dultère? A défaut de génie, l'indignation fait les vers, des vers 
quelconques, teis que nous en faisons, Cluviénus et moi, 

«Vit-on jamais plus riche collection de vices^ des cupidités plus 
vastes, la manie du jeu plus effrénée? Ce n'est pas seulement 
avec la bourse à la main qu'on approche aujourd'hui de la table 
de jeu, mais on fait passer son coffre-fort à côté de soi. Quelles 
furieuses batailles se livrent là! L'intendant, près du maître^ lui 
passe des mutiilious. Perdre cent mille sesterces et refuser à un 
esclave transi de froid le vêtement qui Itu est dû^ est-ce simple- 
ment de la folie ^ ? » 

Voilà une magnifique exposition, graduée avec un 
art parfait, commençant par de simples ridicules, dont 
quelques-uns mêmes sont fort inoffensifs, et finissant par 
des crimes terribles. Elle n'est déparée que par un seul 



* Une des Cyclades, dans la mer Egée, et qui était un lieu de dé- 
portation. 
' Comme celles dont il e«t question dans la satire 11, v. 83 seq. 
' V. 22-94, 



LFS SCANDALES DU JOUR. 5 

trait de mauvais goût \ et dont un éminent critique 
de nos jours s'est prévalu, bien à tort, selon nous, pour 
taxer Juvénal de satirique indifférent*. Je ne sache pas, 
au contraire, dans l'œuvre entière de notre poëte, un 
passage où éclate plus qu'ici sa généreuse indignation 
ou sa réelle douleur à l'aspect delà perversité de son siècle. 

Tout de suite aussi il nous donne un avant-goût de 
son talent, de son génie comme écrivain. Il dresse 
l'horrible inventaire de la Rome impériale avilie et dé- 
chue, dans un style où l'ironie se mêle à la gravité, 
l'esprit à l'émotion, le trait acéré à l'art d'observer et 
de peindre. Dans ce style, il faut bien le dire, se fait 
jour, plus d'une fois aussi, le vers cru, qui n'est que 
trop familier à notre satirique, — nous aurons souvent 
occasion de le constater, — mais qu'excuse cependant 
la nature même de son sujet '. 

La page que nous venons de traduire nous peint à 
larges traits la société romaine du premier siècle, avec 
tous ses scandales , toutes ses infamies , toutes ses 
hontes, exposées en raccourci et qu'on nous dévelop- 
pera longuement dans chacune des autres satires. 

Chose triste à dire ! la plupart des travers et des 

* Ce Irait est celui-ci : 

Qualemcumque potest, quales ego vel Cluvienus, (V. 80.) 

Juvénal s'arrèlc brusquement et lance cette saillie, très-vive assu- 
rément, mais choquante par le contraste. 

^ Voy. noire Introduction. 

3 Un émule de Juvénal, Tauteur des ïambes, M. Auguste Barbier, 
qui tombe souvent dans le même défaut, s'en excuse à l'avance en 
des termes que Ton peut également invoquer en faveur de Juvénal : 

« Si mon vers est trop cru, si sa bouche est sans frein, 
• C'est qu'il sonne aujourd'hui dans un siècle d'airain ; 
n Le cynisme des mœurs doit salir la parole 
« Et la haine du mal enfante l'hyperbole. 
Il Or donc je puis braver le regard pudibond, 
« Mon vers rude et grossier est honnête homme au fond. » 

(Satires et poèmes, Prologue«\ 



6 CHAPITRE PREMIER. 

désordres que Jiivénal stigmatise ici semblent s'être 
transmis à travers les âges au sein des sociétés mo- 
dernes. Vous les retrouverez , hélas ! au milieu de 
toutes les civilisations avancées, et notre siècle, par 
conséquent , est loin d'en être, exempt. Le parallèle, 
qui n'est rien moins que flatteur pour nous, serait 
aisé à établir. Si nos Maevia ne descendent plus dans 
l'arène pour combattre les bêtes, nos Mœvia mo- 
dernes en revanche se livrent à mille autres extrava- 
gances non moins condamnables au point de vue des 
bienséances et de la morale : elles paraissent dans les 
réunions publiques, souvent aussi peu vêtues que les 
amazones romaines luttant contre des bêtes fauves ; 
elles s'adonnent à la chasse, sans être des Dianes pour 
cela ; nos Mœvia du dix-neuvième siècle font des ar- 
mes, fument, conduisent des attelages, montent en 
ballon avec les aéronautes ; elles donnent à leurs vê- 
tements la forme de nos habits d'hommes, portant 
tricornes, cannes, bottes à revers et que sais-je encore? 

Depuis Juvénal, les parvenus n'ont guère changé 
d'allures. Nos va-nu-pieds d'hier, qui ont fait for- 
tune, se reconnaissent encore, comme le ci- devant 
esclave Crispinus et l'ex-barbier de notre satirique, à 
leurs faux airs de petits maîtres, à leur impertinence 
lourde, au luxe tapageur et de mauvais goût à l'aide 
duquel ils cherchent à écraser les anciennes familles 
nobles ou riches. 

La postérité de cet avocat Mathon qui essaye de je- 
ter de la poudre aux yeux des gens pour se faire une 
clientèle moyennant un train d'emprunt*, est loin d'être 
éteinte, pas plus, hélas ! que celle de ces honnêtes che- 



' Ce personnage reparait dans la septième satire; voir nos re- 
marques à ce sujet au chapitre VU de ces Etudes. 



LES SCANDALES DU JOUR. 7 

valiers qui trafiquent de leur jeunesse et de leur hon- 
neur en se faisant des revenus d'abord, et en se pous- 
sant dans le monde après, grâce à la protection inté- 
ressée de douairières sur le retour. 

Nos chroniques scandaleuses pourraient nommer 
bien des maris complaisants, hommes du peuple, bour- 
geois ou grands seigneurs, qui, à Tinstar du mari si 
bien peint par notre poëte, ferment les yeux sur Tin- 
conduite de leurs femmes et achètent de leur honneur 
une augmentation de bien-être ou une place. 

Les descendants de Marins Priscus ont-ils entière- 
ment disparu ? Qui oserait l'affirmer? Sous Louis XIV 
ils s'appelaient les traitants^; sous Georges IV, roi 
d'Angleterre, ils ne se bornaient plus à pressurer les 
provinces comme leurs devanciers de Rome, ils égor- 
geaient des populations entières, ils pillaient des conti- 
nents : témoin les exploits d'un colonel Clive et d'un 
Warren Hastings, de scandaleuse mémoire*. 

De nos jours aussi, nous voyons encore plus d'un fils 
de famille, ruiné par de folles passions, parader avec 



* Boileau nous parle d'un personnage de ce genre dans un pas- 
sage imité de Juvénal : 

Mais en vain pour un temps une taxe Pexile, 
On le verra bientôt pompeux en cette ville 
Marcher encor chargé des dépouilles d'autrui 
Et Jouir du ciel même irrité contre lui. (Sat. I.) 

Que ces vers sont loin de l'original ! 

Hic damnatus inani 
Judicio ( quid enim salvis infamia nummis ? ) 
Exul ab octava Marius bibit, et fruit ur dts 
Iratis : at tu, viclrix provincia, ploras ! 

^ Lire la biographie de ces deux fameux prévaricateurs si élo- 
quemmcnt retracée par lord Macaulay (Œuvres diverses ^ t. II, trad. 
Joanneet E.-D. Forgues) et la leçon mémorable consacrée par M. Vil- 
lemain au débat du procès d'Hastings. {Tableau du dix-huitième 
siècle, 4« partie, 17« leçon.) 



8 CHAPITRE PREMIER. 

un attelage, sa dernière ressource, sur la chaussée de 
nos voies Flaminiennes, en compagnie de quelque vile 
et impertinente créature qui l'aura aidé à dévorer son 
patrimoine. 

Ouvrez notre Gazette des tribunaux^ et vous vous 
convaincrez que les vieillards débauchés, les mauvais 
sujets précoces, les tuteurs cupides et cyniques, les 
faussaires insolents, les empoisonneurs et les empoi- 
sonneuses du grand et du petit monde n'ont pas en- 
core disparu du milieu de nous. 

Dans notre siècle aux colossales entreprises industriel- 
les et financières, siècle aux âpres convoitises et dévoré 
de la soif de posséder, ce n'est pas non plus précisément 
la probité qui fait le mieux son chemin ; et le monde 
est souvent à ceux qui la pratiquent le moins. Nous 
avons connu et nous connaissons tous des gens qui, 
tout comme leurs devanciers du temps de Ju vénal, 
sont devenus des personnages pour avoir « osé des 
« coups dignes de Gyare et de ses cachots » , c'est-à-dire 
de la cour d'assises et de ce qui s'ensuit ; eux aussi , 
grâce à leur audace et à leur peu de conscience, ont 
mené ou mènent une existence splendide. A eux aussi 
non-seulement c< les palais, les riches domaines, les ta- 
(( blés de luxe, la vieille argenterie et les vases ornés de 
ce chevreaux en relief; » mais encore, les marbres et les 
bronzes, les tableaux de maître, les porcelaines et les 
cristaux de premier choix, les meubles sans pareils, les 
faveurs des belles, les équipages àla mode, — nous avons 
vu tout cela , — les bibliothèques incomparables avec 
des autographes et des manuscrits qui feraient honneur 
à un État ou à un roi. 

Quant à la passion du jeu, elle a plutôt augmenté que 
diminué. Q'est-ce en effet que notre joueur romain , 
bien qu'il jouQ. gros jeu, son coffre-fort et son caissier 



LES SCANDALES DU JOUR. 9 

près de lui, qu'est-il à côté de nos modernes héros du 
baccara et du lansquenet^ perdant trois cent mille francs 
et plus, — j'en connais des exemples, — en une seule 
nuit, ou bien risquant sur le tapis vert de nos villes 
d'eaux des sommes fabuleuses et qui assureraient pour 
toujours le bonheur de quantité d'honorables familles? 
Et je ne voudrais pas affirmer qu'en tel moment donné, 
ces mêmes hommes soient plus généreux envers leurs 
serviteurs que ne l'était à l'égard du sien le joueur de 
Juvénal : l'avarice est voisine de la prodigalité ; ce que 
le joueur expose ou perd d'un côté, il cherche à le rat- 
traper d'un autre. De là d'absurdes calculs, de honteux 
contrastes. Il aventure sur un coup de dé ou sur une 
carte tout un patrimoine ; et bien souvent au même 
instant il refusera une tunique à un esclave transi de 
froid, une livrée chaude à un valet de chambre, un louis 
d'or à un ami réduit à emprunter, un minime secours 
à un parent dans la détresse, une aumône à un pauvre. 
Qu'est-ce à dire pourtant? Prétendrons-nous que 
notre société ne vaut pas mieux que celle de la déca- 
dence romaine? Loin de nous une telle pensée. A Rome, 
le mal était sans correctif comme il était sans frein ; il 
était donc absolu, et par cela même universel ou à peu 
près. Chez nous, au contraire, le mal est restreint, limité, 
attendu qu'il est contre-balancé par une plus grande 
somme de bien prenant sa source dans tout ce qui fait 
l'avantage et Thonneur des sociétés modernes; j'en- 
tends par-là une religion meilleure, un sens moral plus 
élevé, un plus vif sentiment de justice et aussi de di- 
gnité personnelle , un plus grand respect enfin pour 
l'opinion publique, sans compter une douceur générale 
de mœurs inconnue anx anciens; toutes choses qui, si 
elles ne font pas disparaître le vice, — le vice est inséça- 
rable de Xonte société, puisqu'il est iu\vèTftti\.^\^w^\xvt<^ 



k*-k 



10 CHAPITRE PREfiflER. 

humaine , — du moins lui tiennent tête et l'arrêtent 
parfois. 

Nous connaissons maintenant les principaux griefs 
de Juvénal contre son siècle ; il ne lui reste plus qu'à 
formuler une dernière accusation et à laquelle il re- 
viendra plus d'une fois encore dans la suite de son 
œuvre : cette accusation porte sur les relations telles 
qu'elles existaient alors entre les patrons et les clients, 
c'est-à-dire entre les riches et les pauvres. Ici encore 
tout était dégénéré de Tantique simplicité , je dirai vo- 
lontiers de l'antique bonhomie romaine. Jadis, dans 
les beaux temps de la république romaine, les patrons 
étaient pour les clients des protecteurs et des amis ; ils 
les invitaient à leur table et paraissaient au milieu d'eux 
comme des patriarches au milieu de leur famille. 

Avec le temps tout cela changea. Le repas traditionnel 
fut remplacé par une distribution de viandes froides que 
l'on mettait dans de petites corbeilles appelées sportulce^ 
d'où le nom de sportule pour désigner la chose en elle- 
même. C'était déjà une infraction à la vieille coutume. 
Plus tard, sous Néron, après que le nombre des clients, 
vu la marche progressive du paupérisme eut augmenté, 
les choses empirèrent encore. Au lieu de nourriture, 
les clients ne recevaient plus qu'une pièce d'argent de 
la valeur de dix sesterces que l'on distribuait certains 
jours de la semaine. C'était la sportule d'argent. De là 
une métamorphose complète dans la vie du patron aussi 
bien que dans celle du client. Les anciens liens d'amitié 
et de familiarité, qui avaient uni les uns aux autres , se 
relâchèrent. Les riches ne songeaient plus qu'à vivre 
pour eux-mêmes, et les clients perdirent tout sentiment 
de dignité personnelle et de pudeur*. Tout cela indi- 



Voyez pour tout ce que nous venons d'avancer sur la snortule. 



LES SCANDALES DU JOUR. 1 1 

gne et révolte notre poëte patriote et moraliste; et de là 
une peinture prise tout entière dans les mœurs du jour et 
qui, avec ce qui précède, achève de nous faire con- 
naître, d'une manière abrégée, Thistoire de la vie do- 
mestique de Rome : 

« Autrefois nos ancêtres bâtissaient-ils tant de villas? et se fai- 
sait-on servir un repas clandestin, composé de sept services? 
Mais aussi nos richards économisent sur les distributions qui 
se font à leur porte, maigre aumône que s'arrache une bande 
famélique revêtue pourtant de la toge. Cependant, au préalable^ 
le patron a soin d'examiner tes traits; il tremble que tu n'aies 
pris la place d'un autre et que tu ne te présentes sous un faux 
nom. Une fois reconnu, tu auras ta part. Par ordre du patron, 
un crieur fait l'appel, et les citoyens de Rome, ceux mêmes qui 
descendent des Troyens, sont obligés de se soumettre à cette 
inspection ; car ils sont là qui assiègent la porte tout comme 
nous autres. « Donne à ce préteur ! puis à ce tribun ! » Mais voici 
un affranchi qui est venu le premier : « Sans doute, » dit l'afifran- 
chi, c je suis ici avant eux ; pourquoi hésiterais-je à prendre mon 
tour? Eh bien l oui, je suis né sur les bords de TEuphrate ; j'aurais 
beau le nier, les trous que les anneaux de mon pays ont néces- 
sités dans mes oreilles déposeraient contre moi. Mais que m'im- 
porte? Mes cinq boutiques au Forum me rapportent quatre cent 
mille sesterces. Le bel avantage d'avoir les bandes de pourpre 
des sénateurs quand on voit dans les champs de Laurente un 
descendant des Corvinus garder les troupeaux d'autrui ! Je pos- 
sède plus, moi, que Pallas et Licinus. » Donc que les tributs 
attendent. Place aux écus l honorables magistrats, cédez le pas 
à ce parvenu qui, quand il vint à Rome, avait les pieds marqués 
de craie. Aussi bien pour vous, ce qu'il y a de plus sacré au 



son origine et sa transformation successive :Suét., iVer., 16; Hein- 
rich, D. Juven. Satires cum commentariis, t. II, p. 68 et suiv. 
(Ronn, 1839); Becker, Gallns, ou Scènes de la vie romaine , II, 130; 
Dezobry, Rome au siècle d'Auguste^ I, 293, II, 430, et surtout, dans 
le récent et remarquable travail de M. Ludw. Friedlœnder, Darslel- 
htngen aus der Sittengeschichte Roms in der Zeit von August bis 
zum Ausgang der Antonine, sou appendice sur la Sportule des 
clients, p, 250 et suiv. (Leipzig, 1862). 



12 CHAPITftE PREMIER. 

monde, c'est la sainte majesté de Targent. Il faut en convenir, 
pourtant : métal funeste, nous ne lui avons pas encore élevé de 
temple ; le dieu Argent n'a pas encore ses autels comme la Paix, 
la Bonne foi, la Victoire, la Concorde, ce vieux nid de cigogne 
que le passant salue encore par habitude '. » 

Voilà, à coup sûr, de piquants et curieux renseigne- 
ments sur les mœurs du temps, dont la première satire, 
pour le dire en passant, avec la seconde , ainsi que la 
troisième et la sixième, nous fournit un tableau com- 
plet et admirablement réussi. On chercherait en \ain 
ailleurs que chez notre poëte et son contemporain Mar- 
tial des peintures de ce genre; encore Martial, à cause 
de la nature particulière de son sujet, — l'épigramme, — 
est tenu à la brièveté, à la concision, tandis que notre 
satirique nous fournit des scènes de mœurs considéra- 
bleif. Celle qui précède nous apprend bien des choses. 
Ainsi donc, au temps de Juvénal, il n'y avait plus 
guère à Rome que des patrons et des clients, en d'au- 
tres termes des riches et des pauvres; opulence d'un 
côté, et misère de l'autre. Pas de classe moyenne pour 
maintenir l'équilibre dans l'État : signe certain de 
décomposition sociale qui devait être suivi néces- 
sairement d'une complète dissolution. Un autre trait 
caractéristique et non moins attristant : les anciennes 
familles patriciennes de Rome, qui jadis avaient fait si 
grande figure dans l'État, sont définitivement déchues 
de leur splendeur et ruinées. Le déclin avait commencé 
à Auguste et s'était accru rapidement sous les autres 
empereurs; Tibère, Néron, Vespasien et Adrien du- 
rent venir plus d'une fois au secours de certains séna- 
teurs, héritiers de grands noms, et qui n'étaient plus 



' V, 94-ii7. 



LES SCANDALES DU JOUR. 13 

en état de soutenir l'éclat de leur position * . Au 
temps de Juvénal, le mal paraissait en plein progrès, 
puisque nous voyons des préteurs et des tribuns, tous 
gens de vieille souche , sans doute, et dont Torigine 
remontait haut dans l'histoire de leur pays, ne pas rou- 
gir de se faire un revenu avec la sportule d'argent et 
accepter publiquement un certificat d'indigence en 
allant, comme le dernier des plébéiens, tendre la main 
devant le vestibule des heureux du jour. 

Un type du temps, c'est cet affranchi qui se glisse 
parmi la foule des clients et demande lui aussi sa part de 
la sportule. Pour expliquer sa présence ici, il faut sup- 
poser, selon la remarque d'un écrivain profondément 
versé dans l'antiquité romaine, que quiconque se pré- 
sentait dans la maison d'un riche avec l'intention de lui 
offrir ses hommages, recevait de la part de ce dernier, 
en guise de reconnaissance et en quelque sorte comme 
jeton de présence, une gratification en argent*. C'é- 
tait là un usage qui permettait à plus d'un ladre opu- 
lent d'augmenter ses revenus, du moment qu'il ne lui 
répugnait pas d'aller de porte en porte faire sa cour 
aux riches de la ville. Notre affranchi était évidemment 
un de ces ladres. L'attitude et le langage que lui prête 
Juvénal peignent bien les mœurs du temps. Avec 
quelle impertinence il défend son tour! Ce quéman- 
deur d'aumônes d'un nouveau genre base son droit de 
préséance, chose assez plaisante, sur sa fortune même; 



' Voy.M. Ludwig Friedlaîuder, ouvr. cit., p. 183. Conf. Tacite, 
Afin., H, 32, et XHI, 34, où il nous raconte que Tibère avait en- 
tretenu les descendants de l'illustre orateur Horlensius et que 
Néron fit une pension annuelle de cinquante mille sesterces au con- 
sul Valérius Corvinus, un rejeton sans doute du grand général et 
dictateur Valérius Corvinus dont nous parle Tite-Live (VU, 26). 

* Lud. Friedlœnder, Darstellung dtr Sittengesch.Roms^^V^.^^i^^* 



14 CHAPITRE PREMIER. 

c'était, en effet, entre les mains de ces gens-là, les affran- 
chis, que se trouvaient alors tout le commerce, toutes les 
affaires, partant toutes les richesses ^. Et comme il a le 
Terbe haut, parce qu'il a de l'argent ! Ne lui reprochez 
ni son origine ni son ancienne abjection ; car il s'en 
targue avec une cynique fierté, habituelle à ses pareils. 
Il ne connaît qu'une chose : l'argent ; et à tout ce que 
vous pourrez lui dire, il répondra, en manière d'argu- 
ment, en frappant sur sa bourse, comme certains par- 
venus de notre monde financier et industriel. La Rome 
impériale , on le voit , a eu elle aussi ses Jean Gi- 
raud % et, comme font ces derniers aujourd'hui, notre 
affranchi, lui aussi , n'estimait les gens qu'en proportion 
de ce qu'ils possédaient, et il regardait avec dédain et 
pitié les familles sénatoriales déchues et ruinées. A quoi 
servent, en effet, les titres et les noms quand l'argent 
manque? Ainsi raisonnait notre homme. 

Juvénal le flagelle de sa méprisante ironie quand il 
prie les premiers magistrats de Rome de se ranger de- 
vant ce faquin qui naguère encore était arrivé à Rome 
pour y être vendu comme esclave! Et, à cette occasion, 
il s'élève avec une sarcastique énergie contre un autre 
fléau de son temps, la toute-puissance de l'argent. Sous 
ce rapport encore le monde ne s'est guère corrigé, et 
notre siècle, en ce sens, a dépassé celui de Juvénal. 
Au temps de ce dernier, il ne manquait plus qu'une 
chose, c'est que le dieu Argent eût son temple. Eh bien ! 
ce temple, on peut le dire, nous l'avons élevé; le culte 
du veau d'or est un fait accompli ; il a ses prêtres et 
ses fidèles, et il fonctionne avec une désespérante ré- 
gularité. Nos auteurs comiques et nos satiriques con- 



^Lucl.Friedl8ender,0Mi;r. cUéjip. 202. 
^ Voy. la Question d'argent^ de M. A. Dumas fils. 



LES SCANDALES DU JOUR. lô 

temporains ont beau nous rappeler au culte du vrai 
Dieu et nous faire honte de Tidole que nous adorons, 
semblables aux prophètes antiques, ils prêchent dans 
le désert \ 

Le poëte revient ensuite aux clients, c'est-à-dire aux 
pauvres, aux prolétaires qui courent avec empressement 
au-devant d'une sportule en nature ou en argent. A ceux-là 
il pardonne leur métier; il ferme volontiers les yeux sur 
les supercheries plaisantes auxquelles ils recourent la plu- 
part du temps pour faire doubler leur ration, en ame- 
nant à la porte du riche patron une litière fermée où 
sont censées se trouver leurs femmes soi-disant malades 
et fatiguées et d'ailleurs parfaitement absentes. Les 
clients, les pauvres, excitent constamment l'intérêt de 
notre satirique ; et il nous peint en termes pleins d'une 
douloureuse sympathie leur triste sort. Du matin au 
soir ils sont attachés au service d'un égoïste patron 
n'ayant souci que de son ventre et ne se préoccupant pas 
le moins du monde, une fois la mince sportule distri- 
buée, des malheureux qui se tuent à le suivre], la 
journée entière, dans ses courses capricieuses. ComlDien 
de fois ils ont à peine de quoi souper, tandis que le 
riche et insouciant patron, étendu sur de moelleux 
coussins, dans un appartement splendide, dévore à lui 
seul tout ce que les forêts et les mers ont de plus 
exquis ' ! Le contraste de tant de misère et de tant 
d'opulence fait mal à notre satirique; il y reviendra 



' Voy. Vénergique sortie que fait contre la cupidité de notre siècle 
M. A. Barbier dans sa satire qui a pour litre le Veau (Tor. — Voy. 
aussi les deux comédies de M. Ponsard, intitulées, Tune V Honneur 
et l'Argent^ Tautre, la Bourse; et enfin la Ovation d'argent ^ comédie 
de M. Alexandre Dumas fils, et la Famille BenoUon, de M. Sardou. 

? yoy. pour loijs ces déte^ils résumés c\-dessu%, N , \Vl-\*i^^ 



16 CHAPITRE PREMIER. 

plus d'une fois; plus d'une fois il prendra fait et cause 
pour les malheureux contre les riches au cœur endurci. 
En d'autres tenips, on l'aurait appelé peut-être un ré- 
volutionnaire ou plutôt un socialiste. Socialiste, il l'est, 
mais à la façon des anciens prophètes, ou, si Ton veut 
mieux encore, — qu'on nous pardonne ce rapproche- 
ment, — à la façon du fils de Marie. Les inégalités 
sociales le font souffrir et l'indignent, et l'on n'a pas le 
droit de lui en vouloir lorsqu'il se réjouit et rit comme 
il le fait, quand ces riches gloutons, si insensibles à la 
détresse des malheureux, viennent soudain à mourir 
victimes de leur intempérance *. 

Telles étaient donc les mœurs du jour. Juvénal ne 
pense pas qu'en fait de vices et de passions il soit pos- 
sible aux Romains futurs d'aller plus loin. Voilà pour- 
quoi, encore une fois, il croit le moment venu pour 
écrire des satires. Il s'agit de mettre « toutes voiles de- 
hors et de s'élancer à la poursuite du vice * » . Mais sou- 
dain le poëte s'arrête. Le moyen, se demande -t- il, 
d'écrire impunément des satires en un temps comme 
le sien? Et dans un épilogue dialogué, à la façon des 
vieux satiriques, il nous explique les difficultés et les 
périls de sa situation. Écoutez-le : 

« Mais^ me dira-t-ou peut-être, où trouver un génie capable dé 
traiter un tel sujet? où trouver surtout le franc parler de nos an- 
cêtres, qui leur faisait dire tout ce que leur inspirait leur âme 
enflammée d'indignation, ce franc parler, dont je n*ose même 
pas dire le vrai nom? Qu'importait au satirique Lucilius qu'un 
Mucius^ à qui il disait son fait , se fâchât ou ne se fâchât point? 
Mais essaye donc aujourd'hui de prendre à partie Tigellinus, et 
bientôt tu flamberaSy torche vivante, comme ces malheureux 
fixés aux poteaux et la tête redressée, qui brûlent et qui 

' y. 144-147. 
* r. 149 et Ï50. 



LES SCANDALES DU JOUR. 17 

fument, et dont le cadavre calciné trace ensuite sur le sahle 
un long sillon^, » 

« — Quoi! ce misérable qui a empoisonné trois de ses oncles^ 
nous le verrons mollement étendu sur le duvet de sa litière et 
nous accabler de ses regards méprisants? 

» — Quand cet homme passera devant toi^ mets le doigt sur 
ta bouche. Dire seulement : Le voilà, ce serait l'accuser. Tu peux 
sans danger mettre aux prises Ënée et le fier Rutule; la mort 
d'Achille ne fera de tort à personne, pas plus que celle d'Hylas, 
qu'on chercha si longtemps et qui avait suivi son urne jusqu'au 
sein des flots. Mais sitôt que, la lèvre frémissante^ un ardent Lu- 
cilius a tiré du fourreau le glaive de la satire^ le coupable rougit; 
il a senti le froid du crime et son cœur est trempé de la sueur 
du remords. De là d'implacables haines , des pleurs de déses- 
poir. Réfléchis bien sur tout cela avant de donner avec le clairon 
le signal de l'attaque. Une fois le casque en tête, il est trop tard 
pour se repentir. 

<f — £h bien! soit; je verrai du moins ce que l'on peut se 
permettre à l'égard de ceux dont la cendre repose le long de la 
voie Flaminienne et de la voie Latine '. » 

Cette fia de la première satire porte avec elle-même 



* Ce passage souligné offre des difficultés de texte, de ponctuation 
et d'interprétation de toute sorte ; et c'est un de ceux qui ont le plus 
exercé la sagacité des commentateurs. Pour le traduire, nous avons 
suivi le texte de l'édition Jahn, édition qui nous a paru préférable 
sur ce point à celle de de C. F. Hermann. Voyez, entre autres, sur l'en- 
semble de ce passage les commentaires de W. E. Weber, Juvenals 
Vehersetziing, p. 283 et 284 (Halle, 1838), et Heinrich, Juven. sat,, 
t. II, p. 83, 84 et 85. 

' Dicas hic forsitan : Unde 

Ingenium par materiae est ? Unde illa priorum 
Scribendi quodcunque animo flagrante liberet 
Simplicitas, cujus non audeo dicere nomeu? 
Quid refertdictis ignoscat Mucius an non? 
— Pone Tigellinum, tœda lucebis in illa 
Qua stantes ardent, qui fixo pectore fumant, 
Et latum média sulcum deducis areua. 
-— Qui dédit ergo tribus patruis aconita vehatur 



18 CHAPITRE PREMIER. 

la date de sa composition ; elle ne s'applique et ne 
peut s'appliquer qu'au règne néfaste de Domitien, 
qui avait fait peser sur Rome la plus effroyable tyran- 
nie \ Alors nulle liberté de parole, partout des espions 
et des délateurs ; les âmes étaient asservies aussi bien 
que les corps*; quand même donc les vices et les 
crimes vous entouraient de tous côtés, il fallait se taire 
et les laisser passer, sinon l'on courait à sa perte. C'est 



Pensilibus plumis, atque illinc despiciet nos? 
— Gum veniet contra, digito compesce labellum. 
Accusator erit qui verbum dixerit : « Hic est. » 
Securus licet ^Enean Rutulumque ferocem 
Committas, nulli gravis est percussus Acbilles, 
Aut multum quœsitus Hylas, urnamque secutus. 
Ense velut stricto quotiens Lucilius ardens 
Infremuit, rubet auditor, cui frigida mens est 
GrimiDibus, tacita sudant prœcordia culpa. 
Inde irae et lacrymae ; lecum prius ergo voluta 
Hœc animo ante tubas. Galeatum sero duelli 
Pœnilet. — Experiar quid concedatur in illos 
Quorum Flaminia tegitur cinis atque Latina. 

(V. 150 jusqu'il la fin.) 

' Ge n'est pas certes sur le compte de Trajan que Ju vénal se se- 
rait exprimé avec celte amertume, de Trajan qui avait rétabli l'ordre 
et la sécurité (Tacite, Agricol., 3) et sous le règne duquel il était 
permis « de penser ce que Ton voulait et de dire ce que l'on pen- 
sait » {Id,, Hist., I, 1). 

^ Qui ne se rappelle à ce sujet les paroles éloquentes et émues de 
Tacite, qui avait traversé le même règne : « Dedimus profecto grande 
patienliae documentum, et sicut velus œtas vidit quid ultimum in 
libertate esset, sic nos quid in servitute, adempto per inquisitiones 
et loquendi audiendique commercio. Mcmoriam quoque perdidis- 
semus, si tam in nostra potestate esset oblivisci quam tacere.» {Agri- 
col., c. 11.) « Nous avons assurément fait preuve d'une singulière pa- 
tience, et, si nos ancêtres ont connu quelquefois l'extrême liberté, 
nous avons connu, nous, l'extrême servitude ; l'espionnage nous 
avait interdit jusqu'à la faculté de parler et d'entendre. Nous au- 
rions perdu la mémoire même avec la parole, s'il était aussi facile 
d'oublier que de se taire. » 



LES SCANDALES DU JOUR. 19 

bien là la Rome de l'époque, telle que Tacite nous Ta 
dépeinte à son tour. 

Il n'était plus, le temps où, dans Rome libre, un 
Lucilius avait pu dire de rudes vérités aux puissants 
et aux coupables du jour dans un langage qui portait 
la terreur au sein des mauvaises consciences; malheur 
au poëte qui aujourd'hui ferait couler des larmes de 
désespoir : les personnages qu'il aurait blessés châ- 
tieraient bien vite son audace \ Il n'en faut pour- 
tant pas croire Juvénal sur parole quand il annonce 
que, vu la dureté des temps, il ne s'attaquera qu'aux 
morts. Plus d'une fois, et cela lui fait honneur, il 
nommera les vivants. Les gens de peu, il les dési- 
gnera sans détour ni circonlocution ; les grands et les 
Césars mêmes, il les fera connaître par de secrètes 
allusions, ou bien encore il leur donnera certains noms 
de guerre derrière lesquels les contemporains sauront 
découvrir le personnage réel. 

Telle est cette première satire, qui sert d'introduction 
à toutes les autres. C'est un morceau capital. En moins 
de deux cents vers, le poëte a mis sous nos yeux les 
diverses plaies qui couvrent le colosse romain, et dont 
presque chacune sera l'objet d'une satire à part. Ces 
plaies, il les examine avec une piquante rapidité ; il ne 
prend pour ainsi dire pas le temps de respirer en les 
énumérant. Dans son indignation, il entasse image 
sur image, accusation sur accusation, en un style plus 



* Le Tigillin dont il est question ici ne doit pas être confondu 
avec Sophonius Tigillin , favori de Néron, et dont Tacite nous dé- 
peint les vices et la scélératesse {Hist.,l, 72, et Annal., XIV, 67}; car 
ce Tigillin était mort depuis trente ans. Juvénal aura voulu dési- 
gner un misérable de la même espèce qui portait sans doute \e même 
nom et jouissait auprès de Domitien d'un crédit sans bornes. 



20 CHAPITRE PREMIER. 

oratoire, il est vrai, que poétique, et il annonce ainsi, 
de la façon la plus imposante, sa vocation de satirique. 
11 s'affirme du premier coup avec ses grandes et im- 
mortelles qualités, comme écrivain, peintre et mora- 
liste. C'est peut-être à ce magnifique début qu'avait 
surtout pensé un illustre poëte de nos jours quand, 
passant en revue les grands génies de tous les temps, il 
a défini celui de Juvénal en ces termes éloquents et 
poétiques : 

« Juvénal a la passion , Témotion , la fièvre , la 
« flamme tragique, l'emportement vers l'honnête, le 
« rire vengeur, la personnalité, l'humanité. Juvénal 
« a au-dessus de l'empire romain le battement d'ailes 
« du gypaète au-dessus du nid de reptiles. Il fond sur 
« ce fourmillement et les prend tous, l'un après l'au- 
« tre, dans son bec terrible... 

« Juvénal est la vieille âme libre des républiques 
« mortes... Pas une corde ne manque à cette lyre, ni 
« à ce fouet... Sou cynisme est l'indignation de la pu- 
ce deur. Il y a de l'épopée dans cette satire... L'invec- 
« tive de Juvénal flamboie depuis deux mille ans, 
« effrayant incendie qui brûle Rome en présence des 
ce siècles *. )) 



William Shakspeare, p. 76, 77 et 78, par M. Victor Hugo. 



»««e« 



CHAPITRE II. 



Rome inliabitable ^ 



Cette satire est comme le développement, le com- 
plément de la première. Des généralités, le poëte va 
passer maintenant aux détails. C'est une des plus vas- 
tes et des plus belles compositions du recueil; il est 
, vrai que la matière y prêtait beaucoup ; le sujet est 
d'une grande richesse, et, traité par un poëte comme le 
nôtre, il ne pouvait manquer ni d'intérêt ni d'éclat. 

Juvénal va nous peindre à la fois la dépravation des 
mœurs arrivée à son comble, la détresse navrante des 
pauvres au milieu de l'opulence générale, Tinsolence 
de certains intrigants d'un genre tout particulier, et 
enfin les inconvénients du séjour de la capitale, sous 
le rapport de la tranquillité et de la sécurité de ses ha- 
bitants : toutes choses qu'il signalera avec une chaleu- 
reuse éloquence et qu'il développera avec une grande 
abondance d'idées et de faits, touchant çà et là, nous le 
verrons, à des considérations morales et sociales, plei- 
nes d'élévation et d'à-propos. 

De là d'intéressantes peintures, des portraits saisis- 
sants, de piquantes révélations et surtout de ces traits 
de vérité générale qui font toujours plaisir quand ils 
sont présentés, comme ici, avec esprit et talent. 

» Satire lU. 



22 CHAPITRE II. 

Plusieurs écrivains modernes, tels que l'Anglais Smol- 
let \ Mathurin Régnier, Nicolas Boileau, ont essayé de 
traiter un semblable sujet en peignant tour à tour, et 
chacun à sa manière, les mœurs corrompues et les in- 
convénients du séjour de Londres ou de Paris. Mais, 
il faut bien le dire, ces trois écrivain^» n'ont que peu 
ou point inventé. Ils se sont, en général, bornés à tra- 
duire plus ou moins librement, à imiter plus ou moins 
ingénieusement le satirique latin. Quant à Boileau, 
c'est par le style seul qu'il est original, et sous ce 
rapport seulement il lutte souvent avec bonheur contre 
le poëte romain. Pour tout le reste, le poëte moderne 
est bien inférieur au poëte ancien, et il y a entre eux 
toute la distance qui sépare la copie du modèle. 

Juvénal mérite d'être loué tout d'abord, ce me sem- 
ble, pour l'heureux plan qu'il a adopté. Par un procédé 
auquel il recourra plus d'une fois, — nous le verrons 
dans la suite de ces études, — il abdique ici son rôle 
de satirique et cède la parole à un de ses amis. C'est 
cet ami qui fera la satire de Rome, et c'est ainsi que 
Juvénal donnera à sa thèse plus de poids, plus d'auto- 
rité. Il suppose donc que son ami Umbritius, homme 
d'honneur et de probité, s'il en fut, mais d'une fortune 
plus que médiocre, s'est décidé, un beau jour, à sortir 
de cette caverne qui s'appelle Rome, pour se retirer 
à Cumes, en Gampanie. Rome lui est devenue odieuse, 
insupportable. 

Il y a dans tout ce morceau une habile mise en 
scène. Le soleil penche vers son déclin*. On voit s'a- 
vancer un modeste chariot attelé de deux mules, qui 

* A salirical Description of London and Bath, in the expédition 
û/J/umphry Clinker, hy the author of Roderic Random, Lond., 1771 . 
^ K Jï6, . 



ROME INHABITABLE. 23 

vont emporter les minces bagages d'Umbritius. Juvé- 
nal est censé l'accompagner jusqu'au delà des murs de 
la ville. Ils franchissent ensemble la porte Capène*, 
donnant sur la voie Appienne qui mène à Naples et à 
Capoue, par conséquent à Cumes. Là on s'arrête quel- 
que temps en attendant le char et les mules. Umbri- 
tius jette un dernier regard sur la ville des Césars, 
ville infâme où s'agite, comme dans une autre Baby- 
lone , toute une population de scélérats et de per- 
vers. 

Et, avant de s'en éloigner pour toujours, Umbritius 
énonce, en termes vifs et brûlants les divers motifs 
qui ont dicté sa résolution. Il va nous faire connaître 
ses griefs contre la cité impériale, et il se soulagera le 
coDur en les exprimant : il ne veut pas rester plus long- 
temps dans une ville d'où toutes les ressources honnêtes 
sont bannies, où le travail est sans récompense, où le 
peu de fortune que l'on a, décroît si l'on ne veut con- 
sentir à l'augmenter par des moyens honteux ; encore 
une fois il se retirera, tandis qu'il est encore ferme sur 
ses jambes et qu'il reste à la Parque de quoi filer long- 
temps encore la trame de sa vie. Rome n'est pas faite 
pour lui ; les Catulus et les Asturius seuls peuvent et 
doivent y vivre *. 

Boileau a reproduit, et avec bonheur, le mouvement 
de cette pensée. Seulement on regrette qu'il ait placé 
la satire de Paris dans la bouche de son Damon, qui, 
loin d'avoir la vertu feinte ou supposée d'Umbritius, 
est un personnage diffamé et contraint de s'exiler; 
C'est là une faute grave, ce nous semble; mais, à part 
cela, l'imitation est heureuse : 



* Aujourd'hui parla di S. Sebastiano. 
2 V. 21-30. 



24 CHAPITRE II. 

La colère dans Pâme et le feu dans les yeux 

Il distilla sa rage eu ces tristes adieux : 

Puisqu'en ce Heu jadis aux muses si commode^ 

Le mérite et Tesprit ue sont plus à la mode ; 

Qu'un poëte, dit- il, s'y voit maudit de Dieu, 

Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ui lieu^ 

AUous du moius chercher quelque antre ou quelque roche 

D'où jamais ui l'huissier ni le sergent n'approche ; 

Et sans lasser le ciel par des voeiux impuissants, 

Mettons -nous à l'abri des injures du temps, 

Tandis que, libre encor malgré les destinées^ 

Mon corps n'est point courbé sous le faix des années, 

Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler 

Et qu'il reste à la Parque encor de quoi filer. 

C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre. 

Que George vive ici, puisque George y sait vivre ^. 

Mais pour revenir à Umbritius, qui donc domine 
dans cette Rome qu'il fuit? C'est toute une classe 
d'hommes sans foi ni loi , des spéculateurs éhontés , 
battant monnaie de tout^ aujourd'hui entrepreneurs 
de pompes funèbres, demain marchands d'esclaves, 
après-demain adjudicataires du nettoyage des rivières 
et des cloaques. C'est avec ces gens-là qu'il faut comp- 
ter; ce sont eux qui effacent tout le monde, priment 
partout. Et d'où sortent-ils tous? Des rangs les plus in- 
fimes. Hier encore ils étaient placés au dernier degré 
de l'échelle sociale. Les uns étaient joueurs de cor, 
attachés à tel ou tel théâtre ; les autres couraient de 
ville en ville se montrer dans les arènes; d'autres, en- 
fin, en leur qualité de hérauts d'armes, s'enflaient les 
joues à sonner de la trompette dans quelque municipe 
inconnu. Parvenus insolents, ils étalent maintenant, 
dans cette Rome qui leur appartient, un faste scan- 
daleux. Pour s'attirer la faveur du peuple, qui dis- 

f . 

' Satire L 



\ 



ROME INHABITABLE. 25 

pose des dignités, ils le régalent de spectacles de gla- 
diateurs, et, au sortir de ces fêtes, ces mêmes hommes, 
toujours à la piste du lucre, quelle qu'en soit la prove- 
nance, courront affermer les latrines publiques *. 

Combien, pour le dire en passant, — et nous nous 
plaçons ici au point de vue des mœurs seulement, sans 
condamner, autant que le fait Juvénal, Tactivilé hu- 
maine , puisqu'il faut des hommes pour tous les mé- 
tiers , — combien notre Paris moderne ressemble à 
la Rome du temps de Juvénal! Que de gens sortis 
des dernières classes de la société, et venus du fond de 
leurs provinces sans sou ni maille, y ont acquis et y 
acquièrent tous les jours, grâce à mille et mille indus- 
tries plus ou moins avouables, des fortunes colossales! 
et aussitôt après, comme les faiseurs de Juvénal, ils 
affichent un luxe criard. Les spectacles de gladiateurs, 
il est vrai, ne sont plus de mise aujourd'hui ; mais, pour 
arriver aux honneurs, aux dignités, aux fonctions con- 
sulaires, au conseil général, à la députation, par exem- 
ple, on captive la bonne grâce des hommes influents, 
des hommes en crédit, des chefs de parti ; et nos Tur- 
carets contemporains, enrichis d'hier, tiennent table 
ouverte, donnent des fêtes à la campagne comme à la 
ville, et avec cet éclat de mauvais goût habituel aux 
nouveaux riches. Le lendemain, dévorés toujours de 
la soif du gain, ils retourneront avec empressement à 
telle ou telle de leurs affaires, souvent aussi sales mora- 
lement que.rétaient physiquement, au dire de Juvénal, 
quelques-unes des industries de leurs ancêtres de Rome. 

Inde reversi 

Conducunt foricas^ 

* V. 31-38. 
^ V. 37 et 38. 



26 CHAPITRE II. 

Après ce premier épanchement de son humeur, Um- 
britius s'anime de plus eh plus; et il poursuit son ful- 
minant réquisitoire contre la dépravation générale des 
mœurs. Il y a là une amère et mordante ironie, un 
accent d'honnête homme révolté : 

« Que ferais-je à Rome ? Je ne sais point mentir. Quand un 
livre est mauvais, je ne me sens capable ni d'en faire Féloge ni de 
remprunter. J'ignore Fart de lire dans les astres; je ne puis ni 
ne veux promettre au fils impatient lé trépas de son père. On ne 
m'a jamais vu fouiller les entrailles des reptiles pour y chercher 
des poisons. Que d'autres portent à une épouse adultère les pré- 
sents de son amant. Ce n'est point moi qui encouragerai jamais 
de semblables liafsons. Aussi je pars tout seul comme un man- 
chot, un perclus, dont personne ne peut se servir ^ » 

A part le trait lancé contre le fils dénaturé et contre 
les empoisonneurs, et qui ne convenait plus aux mœurs 
plus douces et plus civilisées du dix-septième siècle, 
Boileau, dans la satire dont nous avons déjà cité un 
passage, a traduit tout ce morceau avec sa verve habi- 
tuelle. 

Mais moi vivre à Paris ! Eh ! qu'y voudraîs-je faire ? 
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir, 
Et, quand je le pourrais, je n'y puis consentir. 
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages 
D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages. 
De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers, 



1 



QaÙi Romœ fadam ? mentiri nescio. Librum 
Si malus est, nequeo laudare et poscere,- motus 
Àstrorum ignoro, furms promitlere patris 
Nec volo, nec possum ; ranarum viscera nunquam 
Inspexi. Ferre ad nuptam quai mïttit adulter, 
Quee mandat, nôrint alii : me nemo ministro 
Fur erit. Atque ideo nulli cornes exeo^ tanquam 
Manct4s et extinctâ corpus non utile dextrâ* (V. 41-49*) 



ROME INHABITABLE. ?7 

£t vendre au plus offrant mon encens et mes vers ; 
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière. 
Je suis rustique et fier, et j'ai Tâme grossière : 
Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom, 
J'appelle un chat un chat et Rolet un fripon. 
De servir un amant je n'en ai point l'adresse ; 
J'ignore ce grand art qui gagne une maîtresse, 
£t je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus. 
Ainsi qu'un corps sans âme ou devenu perclus*. 

Ici s'arrête rimîtation directe de Boileau, qui inter- 
cale ensuite dans sa satire quelques détails empruntés 
aux mœurs de son temps. Mais Juvénal ou plutôt Um- 



^ Satire I. Avant Boileau, notre vieux satirique Mathurin Régnier, 
avait imité, nous l'avons déjà dit, à sa manière, le même passage de 
Juvénal. Voici cette imitation : 

. . . Je ne sçaurois me forcer ni me feindre, 
Trop libre en volonté, Je ne me puis contraindre : 



Il faut se taire accort ou parler faussement, 

Bénir les favoris de geste et de parolles, 

Parler de leurs ayeux au jour de GerizoUes, 

Des hauts faits de leur race; et comme ils ont acquis 

Ce titre avecque honneur de ducs et de marquis. 

Je n*ai point tant d'esprit pour tant de mentcrie, 

Je ne puis m'adonner à la cageollerie ; 

Selon les accidens, les humeurs et les Jours, 

Changer comme d*habits, tous les mois de discours. 

Suivant mon naturel je hay tout artifice, 

Je ne puis déguiser la vertu ny le vice, 

Offrir tout de la bouche, et, d'un propos menteur. 

Dire : Pardieu, monsieur. Je vous suis serviteur. 



Je n'entends point le cours du ciel nydes planettes. 
Je ne sçay deviner les affaires secrettes, 
Gonnoistre un bon visage, et juger si le cœur. 
Contraire à ce qu'on voit, ne seroit point moqueur. 
De porter un pouUet je n'ai la suffisance, 
Je ne suis point adroit, je n'ay point d'éloquence. 
Pour colorer un fait ou destourner la foy. 
Prouver qu'un grand amour n'est sujet à la loy. 
Suborner par discours une femme coquette 
Luy conter des chansons de Jeanne et de Paquette. 



28 CHAPITRE IL 

britius va plus loin; il développe sa pensée : Oui, 
Umbritius est regardé comme un homme inutile que 
tout le monde repousse et dédaigne parce qu'on sait 
qu'il ne cédera jamais au torrent du siècle, qu'il ne 
pactisera jamais avec le crime, et que jamais même il 
ne prêtera l'oreille aux. confidences de quelque cou- 
pable puissant. Oh! il sait trop bien à quoi s'en tenir 
sur un si dangereux honneur \ 

Une autre raison qui décide Umbritius à quitter sa 
patrie, une raison sur laquelle il insiste longuement 
avec une verve mêlée de dépit, c'est la détestable in- 
fluence qu'y ont acquise les Orientaux en général, 
et les Grecs en particulier. Il ne saurait souffrir une 
ville remplie de Grecs; les Grecs, selon lui, sont le 
fléau de Rome. 

Et qu'on n'aille pas taxer Juvénal d'exagération. 
L'histoire, à ce sujet, est d'accord avec la satire. La Grèce 
et l'Orient, en effet, soumis depuis deux siècles., à peu 
près, à la domination romaine, s'étaient presque aussi- 
tôt précipités sur Rome comme sur une proie ; le Grœ- 
cia capta ferum victorem ce/?zV* d'Horace n'est pas seu- 



< Et voici qu'il fait, à ce sujet, et en quelques vers, une admirable 
peinture qui rappelle tout à fait la manière de Tacite : « Qui ca- 
resse-t on aujourd'hui? Celui-là seul qu'on a pris pour confident 
d'un crime clandestin, à qui le remords crie sans cesse : U faut par- 
ler, et la crainte : Il faut se taire. L'homme qui le fait part d'un 
projet honnête croit à bon droit ne rien te devoir, et tu n*as par con- 
séquent rien à en attendre. Mais celui qui peut à chaque instant 
mettre Verres en accusation sera cher à Verres. Quand on t'offrirait 
tout l'or que le Tage charrie au sein de l'Océan, ne reçois point de 
coupables confidences : elles t'ôteraient le sommeil. Et que le donne- 
raient-elles en échangea Des richesses que tu n'accepterais pas sans 
remords et que t'arracherait bientôt avec la vie un ami puissant qui 
te craindrait sans cesse. » (V. 49-58.) 



ROME LNHABITABLE. 29 

lement vrai au moral, il l'est encore au physique. Ar- 
dents, souples, intrigants, les Grecs s'étaient imposés 
aux Romains. Rome leur était apparue comme une 
mine féconde, bonne à exploiter, et ils l'exploitèrent. Ils 
y apportèrent aussi en môme temps que leurs arts, 
nouveaux pour elle, leur corruption. De là, chez les 
Romains de la vieille roche, ces plaintes si fréquen- 
tes contre les Grecs, ces corrupteurs de la simplicité 
antique, plaintes dont Caton déjà s'était fait l'organe; 
de là aussi ce fameux surnom de Grœculus^ par lequel 
on désignait les nouveaux venus, et qui marquait si 
bien le mépris où ils étaient tombés. Qu'on lise, à ce su- 
jet, le célèbre plaidoyer de Cicéron intitulé pro Flacco^ 
où les Grecs sont dépeints sous des couleurs si odieu- 
ses et pourtant si vraies. Mais, depuis Cicéron jusqu'à 
Juvénal, le mal n'avait cessé de croître. Sans se sou- 
cier ni des railleries, ni du mépris dont ils étaient 
l'objet de la part de leurs vainqueurs, les Grecs avaient 
continué leur métier, si bien qu'ils avaient fini par 
faire de Rome comme leur chose. Rome était devenue 
le patrimoine des Grecs. Voilà précisément ce qui ré- 
volte le poëte, et c'est ici que se place le fameux por- 
trait des Grecs, un chef-d'œuvre de vérité d'observa- 
tion et A'humow* satirique. Sait-on ce que c'est qu'un 
Grec ? Quand l'un de ces indignes descendants des 
vainqueurs de Salamine et de Platée arrive à Rome, où 
ses compatriotes pullulent d'ailleurs, il apporte avec 
lui les talents et les vices de tous les autres hommes; 
il est grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, bai- 
gneur, augure, saltimbanque, médecin, magicien. Que 
n'est-il point? Les Grecs ont le don de l'universalité; 
ils sont aptes à tous les rôles, se font tout à tous,, du 
moment qu'ils y trouvent leur intérêt. Génie ardent, 
audace effrénée, débit prorapt, voilà ce qui les dislîa- 

1, 



30 CHAPITRE U. 

gue. A peine débarqués, ils s'installent dans les plus 
riches quartiers, se faufilent dans les maisons des 
grands, y prennent racine, et bientôt en méditent la 
conquête, Couverts de vêtements éclatants, occupant 
les places d'honneur dans les festins, signant les actes 
les premierSjCes misérables étrangers supplantent par- 
tout les indigènes. Les enfants du pays et de la cité 
doivent céder aux intruse 

Le moyen de lutter avec eux? Ne sont-ils pas pas- 
sés maîtres dans le plus vil, mais le plus avantageux 
des arts, en celui qui consiste à flagorner le patron ? 

< Flatteurs avisés, ils trouvent de l'esprit à un butor, de la 
beauté à un ami laid; cet homme infirme, au cou long et dé- 
charné, ils lui reconnaîtront l'encolure d'Hercule, la force du 
héros tenant dans ses bras Antée dét^iché du sol. Ils sont saisis 
d'admiration au son d'une voix plus grêle et plus criarde que 
celle du coq becquetant la <;rête de sa femelle. Comme eux nous 
pouvons flatter, mais le Grec seul se fait croire. Où trouver sou 
pareil? Point d'acteur qui les surpasse, même celui qui joue 
Thaïs ou qui représente Doris dépouillée de tout vêtement. Il 
prend si bien la voix et même les formes d'une femme que l'il- 
lusion est complète... Et ne croyez pas que ce soit là le talent 
particulier d'Antiochus, de Démétrius, de Stratoclès et du lascif 
Hémus : c'est la nation toute entière qui est comédienne. — Tu 
ris, le Grec éclate. Ton patron laisse- 1- il échapper une larme, 
ses pleurs coulent sans efforts et sans douleur. £n hiver deman- 
dez-vous un brin de feu, aussitôt il endosse son manteau fourré. 
Il fait bien chaud, dites-vous ; notre homme sue. Entre nous 
la lutte n'est pas égale. Cédons la place à qui, comme eux, peut 
nuit et Jour composer son visage, envoyer des baisers avec la 
main et applaudir même aux fonctions animales du maître. 

« Ajoutez à cela que rien n'est sacré pour eux; rien n'est à 
l'abri de leur lubricité; ni la mère de famille, ni la fille encore 

vierge Faute de mieux, ils s'attaqueront à la graud'mère de 

leur ami. Ils veulent connaître les secrets des familles et par là 
se faire craindre Il n'y a plus de place pour un Romain là où 

*V. 60-81. 



ROME INHABITABLE. 31 

règne un Protogène quelconque, un Diphile, un Érimarchus ; 
c'est chez eux un vice national ; en fait d^amitié, ils n'admettent 
pas le partage; ils veulent le patron pour eux seuls. Dès que Tun 
d'eux, en effet, a versé dans la crédule oreille de son riche ami 
une goutte, une seule goutte du poison particulier à leur nature 
et à leur pays^ me voici aussitôt chassé de la maison; on oublie 
mes longs services. INuIie part on ne fait moins de façons pour 
sacrifier un malheureux client*. » 



1 



Quidy quod adulandi gens prudenlissima laudal 
Sermonem indocti, faciem de/ormis amici, 
Et longum invaiidi cotlum cervicibtts œquat 
Jlerculis, Aniœum proctil a tellure tenentis? 
Miratur vocem anguslam, qua deleriiis nec 
nie sonat, quo mordetur gallina marito? 
Hœc eadem licet et nobis laudare ; sed ïllis 
CredUur, An melior qmim Thaida suslinet aut quum 
Uxorem coniœdus agît, vel Dorïda nullo 

Cultani pallïolo 

Nec tamen Antiochns, nec erit mirabilis iWc 
Aat Stratocles, aut cum molli Demetrius f/œmo ; 
Natio comœda est. Rides ? majore cachinno 
Concutitur : fletf si lacrymas conspexit amici 
Nec dolet : igniculum brumœ si tempore posons . 
Accipit endromidcm : si dixeris : ACstiio^ siidat. 
Non sumtis crgo pares : melior qui semper et omnï 
Nocte dieque potest alienum sumere vullum, 
A faciejactare manus, laudare paratus 
Si bene ructavit, si rectum minxit aniictis, 
Praeterva sanciiim nihilest necab inguine tulum: 
Non matrona taris, no.i filia virgo, neque ipse 
Sponsus levis adhuc^ non filius ante pudicu^ ; 
Horum si nihil est, aviam resupinat amici, 
Scire volunt sécréta domus atque inde timeri. 



Non est Romano cuiquani locus hic, nbi régnât 

Prologenes atiquis vel Diphilus aut Erimarchus^ 

Qui gentis vitio nunquam partitur amicum, 

Solus habet. Nam quum facilem stillauit in aurem 

Exiguum de natures pairiœque veneno, 

Limine summoveor, perierunt tempora longi 

Servitii ; nusquam minor est lactwra cUentiS \Ji^-Vl^, 



32 CHAPITRE II. 

Piquante et spirituelle peinture. Molière et La 
Bruyère n'auraient ni niieux observé ni mieux dit. C'est 
bien là le flatteur, toujours prêt à transformer le vice 
en vertu. L'œil sans cesse fixé sur celui à qui il veut 
plaire, il épie ses sentiments, ses goûts, ses désirs, 
et, feignant ensuite de les éprouver à son tour, il les 
exagère jusqu'au ridicule dans l'espoir .de se rendre 
plus agréable. 

Il est vrai que le satirique, en peignant le flatteur, 
avait devant lui plus d'un modèle à imiter : Thco- 
phraste S Térence*, Ho^ace^ avaient tour à tour traité 
le même sujet, et chacun d'eux l'avait marqué au coin 
de son originalité. Mais,*de tous les anciens, celui qui 
nous a laissé le portrait le plus achevé du flatteur, c'est 
sans contredit le profond et spirituel disciple d'Aris- 
tote, l'immortel auteur des Caractères. Il a de beau- 
coup dépassé Juvénal lui-même. Qu'on en juge : 

«... Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans 
la place, remarquez-vous, lui dit -il, comme tout le 
monde a les yeux sur vous? Cela n'arrive qu'à vous 
seul... Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte 
d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à 
votre habit, de le prendre et de le souffler à terre... Si 
celui qu'il veut flatter porte la parole, il impose silence 
à tous ceux qui se trouvent présents... et, dès qu'il a 
cessé de parler, il se récrie : Cela est dit le mieux du 
monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'au- 



' Charact.y II. 

2 Eunuch., II, 4; HI, 1. 

^ Ep. ad Pis., 428, sqq. A son tour Plutarque, dans l'instructif et 
agréable traite de morale où il nous apprend Tartde distinguer un 
véritable ami d'un flatteur, nous peint ce dernier avec une grande 
vérité de couleurs (De discrim. amici et adulât., c. 13). 



ROME INHABITABLE. 83 

très fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie 
froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer 
dans cette mauvaise plaisanterie; et, quoiqu'il n'ait 
nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des plis 
de son manteau, comme s'il ne pouvait se contenir et 
qu'il voulût s'empêcher d'éclater... Il achète des fruits 
et les porte chez ce citoyen ; il les donne à ses enfants 
en sa présence ; il les baise, il les caresse : Voilà, dit-il, 
de jolis enfants et dignes d'un tel père.... Le flatteur 
se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus 
viles et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est 
invité à souper, il est le premier des conviés à louer le 
vin. Assis à table, le plus proche de celui qui fait le 
repas, il lui répète souvent : En vérité vous faites une 
chère excellente... Il a soin de lui demander s'il fait 
froid, s'il ne voudrait pas une autre robe, et il s'em- 
presse de le mieux couvrir.... Avant de sortir de sa 
maison, il en loue l'architecture,... dit que les jardins 
sont bien plantés, et, s'il aperçoit quelque part le por- 
trait du maître où il soit extrêmement flatté, il est tou- 
ché de voir combien il lui ressemble et il l'admire 
comme un chef-d'œuvre *... » 

Voilà un chef-d'œuvre d'analyse. Au génie seul il 
est donné de peindre avec cette finesse et cette vérité. 
On a ici moins un portrait qu'une biographie, et, 
comme on dit aujourd'hui, une physiologie du flatteur. 
Théophraste suit le flatteur en quelque sorte dans tou- 
tes les phases de sa vie, notant avec une exactitude qui 
rappelle la manière d'Aristote, son maître, toutes ses 
paroles, toutes ses intentions, tous ses gestes. On ne 
va pas plus loin dans Tart d'observer et de nuancer ses 
obsei'vations. 

Traduction de La Bruyère. 



34 CHAPITRE II. 

Pour ce qui est de la conduite des Grecs, une fois 
que, grâce à leur souplesse et à leurs intrigues ils sont 
parvenus à s'introduire dans la demeure des riches, je 
ne saurais mieux les caractériser, en vérité, qu'en di- 
sant qu'ils ressemblent à autant de Tartufes, s'empa- 
rant de l'esprit et de la maison d'autant d'Orgons; 
comme le Tartufe de Molière, ils osent tout chez 
leur patron ; ils veulent se rendre entièrement maîtres ; 
convoitent la femme et la fille de leur bienfaiteur, d'au- 
tant plus odieux en ceci, qu'au fond de leur hypocrisie 
se cache un atroce calcul. Ils espèrent par là surprendre 
les secrets des familles afin de se faire redouter à l'oc- 
casion. 

Scire volunt sécréta domus atque inde timeri *. 

C'est ainsi encore que l'hypocrite mis en scène par 
notre grand comique a su provoquer les confidences de 
sa dupe et qu'il en abuse le jour où il se voit démasqué, 
en courant dénoncer au roi, comme criminel d'Etat, 
celui-là même dont la main bienfaisante l'avait sauvé 
de la misère '. 

Au surplus, les Protogènes, les Érimarques, les Di- 
philes, faisant haie autour de leurs patrons, empêchant 
les autres d'en approcher et recourant à la calomnie 
pour écarter tout rival dangereux, c'est encore et tou- 



1 C'est bien à tort, selon nous, qu'Heinrich et M. Ribbeck rejettent 
comme étant tout à fait étranger à la manière de Juvénal ce vers si 
caractéristique, car il peint à merveille au contraire l'esprit intri- 
gant de ces Grecs dont il a été dit plus haut, qu'ils étaient prompts 
à s'implanter au cœur même des grandes maisons, comptant ou es- 
pérant les dominer bientôt : ' 

Viscera (petunt) magnarum domuum dominigue futuri, 

(V. 72). 

* Tartufe, act. V, se. vi. 



ROME INHABITABLE. 35 

jours Tartufe, accaparant le riche et crédule Orgon, 
l'enlaçant dans ses filets, le détachant de ses enfants, 
de ses amis, les lui pendant odieux ou indifférents, et 
excellant surtout dans l'art de faire suspecter, par le 
crédule mari d'Elmire, tous ceux qui pourraient lui 
dessiller les yeux et l'éclairer sur les manœuvres dont 
il est victime. 

En vérité, et Ton ne s'y attendrait guère, le chef- 
d'œuvre de Molière se trouve tout en entier en germe 
dans les quelques vers que nous venons de citer et d'a- 
nalyser. 

A Rome, ceux à qui les intrigues des Grecs étaient 
les plus préjudiciables étaient les anciens clients, que, 
malgré leurs longs services, ils savaient si vite faire 
évincer de la maison de leurs patrons. 

Limine summoveor, perierunt tempora longi 
Servitii; nusquam minor est jactura clientis. 

En lisant ces deux vers, je crois entendre les plaintes 
et les griefs de toute une classe de la population dont 
Umbritius semble avoir lui-même fait partie, et que 
les Grecs avaient privée de son pain en la privant de 
ses patrons. 

Mais ce ne sont pas les Grecs seuls qui font fuir 
Umbritius ; ce qui le porte encore à s'éloigner de Rome, 
c'est la prédominance de la richesse et du luxe, et par 
suite le prestige extraordinaire qui s'attache à l'argent. 
Et après quelques exemples frappants, cités à l'appui de 
son thème*, il se demande quelle place peut être réser* 
vée aux pauvres dans une telle cité. 

L'âme généreuse du poëte souffre d'une foule d'iné* 

. . • ; : Lg__ia. 

5 127-147. 



36 CHAPITRE II. 

galités et d'injustices sociales qui, pour être aussi 
vieilles, hélas 1 que le monde, n'en sont pas moins un 
sujet d'affliction pour l'homme ie cœur. Voilà pour- 
quoi il se constitue ici et d'office l'avocat des classes 
déshéritées : 

« Uûe robe est-elle sale et déchirée, une tunique couverte de 
crasse, un soulier commence-t-il à s'entr'ouvrir ouest-ii récem- 
ment raccommodé au moyen d*un fil grossier qui en trahit les 
nombreuses cicatrices, on est de toutes parts eu butte aux rail- 
leries. Ce qu'il y a de plus triste dans la pauvreté, c'est qu'elle 
rend les hommes ridicules. Sortez, s'écrie-t-on, sortez du rang 
des chevaliers, impudents que vous êtes,. vous qui n'avez pas la 
fortune voulue par la loi. Il n'appartient qu'aux rejetons équivo- 
ques de la prostitution de siéger ici : c'est au superbe fils d'un 
crieur public qu'il convient d'y applaudir parmi l'élégante posté- 
rité de nos gladiateurs et de nos maîtres d'escrime. Ainsi Ta 
réglé la vanité d'Othon, à qui nous devons ces distinctions odieu- 
ses. Vit-on jamais un père agréer pour gendre un homme moins 
riche que sa fille ? jusqu'au trousseau, il faut que tout soit égal de 
part et d'autre. Vit-on jamais le pauvre désigné pour hériter? 
Les édiles l'ont-il jamais pris pour assesseur et consulté comme 
tel? Nos ancêtres plébéiens auraient dû jadis se réunir pour fuir 
à jamais leur patrie. Partout sans doute le mérite indigent a peine 
à percer, mais c'est à Rome que les efforts sont les plus pénibles : 
un misérable réduit, la nourriture des esclaves, le repas le plus 
frugal, y sont hors de i)rix. On rougirait de manger dans une vais- 
selle d'argile, et pourtant on n'y verrait aucune honte si l'on était 
subitement transporté chez les Marses> à la table d'un Sabin. Là 
on se contenterait, pour se couvrir, d'une capote grossière à capu- 
chon bleu. Dans une grande partie de l'Italie, disons-le, ou ne 
revêt la toge que pour être porté sur le bûcher. Si quel |Ucfois on 
célèbre une fête solennelle, et qu'on élève un théâtre de gazon 
oii l'on joue quelque vieille farce connue, dont les acteurs, avec 
leurs masques blêmes et béants, effrayent le rustique enfant qui 
se rejette sur le sein de sa mère : regardez le public, les grands et 
les petits sont confondus ensemble et sans distnction d'habits; 
les édiles s'y contentent de tuniques blanches pour insignes de 
leur dignité. Mais à Rome on veut briller plus qu'on ne peut. 
Le superflu devient indispensable ; de là vient qu'on le prend de 



ROME INHABITABLE. 87 

temps eu temps dans le coffre d'autrui; ici notre vice commun 
est de vivre au gré d*une pauvreté vaniteuse ^ » 

Je De voudrais pas trop médire de notre siècle. Grâce 
sans doute à une civilisation plus grande et à des 
mœurs plus douces, grâce aussi à l'influence du chris- 
tianisme, le pauvre n'est plus. Dieu merci, ce qu'il 
était dans les sociétés du paganisme. Je n'oserais pour- 
tant pas affimier que même de nos jours, aux yeux 
de maint personnage en place et de maint parvenu 
de la veille, les haillons de la misère n'aient encore une 
légère teinte de ridicule. Fussiez - vous Jean-Jacques 
Rousseau en personne, certaines gens du bel air vous 
fuiront en réprimant un sourire de dédain pour peu 
que votre chapeau soit déformé, votre habit trop usé et 
vos souliers trop éculés. Le moyen, je vous prie, de ne 
pas se faire moquer de soi si l'on se montre en pareil 
équipage à certains hommes bien repus, bien tenus et 
bien rentes surtout ? Les dédaigneux de ce genre sont 
encore assez nombreux, et, l'on dira ce que l'on vou- 
dra, le mot de Juvénal paupertas,.. ridiculos homines 
facit est encore plus vrai qu'on ne le pense. 

Dans nos théâtres, mêmes distinctions, à peu de 
chose près, qu'au temps du satirique. Le personnel 
qui s'y étale aux meilleures places, le jour d'une pre- 
mière^ pourrait bien n'être guère plus honorable ni 
souvent mieux composé que celui qui, il y a bientôt 
vingt siècles, se pavanait dans les premières loges de 
Rome. 

Quant aux mariages et aux testaments, je ne crois 
pas non plus que les choses aient beaucoup changé 
depuis Juvénal. Plus que jamais — qui l'ignore? — 



» V. 147-183. 



38 CHAPITRE II. 

Targent va à Targent, à peu près comme l'eau va à la 
rivière, selon le proverbe populaire. 

Dans la Rome ancienne comme dans nos grandes 
villes et capitales modernes, même difficulté d'arriver, 
pour le mérite indigent qui n'a pas le temps d'attendre, 

Haud facile emergunt quorum virtutibus ohstat 
Res angusta domi; 

môme cherté des loyers, 

Magno hospiiium miserahile, 

et même chère té de la vie matérielle. Il n'y a là rien 
d'étonnant, quand on songe qu'au temps où écrivait 
Juvénal, la population de Rome oscillait, — chiffre 
énorme, — entre un million et un million et demi d'ha- 
bitants, et quelquefois même allait au delà*. 

Enfin, nouvelle et dernière analogie, même entête- 
ment chez les petits bourgeois à préférer au séjour des 
villes de province où, par suite de la simplicité des 
mœurs tout était meilleur marché, le séjour de Rome 
avec toutes ses conséquences. Une des premières, que 
le poëte signale avec raison comme une vraie plaie 
sociale facile à observer en tous les temps, c'est chez 
ces mêmes petits bourgeois le désir impuissant et inas- 
souvi de faire et de vivre comme ceux dont les gran- 
des fortunes les éblouissent. Chacun veut avoir et de 
splendides vêtements et des bijoux et des services en 
argent, absolument comme les heureux du jour, 

Fictilibus cœnare pudet. . . . 
Hic ultra vires habitua nitor. . . • 



* Voyez Ludw. Friediœnder : Darstellungen aus der Sittengeschichte 
Moms, etc., t. J> p. 21^ 



ROME INHABITABLE. 39 

C'est toujours Téternelle histoire de la grenouille vou- 
lant imiter le bœuf, et qui crève à ce jeu dangereux. 
Voilà à quoi mène cette pauvreté vaniteuse^ fléau de 
tous les temps de civilisation excessive : 

Hic vivimiis ambitiosa 

Paupertate omnes. 

Juvénal, on le voit, en sa qualité de véritable ami 
des classes inférieures, ne craint pas de leur dire la vé- 
rité, et partout leur donne de sages et utiles conseils. 
Mais nulle part, en revanche, répétons-le, il ne fait dé- 
faut à la cause des pauvres, des prolétaires. Toujours 
il s'intéresse et nous intéresse à eux, s'apitoie et nous 
apitoie sur leur sort. Si à la campagne, dans les mu- 
nicipes, où il voudrait voir affluer le trop-plein de la 
population romaine, les incendies ou d'autres sinistres 
étaient peu à redouter, ils étaient au contraire fré- 
quents à Rome ; et Umbritius signale, à cette occa- 
sion, certaines injustices sociales qui blessent à la fois 
son cœur et son âme. Une maison devient- elle la 
proie des flammes? il a soin de nous faire remarquer 
que c'est le pauvre qui est le plus exposé sous le double 
rapport des dangers et des pertes matérielles. Habitant 
en général, comme dans toutes les villes trop peuplées, 
les combles ce près du nid où la colombe amoureuse 
vient déposer ses œufs * », le pauvre ne peut déména- 
ger aussi vite que les locataires des étages inférieurs et 
du rez-de-chaussée, et d'ordinaire il a le triste privi- 
lège (( de rôtir le dernier' ». Mais, en supposant qu'il 
échappe à la mort, quelle condition alors que la sienne! 
Le misérable mobilier de Codrus et ses quelques har- 



1 V. 202. 

2 v. 20i- 



40 CHAPITRE IL 

des ont été dévorés par les flammes. Le voilà nu et 
sans pain. Qui s'en occupe? Mais que le feu s'attaque 
au palais du riche Asturius ou de l'opulent Persicus, 
qui sont sans héritiers, c'est bien différent : alors les 
dames romaines font éclater leur désespoir, le préteur 
suspend ses audiences, chacun s'empresse par des dons 
superbes de réparer les pertes d' Asturius et de Persi- 
cus, à tel point <c qu'on peut les soupçonner d'avoir 
brûlé eux-mêmes leur maison* ». 

Quelle sécheresse de cœur et quelle bassesse de ca- 
ractère à la fois n'accuse pas chez une société une telle 
peinture 1 Juvénal n'invente pas ces traits-là à plaisir; 
un de ses contemporains, le poëte Martial, parle du 
même fait dans des termes identiques*. Ainsi, dans 
cette Rome du premier siècle, on n'a de la sympathie, 
de l'empressement et des larmes que pour le riche. De 
même que les testaments sont tous en faveur du riche, 
de même tous les secours sont encore pour lui. Tout 
cela part d'un même fonds d'insensibilité, de lâcheté 
et de cupidité surtout. Avez-vous bien entendu ce 
qu'a constaté le poëte? Asturius et Persicus n'ont pas 



' .... Tanquam ipse suas incenderit xdes. 

(V. 222.) 

3 AD TONGILIANUH, DE tJTILI INCENDIO. 

Empta domus fuerat tibi, TongUiane, ducenis • 
AbstulU hanc nimium cqsus in Urbe freqttens, 

Collatum est decies. RogOy non potes ipse videri 
Incendissetuamf Tongiliane/domum ? 

{Epigrammat.y HI, 52.) 

« Ta maison, Tongilianus, t'avait coûté deux cent millf sesterces ; 

un accident trop commun à Rome te Ta enlevée. On a fait une 

souscription qui t'a produit dix fois sa valeur. Je te le demande, 

Too^ilianuSy ne pourrait-on pas te soupçonner d'avoir incendié toi- 

même ta maison ? » 



ROME INHABITABLE. 41 

d'héritiers. Donc, le moment venu, ils pourront songer 
à récompenser ce beau zèle de leurs amis. Leur testa- 
ment n'est pas encore clos. Voilà qui explique mieux 
que tout le reste toutes ces flatteries, toutes ces obsé- 
quiosités, que l'on voit se produire souvent encore, de 
nos jours, dans des circonstances analogues. En re- 
vanche, disons-le hautement à l'honneur de notre civi- 
lisation et de notre temps, il est un sentiment qui sépare 
profondément notre société de la société païenne : c'est 
la pitié que provoque chez nous la détresse du pauvre. 
Si pour un très-petit nombre de personnes gonflées d'or- 
gueil, de vanité et dépourvues de cœur, telle ou telle 
misère, comme celles qui ont été décrites plus haut, 
peut paraître plutôt ridicule que touchante, en revan- 
che, la généralité des hommes incline vers |la miséri- 
corde. Ce n'est pas nous qui, semblables aux Romains 
de Juvénal, laisserions un malheureux incendié sans 
abri ni vêtement. La bienfaisance publique et la bien- 
faisance privée se hâteraient de se mettre à l'œuvre. 
Parmi nous tous, ce serait à qui devancerait son voi- 
sin pour aller au-devant des premiers besoins du pau- 
vre, victime du feu ou de tout autre fléau; c'est pour 
le pauvre que l'on se cotiserait tout d'abord, c'est ça 
misère que l'on songerait à soulager la première. Il 
faut le reconnaître : le sublime homo sum.., de Tc- 
rence n'avait pas été compris, ce semble, par l'anti- 
quité romaine ; cette noble maxime y était restée à 
l'état de lettre morte ; la pratique n'avait pas suivi la 
théorie. Nous autres, au contraire, nous obéissons 
tous à un mobile inconnu au paganisme et qui guidait 
Juvénal à son insu. Ce mobile porte un saint et doux 
nom : il s'appelle la charité. 

Umbritius, après avoir signalé le triste état des choses 
que nous venons de rappeler, sent redoubler ç^oi^Vvsst- 



42 CHAPITRE II. 

reur pour le séjour de Rome; et il conseille à tout ce 
qui y reste encore d'honnêtes gens, de l'imiter et d'aller, 
comme le fera plus tard l'Alceste de Molière, une façon 
d'Umbritius de son temps sous le rapport de la probité 
et de la vertu, 

. . . Chercher dans le monde un endroit écarté 
Oit d'être homme d'honneur on ait la liberté. 

Umbritius, à cet égard, a son idéal à lui ; c'est la vie 
de campagne, la retraite au milieu des champs ; vie 
que son imagination de poëte entrevoit, et il no'us la 
dépeint en quelques vers qui tranchent agréablement 
avec le ton général de cette satire. 

Par la grâce des détails, la douceur des images et la 
vérité universelle du sentiment, ces vers rappellent à 
la fois Horace, Virgile et Tibulle. 

« Quiconque aurait la force de s'arracher aux jeux du cirque, 
achèterait à Sore, à Fahratère ou à Frusinone une maison agréa- 
ble au même prix qu'il payerait à Rome le loyer annuel d'un 
obscur réduit. Là il aurait un petit jardin et une source où il 
pourrait, sans employer la corde, puiser avec la main, pour ar- 
roser sans efforts ses légunies naissants. Aimez la bêche et cul- 
tivez de vos propres mains un jardin qui fournisse de quoi ré- 
galer cent pythagoriciens. C'est quelque Chose, en quelque lieu 
solitaire que l'on vive, de pouvoir s'y dire le maître, ne fût-ce 
que d'un lézarda» 

Et maintenant Juvénal va surtout s'étendre sur les 
inconvénients du séjour de Rome au point de vue de 
la tranquillité et de la sûreté, inconvénients qu'en gé- 
néral le riche peut éviter, mais dont souffre plus parti- 
culièrement le pauvre. Juvénal, on le voit, continue à se 



* V. 224-232. 



ROME INHABITABLE. 43 

faire partout et en toutes choses le défenseur du peu- 
ple, dont la cause lui est chère ; nous touchons ici à la 
partie la plus connue, la plus populaire de la troi- 
sième satire et que Boileau, comme on sait, a tant mise 
à contribution. 

Comment Umbritius ne fuirait-il pas une ville où, 
à moins d'être fort riche, on ne trouve pas même un 
asile favorable au sommeil? Ce n'est qu'à grand prix 
qu'on dort à Rome en achetant ou en louant quelque 
maison située à l'écart dans quelque opulent et paisible 
quartier. — Combien notre Paris moderne ressemble 
en ceci à la Rome impériale du premier siècle? — Le 
moyen de dormir dans les quartiers ordinaires de cette 
bruyante cité ? Les veaux marins eux-mêmes, les plus 
dormeurs de tous les animaux, se réveilleraient au bruit 
de tant de choses s'embarrassant les unes dans les au- 
tres et des imprécations des muletiers forcés de s'arrêter. 
Pour le riche, porté dans une litière par de robustes 
esclaves, il se fraye partout un passage, et chemin fai- 
sant, — absolument comme celui qui chez nous a son 
équipage , — il lit ou dort selon son bon plaisir. Mais 
le pauvre, mais Y honnête homme à pied y celui-là est 
obligé de patienter. Retardé par la foule qui précède, il 
est poussé par celle qui suit. Et alors que de désagré- 
ments et d'ennuis ! L'un le heurte du coude, l'autre 
d'un ais qu'il porte ; frappé par une solive^ sa tête va 
donner contre une ampliore ; dans l'intervalle on l'écla- 
boussé jusqu'à la ceinture et les voisins lui écrasent les 
pieds, et si ces voisins se trouvent être, par hasard, des 
soldats, il les lui déchirent encore avec les gros clous 
de leur chaussure militaire. Survient une véritable pro- 
cession formée de gens qui, au milieu de ce tumulte, 
emportent chez eux, dans des marmites et des réchauds 
étages sur leur tête, la sportule en ualwt^, \.o\>Xfâ\x^Oçifc- 



44 CHAPITRE II. 

ment distribuée*. Cependant des chariots chargés de 
poutres ou de pierres de Ligurie viennent à traverser 
cette foule déjà si embarrassée ; accablé sous ce poids 
énorme, souvent l'essieu se brise, verse sur les pas- 
sants cette montagne ambulante, et quantité de citoyens 
sont broyés sous les roues, tandis que, sans se douter de 
rien, leur famille les attend au logis '. 

Piquante et curieuse peinture que ne saurait effacer 
complètement, même le plus pâle, le plus prosaïque 
résumé , et dont Boileau , dans sa satire intitulée les 
embarras de Paris, a fait une imitation pleine de verve 
et d'originalité, présente à toutes les mémoires '. C'est 
biea là le tableau fidèle de ce qui se passe et se voit 
dans les grandes capitales à certaines heures de la 
journée, alors que les grandes artères sont sillonnées de 
piétons, d'équipages, de chariots et de charrettes, et que 
se produisent mille et mille embarras, mille et mille 
accidents, les uns burlesques, les autres tragiques. 
Paris, Londres, Vienne, Madrid, New- York et beau- 
coup d'autres cités populeuses, présentent à certains 
moments de presse et d'agitation l'image vivante et 
encore agrandie de l'animation et du tumultueux dé- 
sordre de la Rome des Césars. 

Umbritius nous a fait connaître les rues de Rome 

* Voyez sur la sport ule et les diverses transformations qu'elle a 
subies, la page 10 de ces études. 

^ Voyez y. 234-2G4. M. de Siebold^dans Tintroduction dont il 
fait précéder sa traduction en vers allemands de la troisième satire 
{ouvr. cité, p. 36), fait remarquer, avec raison, qu'on peut conclure 
d'après ces détails qu'ils se rapportent aux premières années qui 
ont suivi la mort de Domitien. En effet, Pline le jeune avait écrit, 
en l'année 100 de l'ère vulgaire, son Panégyrique de Trajau, et dans 
le chapitre Ll de cet opuscule il loue Trajan d'avoir défendu aux 
chariots chargés de pierre la circulation dans Rome. 

» Sat. VI. 



ROME INHABITABLE. 45 

pendant le jour. Il va nous dire maintenant ce qui s'y 
passait pendant la nuit. Ici encore combien de curieux 
traits de mœurs, do détails piquants que l'histoire pro- 
prement dite, en raison de sa gravité, ne relate guère! 
On nous montre Rome en quelque sorte en déshabille, 
et nous surprenons la vie romaine sur le fait. Ainsi 
certaines découvertes faites à Herculanum ou Porapéi, 
par exemple, nous initient à la vie intime des Romains, 
que sans cela nous aurions probablement toujours 
ignorée. 

La nuit donc on est exposé à mille petites misères : à 
chaque instant l'on risque d'être écrasé sous une grêle 
d'ordures tombant avec une pesanteur effrayante du 
haut des maisons; et Juvénal, à ce sujet, fait spiri- 
tuellement observer, par la bouche d'Umbritius, qu'on 
devrait taxer de stupidité et d'imprévoyance quiconque 
irait souper en ville « sans avoir fait son testament * » . 
Autant, en effet, de fenêtres éclairées sur votre pas- 
sage, autant vous avez de morts à redouter '. Le seul 
vœu raisonnable à former en cette conjoncture, « c'est 
que ces fenêtres se contentent de vous inonder du con- 
tenu de leurs pots '. » C'est là une maxime de sagesse 
pratique qui ne devrait pas être oubliée par qui- 
conque habite une grande ville, et, il y a quelques 



1 V. 273 et 274. 

^ Voy. sur la hauteur extraordinaire des maisons romaines avant 
et après Tincendie allumé par Néron les curieux et savants détails 
que nous fournit à ce sujet M. L. Friedlœnder, ouvr. cité, p. 3, 4, 5. 

3 Ut sint contentas patulas defundere pelves, (V. 277.) 

Le poète évidemment veut dire par là que mieux vaut encore être 
inondé par les immondices contenues dans les vases que Von vide du 
haut des fenêtres, que d'être écrasé par ces mêmes vases , ce qui ne 
manquerait pas d'arriver si Ton jetait à la fois sur le passant le con- 
tenant avec le contenu. 



46 CHAPITRE IL 

années seulement, les citoyens de Marseille surtout 
auraient été à même de la mettre tout particulièrement 
à profit. 

Ce n'est pas tout. En quittant son logis, pendant la 
nuit, on courait risque aussi de tomber à tout instant 
entre les mains de certaines bandes de jeunes gens 
ivres qui, au sortir de quelque orgie, se plaisaient 
trop souvent à chercher noise aux passants. Encore un 
scandale dont Néron avait donné l'exemple, au dire des 
historiens romains; car Tacite* et Suétone' nous le 
montrent parcourant les mauvais lieux de Rome déguisé 
en esclave, puis se faisant un malin plaisir de rosser d'im- 
portance tous ceux qu'il rencontrait sur son chemin. 
Une fois la licence autorisée par le nom du prince, les 
fils de famille se livrèrent impunément aux mêmes ex- 
cès. C'est encore Tacite qui nous le dit '. Pour quel- 
ques-uns de ces mauvais sujets, fait observer Juvénal 
à son tour, ce c'était un prélude nécessaire au som- 
meil * » . Or qui courait en pareille occurrence le plus 
de dangers ? C'était encore et toujours le pauvre, répond 
le poëte, qui ne cesse de le plaindre et de le défendre. 
L'homme riche, ne sortant de chez lui, la nuit, que bien 
escorté, précédé et suivi de torches flamboyantes, n'a 
rien à craindre. On lui cède prudemment le pas. 
Mais le pauvre, marchant seul et n'ayant le plus 
souvent pour se guider que la lueur douteuse de la 



* Aww.,XIU, 25. 

^ Nero^ 26. Voyez aussi Dion Cassius, LXI, c. 9. 

^ Ann, ibid. On a trop souvent accusé Juvénal d'exagérer les choses 
en sa qualité de satirique ; car les écrivains contemporains confir- 
ment constamment les faits qu'il rapporte. H n'y a de différence en 
général que dans la manière plus ou moins vive ou dramatique dont 
le poëte les représente. 

* V. 281. 



ROME INHABITABLE. 47 

lune OU d'un bout de chandelle, a tout à redouter. 
Ecoutons Umbritius, qui semble parler d'expérience : 

« D^abord le brutal se plante devant moi et m'ordonne de 
m'arrêter. Que faire quand un furieux commande et que 
d'ailleurs il est le plus fort? D'où viens-tu? me crie-t-il. 
Chez qui t'es-tu farci de fèves et de vinaigre ? Quel savetier a 
daigné partager avec toi ses poireaux et sa tête de mouton bouil- 
lie? Tu ne dis rien, parle, ou reçois ce coup de pied. Où loges-tu ? 
Dans quel bouge faut-il que j'aille te chercher? Que j'essaye de 
répondre ou de battre en retraite sans mot dire, c'est tout un ; 
il n'en frappe pas moins^ et le forcené m'intente encore un pro- 
cès. Voilà la liberté dont le pauvre jouit à Rome. Blessé, meur- 
tri par ses coups de poings je le conjure et le supplie de me lais- 
ser du moins partir avec quelques dents ^ ». 

Ceci est plus qu'un piquant tableau de genre nous 
faisant connaître les habitudes du pauvre, et jusqu'au 
repas dont il se régdait s'il était invité chez ses pareils. 
Ce dialogue et tout ce ,qui l'encadre indique à mer- 
veille la ligne de démarcation qui séparait à Rome les 
classes inférieures des classes supérieures. Ces fils de 
patriciens, échauffés par le vin et la bonne chère, accos- 
taient le petit peuple à peu près comme le loup de la 
fable accoste l'agneau. Ils représentent la raison du 
plus fort. Quel mépris, quelle insolence, quelle vio- 
lence d'un côté ! et de l'autre, quelle humilité, quelle 
résignation et en même temps quelle conscience de 
l'injustice subie 1 On se croirait déjà au moyen âge, 
alors qu'il était permis au seigneur et suzerain de mo- 
lester à sa guise le serf inotfensif et impuissant. Par 
l'organe d'Umbritius, Juvénal proteste, à sa manière , 
contre ces injustes distinctions sociales, ces odieuses 
inégalités des conditions. 



* V. 290-302. 



48 CHAPITRE II. 

• 

Ce qui suit est d'une vérité plus générale, et achève 
la peinture des inconvénients attachés au séjour de 
Rome, au point de vue de la sécurité des citoyens. Il 
s'agit des faits et gestes des voleurs de nuit. Qu'étaient 
devenues, au temps du satirique, les sages mesures de 
police prises par Auguste, qui avait divisé Rome en 
quatorze régions ayant chacune son excubitorium ou 
corps-de-garde, et organisé une garnison urbaine de 
quatre cohortes spécialement destinée à veiller à la 
tranquillité publique pendant la nuit *? Tout cela, 
évidemment, était tombé en désuétude sous les em- 
pereurs ses successeurs. Qu'on en juge : 

c II y a bien d'autres risques à courir, dit Umbritius, car il ne 
manquera pas de gens pour vous dépouiller dès que les maisons 
se ferment et que le silence se fait dans les boutiques après 
qu'on y a Oxé les verrous et les barres des volets. Alors surgit 
soudain un rôdeur de nuit, et le couteau fait sa besogne. Pendant 
ce temps-là, les patrouilles du guet occupent les marais Pontins 
et la forêt Gallînaria, Ce qui fait que les voleurs se replient de 
là sur Rome^ où ils accourent comme à la curée ^ > 

Voilà de ces misères inhérentes à toutes les grandes 
villes , et qui ne disparaîtront jamais complètement. 
Paris a eu son pinus Gallinaria; on sait, en effet, quel 
rôle a joué, pendant trop longtemps, la forêt de Rondy ; 
et sous Louis XIV encore, les rues de Paris n'étaient 
guère plus sûres la nuit que celles de Rome au temps 
de Domitien, témoin ces vers de Roileau, si heureuse- 
ment imités du passage de Juvénal cité plus haut : 

Mais sitôt que du soir les ombres pacifiques 
D'un double cadenas font fermer les boutiques; 



* Sueton., Aug., xxx elxLix; Tacite, Awn.,IV, v; Dion, LV, xxiv. 
» V. 302-309. 



ROME INHABITABLE. 49 

Que^ retiré chez lui, le paisible marchaDd 

Va revoir ses billets et compter son argent; 

Que dans le marché Neuf tout est calme et tranquille^ 

Les voleurs à Tinstant s'emparent de la ville. 

Le bois le plus horrible et le moins fréquenté 

Est au prix de Paris un lieu de sûreté ! 

Malheur donc à celui qu'une affaire imprévue 

Engage un peu trop tard au détour d'une rue ! 

Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés : 

La bourse!... Il faut se rendre, ou bien vous résistez 

Afin que votre mort, de tragique mémoire, 

Des massacres fameux aille grossir l'histoire ^ 

De nos jours, Dieu merci, les choses ont bien changé ; 
quoique bien autrement étendue que la Rome des 
empereurs et le Paris du dix-septième siècle, la capi- 
tale de la France, aussi bien que celle de l'Angleterre, 
offre en général une sécurité presque parfaite, grâce à 
un système de police plus intelligent, et peut-être 
aussi, disons-le, à un éclairage plus ingénieux. 

Nous voilà bien loin de notre ami Umbritius. Hâtons- 
nous, et pour finir, de revenir à lui. Maintenant qu'il 
nous a dit ce qu'il avait sur le cœur, et qu'il a exhalé, 
avec l'éloquence d'un homme de bien, sa haine si forte- 
ment motivée contre la capitale du monde romain, il 
est censé partir pour son exil volontaire. Il dit adieu à 
Juvénal, non sans lui promettre néanmoins que le jour 
où le poëte se rendra, pour se refaire, à Aquinum , sa 
patrie, il sera prêt à quitter Cumes pour se ranger, 
en soldat dévoué, sous le drapeau de celui qui s'est 
imposé la tâche honorable de faire la guerre aux vices 
de son siècle. 

Telle est cette satire où l'auteur s'efforce avant tout 
de nous peindre, en détail et par le menu, la corruption 

> Sal. VI. 



50 CHAPITRE II. 

générale de Rome et la triste situation du pauvre, qui 
en est une des conséquences les plus déplorables. Le 
reste n'est, pour ainsi dire, qu'accessoire, malgré la 
vérité, l'intérêt et la variété de certaines peintures, 
qui pâlissent néanmoins auprès de l'idée principale que 
nous venons de signaler. Nulle part l'indignation d'hon- 
nête homme de Juvénal, nulle part non plus sa chaleur 
d'âme et sa tendresse de cœur ne s'échappent en traits 
plus éloquents et plus touchants à la fois. A côté du 
grand poëte et du grand moraliste je trouve ici, — chose 
bien rare dans l'antiquité païenne, et qu'on ne s'est 
guère avisé de reconnaître jusqu'à présent dans notre 
satirique, — je trouve ici, je le répète, un sincère et 
ardent philanthrope. 



CHAPITRE m. 



lies liomiiies romainaV 



l^ 



La deuxième et la neuvième satire où sont exposées 
les mœurs des hommes du temps ont, à juste titre, 
alarmé les moralistes. Elles ont certainement enlevé à 
Juvénal, sans que ses autres satires les lui aient jamais 
ramenés, toute une classe de lecteurs; nous voulons 
parler de ceux que repoussent, qu'effrayent les peintu- 
res trop licencieuses. 

A propos de ce crime abominable que la législation 
mosaïque et celle des anciens Germains punissaient de 
mort ', Juvénal s'est laissé entraîner à des tableaux 
d'une hardiesse révoltante. Pour trouver quelque chose 
d'approchant en ce genre, il faudrait remonter de six 
cents ans en arrière du satirique jusqu'aux prophètes de 
rAncfen Testament, ou redescendre le cours des âges 
jusqu'à notre Agrippa d'Aubigné. Juvénal a mérité à 
cet égard de justes reproches, on ne saurait le nier. Mais 
il en faut prendre son parti avec lui. Pas plus qu'Aristo- 
phane, que Perse, que Sénèque, et beaucoup d'autres 



» Sat. n. Sat. IX. 
> Sat. n. 

» Levit,, c, XX, v. 13. — Tacite, De mor, German-f c. xii. 



52 CHAPITRE III. 

écrivains éminents dç l'antiquité dont les bonnes inten- 
tions ne sauraient être contestées, il ne recule devant 
rimage et l'expression crues. Sans vouloir en aucune 
façon le justifier, faisons remarquer du moins, — et 
nous avons déjà eu occasion de nous expliquer à ce 
sujet dans notre introduction, — que la droiture de 
son cœur et la pureté de ses sentiments peuvent lui 
servir d'excuse. Juvénal ne se complaît pas comme 
Horace ou Martial, par exemple, à nous montrer le 
vice tout nu pour en rire ensuite, et satisfaire ainsi je ne 
sais quel secret penchant de libertin; il en parle, lui, 
en citoyen affligé, en moraliste indigné, et s'il l'étalé à 
nos yeux, c'est, on Ta remarqué plus d une fois, pour 
en inspirer l'horreur et le dégoût. 

Vc^là ce qu'il faut sans cesse se répéter en abordant 
certains passages de notre poëte , et notamment ceux 
dont il va être question maintenant. 

Parler de morceaux de cette nature, n'est pas chose 
aîs-ée pour le critique. Si le latin dans les mots brave 
l'honnêteté, le lecteur français, et à bon droit, veut 
être respecté. Nous ne l'oublierons pas. Nous laisserons 
donc dans l'ombre ou nous indiquerons seulement ce 
qui ne saurait comporter le grand jour ou l'analyse ; 
de même, sans pruderie exagérée, nous signalerons 
certains traits qui n'ont rien de dangereux après tout, 
si on les envisage avec calme et un cœur pur. 

La deuxième satire laisse certainement beaucoup à 
désirer sous le rapport de la clarté comme sous celui du 
plan, quoi qu'en pensent de savants commentateurs 
toujours disposés à tout admirer chez leur auteur *. 

Elle est dirigée contre Domitien et l'aristocratie 
romaine du temps. L'on y attaque évidemment en 

' Heinrich, entre autres. 



LES HOMMES ROMAINS. 53 

môme temps que Domîtien les nobles et les sénateurs 
de l'époque qui, pour plaire à César, avaient adopté 
ses mœurs. Qu'était-ce que Domitien ? Un monstre de 
cruauté, sans doute, mais, avant tout, un monstre d'hy- 
pocrisie. Je ne citerai qu'un seul trait à ce sujet, em- 
prunté à Juvénal même, qui n'est ici que Técho fidèle 
de l'histoire. Domitien avait été l'amant incestueux et 
adultère de Julie, fille de son frère Titus, mariée à 
Flavius Sabinus. Après l'avoir enlevée à son mari, 
séduite et rendue mère, il la força à un avortement 
qui causa sa mort*. Or, le croirait-on? ce fut dans le 
temps même où, par cette scandaleuse liaison, Domitien 
avait blessé tout ce qui restait encore d'honnêtes gens 
à Rome, qu'il eut l'insigne effronterie de sévir contre 
les mœurs du siècle et notamment contre l'adultère *. 

Tel maître, tels valets, je veux dire tels sujets. Dans 
les temps de décadence et de servitude, tout se modèle 
sur le prince. De la cour, le mal gagne la ville. Donc, au 
temps de Domitien, plus encore qu'au temps de Né- 
ron, l'hypocrisie ' était à l'ordre du jour; elle avait en- 
vahi les hautes classes de la société. 

Ce qu'est pour Tartufe la religion chrétienne, un 
manteau dont il couvre aux yeux du monde les vile- 
nies de son âme, le faux stoïcisme l'était pour les 
Tartufes du paganisme, à savoir un masque destiné 
à dérober aux regards du public leurs détestables 
passions. Juvénal les divise en deux classes, ce semble, 
car le texte n'est rien moins que clair en cet endroit , 
en stoïciens que l'on pourrait appeler faux stoïciens cy- 



^ Suétone raconte le même fait {Domitien, c. xxii). 
2 Id., ibid., c. viii. 

^ Voy. la deuxième satire de Perse, où ce vice est dépeiut en traits 
aussi frappants que curieux. 



64 CHAPITRE IIl. 

niques et faux stoïciens épicuriens. Ces derniers, à qui le 
poëte ne consacre que peu de lignes, il les accuse d'avoir 
toujours à la bouche les mots de justice et de liberté, 
tandis qu'ils donnent l'exemple de la plus honteuse mol- 
lesse. Au forum, soit comme avocats, soit comme ju- 
ges, ils fulminent contre la dépravation des mœurs tout 
en portant des costumes scandaleux pour des Romains, 
des toges diaphanes, laissant voir toutes les formes et 
toutes les parties du corps, et dont rougiraient de se 
revêtir même les femmes dépravées contre lesquelles 
ils viennent requérir : a Mieux vaudrait plaider tout 
nu, ce serait plus fou, mais moins indécente » 

Voilà qui, chez Juvénal, sent le vieux Romain, ami 
de la gravité, de la décence, et ennemi déclaré de tou- 
tes les innovations capables de l'altérer ou de la com- 
promettre. On croirait entendre Caton l'Ancien faisant 
la guerre aux mœurs corrompues du jour dans son 
fameux discours contre l'abrogation de la loi Oppia^ 
par exemple. Quelle vivacité aussi dans les réflexions 
qui suivent, empruntées au même ordre d'idées et for- 
mant un admirable contraste : 

(( Oh ! que j'aurais voulu te voir jadis et sous un tel vêtement 
parler de lois et de justice devant ces vieux Romains revenant 
vainqueurs et couverts de blessures encore saignantes, devant 
ces montagnards, abandonnant leurs charrues pour accourir au 
Forum ! ^ » 

Mais c'est aux faux stoïciens cyniques qu'il réserve 
ses traits et ses âpres colères ; c'est à ces pharisiens du 
Portique, à ces autres sépulcres blanchis, qu'il arrache 



^ Nudus agas : minus est insania turpis, 

ly.n.) 

' V. 75-75. 



LES HOMMES ROMAINS. 55 

leur masque ; ce sont ces Tartufes du paganisme dont 
pullule la Rome de Domitien , qu'il accable de ses 
coups de fouet et de ses sanglantes ironies. 

« Il me prend envie de quitter Rome et de me sauver au pays 
des Sarmates et de l'Océan glacé quand j'entends parler mo- 
rale à des gens qui font les Gurius^ et dont la vie est une per- 
pétuelle bacchanale... Méfiez- vous de leur front trompeur. Quel 
quartier ne regorge de ces austères débauchés? Oses- tu bien sé- 
vir contre les vices du temps, toi Tégout le plus signalé de la 
bande qui affecte la sagesse d'un Socrate ? Ta peau velue, tes 
membres hérissés de soies de sanglier promettent une âme in- 
domptable. Mais tu fais rire ton médecine... Ces gens parlent 
peu : ils ont la passion du silence ; ils portent leurs cheveux plus 
courts que leurs sourcils. J'aime encore bien mieux Péribomius, 
quant à moi ; celui-là au moins est franc et naïf dans son immo- 
ralité : je ne l'impute qu'à la fatalité. Son visage, sa démarche, 
tout le confesse. Cette candeur dans la débauche excite ma pitié. 
Cette fureur du vice en est l'excuse. Combien plus dépravés sont- 
ils, ces fourbes qui, pour flétrir le [mal, tonnent comme Her- 
cule contre la volupté, et au sortir d'un discours sur la vertu, 
se vautrent dans le vice^î Ignoble Sextus, s'écrie l'infâme Va- 
rillus, tu veux que je te respecte? Vaux-tu donc mieux que 
moi ? Qui veut se moquer des cagneux doit avoir la jambe droite ; 
il faut avoir la peau blanche pour se railler du nègre. Qui pour- 
rait supporter les Gracques déclamant contre l'esprit de sédi- 
tion? N'est-ce pas le monde renversé que de voir Verres se cho- 
quer d'un vol^ Milon fulminer contre l'homicide, Clodius se 
scandaliser d'un adultère, Catilina dénoncer Céthégus, et les 
triumvirs, disciples de Sylla, déclamer contre les proscriptions? 
« Tel était encore ce misérable qui, naguère, souillé d'un adul- 
tère mêlé à de tragiques événements, osait faire revivre des lois 
effrayantes pouvant atteindre Mars et Vénus^ tandis que sa nièce 
Julie^ trop souvent féconde, rejetait de ses flancs, par des avor- 



' Sed podlce levi 

Ckduntur tumidœ, medico ridente, mariscœ. 

(V. 12 et 13.) 
* V. 21. La traduction littérale du commencement de ce vers est 
impossible. 



56 chapitre; m. 

tements réitérés, des lambeaux palpitants qui ressemblaient à 
son oncle ^ » 

Dans ces vers qui tous ne peuvent pas se citer ni se 
traduire et dont beaucoup avaient certes besoin d'être 
adoucis, qui ne sent vibrer Tâme de Thonnête homme 
indigné? Le poëte y prend tous les tons pour flétrir 
l'hypocrisie, ce vice éternel de rhumanité que Perse *, 
Lucien % l'Évangile, Shakespeare *, Molière, et notre 
comédie contemporaine*, ont tour à tour flagellé. Ce 
vice lui inspire des vers qui sont devenus proverbes, 
comme celui-ci par exemple : 

Quis tulerit Gracchos de seditione quer entes f 

Mais sa bile s'allume surtout quand il vient à par- 
ler de cet infâme empereur qui a été à la fois le 
bourreau et le corrupteur de Rome. Les derniers vers 
du morceau que nous avons cité, le lecteur l'aura re- 
marqué, sont d'une énergie qui fait frémir. On n'a pas 
le temps de s'apercevoir de ce qu'ils ont peut-être de 
trop cru, tant ils respirent la colère, tant aussi on y 
sent circuler je ne sais quel souffle tragique *. En les 
écrivant, Juvénal se trouvait encore certainement sous 
l'impression qu'avait produite en lui ce crime récent de 

' 1-34. 

» Sat. II. 

^ Dans son Icaroménippe et son Nigrinns, 

♦ Dans Richard III. 

* Voyez les Faux Bons Hommes , de MM. Thcod. Barrière et Ernest 
Ca pendu. 

^ Qualis erat nuper tragico poUutus aduUer 
ConcubïtUj qui tune leges revocabat amaras 
Omnibus alque ipsis Veneri Mar tique timenias, 
Quum tôt abortivis fccundam Julia vulvam 
Solveret, et patruo simites e/funderet o/fas. 



LES HOMMES ROMAINS. 57 

Domitien ; et celte satire, une des premières sinon la 
première qui soit sortie de sa plume, a dû être écrite, 
mais non publiée, bien entendu, du vivant même de 
Domitien ; elle aura paru tout aussitôt après la mort du 
tyran. 

Nous connaissons maintenant les hypocrites du 
temps S mais nous savons seulement d'une manière 
générale quelles sont leurs mœurs, leur vie privée. Il y 
a beaucoup d'art dans la transition à l'aide de laquelle 
l'écrivain passe à la seconde partie de son sujet. Il sup- 
pose qu'un de ces bons stoïciens, qu'il vient de nous 
faire connaître, traverse une rue de Rome en s'écriant, 
avec des roulements d'yeux dignes de l'Imposteur peint 
par Molière : « Loi Julia, qui punis l'adultère, où es- 
tu? dors-tu?)) Une femme est censée l'entendre. Aus- 



' Après Juvénal personne n'a mieux peint, démasqué et persiflé 
cette race d'hommes, philosophes si austères dans leur extérieur et si 
hideusement corrompus dans leur intérieur, que Lucien. Ce qu'ils 
avaient été au premier siècle de Tère chrétienne, ils Tétaient encore 
au deuxième, époque où écrivait le satirique de Samosate. Qu'on en 
juge par le passage qui suit : « U est une espèce d'hommes qui de- 
puis peu monte comme une écume à la surface de la société, engeance 
paresseuse, querelleuse, vaniteuse, irascible, extravagante, boufQe 
d'orgueil et d'insolence, et selon l'expression d'Homère « de la terre 
inutile fardeau ». Ces hommes-là, formés en différents groupes, ont 
inventé je ne sais combien de dédales de raisonnements, se sont ap- 
pelés stoïciens, académiciens, péripatéticiens... Grâce au nom respec- 
table de la vertu dont ils se drapent, le sourcil haut, la barbe longue, 
ils s'en vont déguisant l'infamie de leurs mœurs sous un dehors 
composé, semblables à ces acteurs de tragédie, dont le masque et la 
robe brodée d'or, une fois enlevés, laissent à nu un misérable person- 
nage qui se loue sept drachmes pour la représentation... En face de 
leurs disciples ils vantent la tempérance et le courage, déprécient 
les richesses et les plaisirs; mais aussitôt qu'ils sont seuls et livrés à 
eux-mémfs, qui pourrait dire jusqu'où va leur gourmandise, leur 
lubricité, leur empressement à lécher la crasse des oboks? » (Jcaro- 
ménippe, 29.) 



58 CHAPITRE 111. 

sitôt elle l'arrête, sourit et le confond. Laronîa est le 
nom de cette inconnue. Esprit hardi, langue affilée, 
elle se contente d'abord de railler notre homme. On 
dirait Dorine en face de Tartufe. La satire ici encore 
se rapproche du drame. Laronia se félicite ironique- 
ment d'appartenir à un siècle qui « a tu tomber du 
ciel un troisième Caton, capable de lutter contre la 
corruption universelle* ». Mais enfin, puisqu'il veut 
réveiller les lois et les décrets qui dorment, il est une 
loi qu'il faudrait évoquer tout d'abord, c'est la loi Scan- 
tinia. 

Elle était dirigée contre ces prostitutions infâmes, 
venues de la Grèce et de l'Orient, et auxquelles nous 
faisions allusion au commencement de ce chapitre ; 
or, et c'était le comble de la honte et de l'hypocrisie, 
tous ces grands de Rome si prompts à censurer les 
mœurs étaient souillés du vice odieux que cette môme 
loi poursuivait. Laronia, qui le sait bien, triomphe et 
s'empare de ce fait pour conclure que les femmes 
du temps valent mille fois mieux que les hommes; 
thèse fort contestable ainsi que nous le verrons bientôt. 
Quoi qu'il en soit, elle essaye de prouver son dire en 
femme qui ne craint guère d'appeler les choses par leur 
nom. Il nous est impossible de suivre l'impudique La- 
ronia dans son argumentation si accablante, à la vé- 
rité, pour son interlocuteur, mais si épouvantable dans 
ses détails. Le charbpn ardent dont parle le prophète 
de l'Ancien Testament ne suffirait pas pour purifier les 
lèvres qui auraient laissé échapper de tels propos, et la 
plume même se refuse à les transcrire, à plus forte 
raison, à les traduire *. La Macette de Régnier est dé- 



» V. 38, 39 et 40. 
' K 49 et 50, Ô8'62. 



LES HOMMES ROMAINS. 59 

passée en audace de langage. Un homme même, et le 
plus cynique, se compromettrait s'il hasardait les ex- 
pressions et les images de Laronia, expressions, ima- 
ges d'une fille de joie de carrefour, disant son fait à des 
libertins hypocrites qui, en osant la blâmer, lui échauf- 
fent la bile. Mais, somme toute, Laronia a raison, est 
dans son droit quand elle sangle, en plein visage, ces 
stoïciens de rencontre réclamant contre les autres la sévé- 
rité des lois et donnant eux-mêmes l'exemple d'une vie 
abandonnée aux dernières turpitudes. Ils faisaient, à 
peu près tous, partie d'une sorte de confrérie infâme 
qui se réunissait à certaines époques périodiques sans 
doute, — le passage est fort obscur, — et ils parodiaient, 
à ce qu'il semble, les mystères de la bonne déesse ; mys- 
tères d'où les hommes étaient exclus et dont ils écar- 
taient les femmes à leur tour. De là d'épouvantables or- 
gies ayant leurs rites, leur cérémonial. Les adeptes y 
prenaient le costume féminin ; leur chevelure était en- 
fermée dans des réseaux, le tricot bariolé remplaçait la 
toge; on se fardait le visage et l'on tenait des miroirs 
à la main. Le verre où l'on buvait à la ronde était un 
Priape. Cette fête avait son pontife, c'était un Galle 
adonné au service de l'impudique Cybèle. Là tout était 
profané, méconnu, confondu. C'était le renversement 
de la nature * . 

Le pinceau réaliste de Juvénal reproduit avec une vé- 
rité effrayante ces saturnales de la décadence romaine, 
qui font songer aux nuits de sabbat du moyen âge, ou à 
certaines mascarades du temps des Valois, de Henri III 
notamment, telles que nous les a retracées la muse in- 
dignée, mais trop libre, du calviniste d'Aubigné '. 

'V. 83-117. 

' Voyez ses Tragiques, p. 101 et 102, édit» Lalanne (Pati&s 1%VI^. 



60 CHAPITRE III. 

Cependant on ne connaîtrait qu'imparfaitement, mal- 
gré tout ce qui précède, les mœurs effrayantes des Ro- 
mains du temps, si on n'allait jusqu'au bout de la satire. 
Les hommes de cette déplorable époque n'étaient pas 
seulement hypocrites, efféminés, infâmes, comme nous 
venons de le voir; ils allaient plus loin encore, en ce 
sens qu'ils étalaient leur infamie au grand jour, la con- 
sacrant par des formes légales. La satire ici n'exagère 
nullement; elle parle absolument comme l'histoire. Au 
reste l'exemple, comme toujours, était venu d'en haut. 
Trente ou quarante ans auparavant, Néron, à bout de 
crimes et d'abominations, avait osé contracter en face 
du soleil, en pleine Rome et avec toutes les formalités 
en usage, une union sans précédent. Tacite*, Suétone', 
Dion Cassius ', l'ont racontée tout au long *. 

Or, au temps du satirique et notamment sous le règne 
de Domitien, des horreurs de cette nature paraissaient 
avoir fait partie, en quelque sorte, des mœurs publiques. 
De là, chez Juvénal, au sujet d'un scandale du même 
genre et dont un certain Gracchus, un de ces infâmes 



' Ànn.f XV, xxxvii. 

' Neroy xxYiii. 

3 LXIII, XIII. 

< Voici le récit de Tacite : ïpse (Néron) per licita atque inlicita 
fœdatus. nihilflagUii reliquerat, quo corruptïor agerel, nisi paucos 
post dies uni ex illo contaminatorum grege eut nomen Pythagorx 
fuit, in modum solemnium conjugiorum denupsisset, Indlctum im- 
peratori flammeum; visi auspices , dos et genialis torus et faces nup- 
tiales : cuncta denique spectata quas etiam in femina nox operit. 

On en est en quelque sorte honteux pour Thumanité, quand on 
songe que les abominations flétries ici par Tacite et Juvénal ont pu se 
perpétuer à travers les siècles et que des princes chrétiens ont souillé 
le trône de France de quelques-unes des horreurs que Néron et quan- 
tité de ses contemporains avait imaginées dans le délire de la dé- 
bauche. Je renvoie pour cela le lecteur aux Tragiques d'Agrippa 
à'Auhigné, édition Lalanne, p. 102 et 103. 



LES HOMMES ROMAINS. Cl 

prêtres mentionnés plus haut, fut le héros, quelques 
vers que je n'ai pas le courage de traduire. Mais nulle 
part peut-être ne perce plus qu'ici, à travers l'énergie du 
coloris et la licence de l'expression, la patriotique dou- 
leur de l'écrivain forcé par son sujet à de si horribles 
révélations. Je n'en veux pour preuves que sa soudaine 
et éloquente apostrophe à l'auteur de la race romaine, 
autrefois si chaste, aujourd'hui si perverse *, suivie de 
ce cri d'indignation mêlé d'ironie : « Laissez faire, un 
temps viendra où ces unions se feront au grand jour; 
il leur faudra une publicité officielle *. » Et surtout ce 
mouvement passionné qui termine la pièce : « Que de- 
vront penser les grandes ombres, les ombres de Cu- 
rius, des deux Scipions, celles de Fabricius, de Camille 
et de ces braves tombés à Crémère, et cette jeunesse 
que Cannes a moissonnée, victimes héroïques de tant 
de guerres; que devront elles penser chaque fois qu'el- 
les verront paraître une ombre telle que toi? « Puri- 
« fions-nous! s'écrieront-elles, des torches! du soufre! 
« des rameaux de laurier trempés dans l'eau lustrale ! » 
Malheureux Romains ! c'est donc à ce degré d'oppro- 
bre qu'il nous a fallu descendre '^ ! » 

Voilà des accents sortis du cœur. Ils rappellent Ta- 
cite et le Dante. Jean -Jacques Rousseau, dans sa 
fameuse apostrophe à Fabricius, s'en est peut-être 
inspiré. Qui donc, après les avoir entendus, oserait 
suspecter la sincérité de Juvénal? Sa grande âme de 



\ 



V. 126-133. 



* ... Liceat modo vlvere; fient, 

Fient ista palam, cupient et in acta referri. . 

(V. 135 et 136.) 

^ V. 153-160. 



62 CHAPITRE m. 

vieux Romain, de Romain austère, n'y respire-i-elle 
pas tout entière ^? 



§2V 



La deuxième satire nous peint, d'une manière géné- 
rale, la dépravation des hommes du temps ; et c'est par 
groupes, en quelque sorte, et en public, après tout, — 
témoin les fêtes de la bonne déesse, — qu'on les voit se 
livrer au vice infâme que l'on sait. 

Juvénal^ dans sa neuvième satire^ qu'on peut in- 
tituler NcBvolusj est revenu sur ce triste sujet, preuve 
évidente de l'universalité du mal. Ici il s'agit plutôt 
de faits isolés, individuels, se pratiquant dans Tom- 
bre de la vie privée ; mais quelle lumière ils jettent 



' Je regarde avec M. Ribbeck comme apocryphes, et par consé- 
quent je n'en rends pas compte, les six vers (143-149) où, après avoir 
signalé Tunion épouvantable de Gracchus, on flétrit le même per- 
sonnage pour s'être donné en spectacle dans une arène de gladiateurs. 
M. Ribbeck {Der echte und der unechte Juvenal, p. 104 et 105) fait 
remarquer avec raison combien il est peu vraisemblable qu'après la 
peinture pleine de verve et d'ironie que l'on sait, il y ait eu place 
encore pour des vers d'un style d'ailleurs déplorable et sans rapport 
aucun avec ce qui précède; Juvénal ne pouvait pas avancer qu'un 
noble qui se faisait gladiateur dépassait en horreur le prêtre de 
Mars adonné à des vices effrayants et engagé dans les liens d'une 
union contre nature. M. Ribbeck, textes en main, établit, avec beau- 
coup de vraisemblance, que le passage en question ne peut être 
qu'une copie maladroite d'un très- beau passage de la huitième 
satire, où il est en effet question d'un Gracchus qui a oublié sa di- 
gnité de noble jusqu'à se faire gladiateur. C'est le nom de Gracchus, 
souvent répété dans la deuxième satire, qui, selon le philologue aile* 
mand, aurait donné lieu à cet insipide plagiat. 

'Sat IX. 



LES HOMMES ROMAINS. 63 

encore sur les mœurs du temps! et que d'esprit et d'art 
récrivain déploie dans la manière dont il décrit et 
présente des choses si hideuses en elles-mômâs! c< Il 
« faut fermer les yeux, dit un commentateur allemand 
« de notre poëte, sur ce qui fait Tobjet de cette satire, 
c( et ne se préoccuper que de la manière dont le sujet 
c( est traité. Cette satire peut être rangée parmi les plus 
c( obscènes, et néanmoins, quelques traits exceptés, on 
c( peut la lire avec moins de scrupules que maints pas- 
« sages d'Horace, de Martial, de Catulle ou de la Bi- 
« ble... Le poëte y prend tout simplement les choses 
« parleur côté risible et méprisable \ » 

Cette remarque est très-juste. Il est certain que nulle 
partie satirique n'a déployé plus d'humour et de mali- 
cieuse ironie que dans cette pièce, soit qu'il donne la 
parole à Naevolus, soit qu'il lui réplique à sa façon ; car 
la satire tout entière est écrite sous forme de dialogue. 

Ce Naevolus est en effet le triste héros de la pièce ; c'est 
un type honteux du temps. Aussi pauvre que dépourvu 
de sens moral, il fait du vice dont il s'agit sa profession, 
son gagne-pain. Il a ses clients, ou plutôt son client. Par 
une apostrophe soudaine, pleine de vivacité et de traits 
mordants, Juvénal, qui est censé voir passer Naevolus 
dans la rue et le connaître, l'arrête et le fait poser de- 
vant nous : D'où lui vient cet air soucieux et sombre? 
Le voilà tout changé. Qu'est devenue sa gaieté d'autre- 
fois? pourquoi ce visage pâle, cet air négligé? Son 
front semble révéler les tourments secrets de son âme. 

Et voici que notre homme choisit aussitôt son inter- 
locuteur pour confident. Il le met au courant de ses 
misères, de sa détresse. Il y a là des révélations passa- 



' Heiurich, Satir» Juvenalis cum commentar,, t. H, p. 353 
{Bonn», 1839). 



64 CHAPITRE III. 

blement curieuses; c'est tout un chapitre à ajouter à 
rhistoire des mœurs privées du temps. Nsevolus envie 
naïvement le sort d'un grand nombre de ses semblables, 
à qui leur honnête métier a rapporté gros. Mais à lui, 
que lui en revient-il? De temps à autre quelque cape 
grossière, d'une lai ne .épaisse, pour ménager sa toge, ou 
une pièce d'argent de bas aloi; les débauchés à qui 
il a affaire sont tous des ladres, toujours prêts à rappe- 
ler, à supputer leurs moindres dons, à économiser 
sur la passion qui les ronge*, oubliant trop facilement 
que leur personne n'a précisément rien de commun 
en fait de beauté et de jeunesse avec celle de l'échan- 
son des dieux. Donc, de compensation, il n'y en a pas. 
Puis, après quelques détails d'une crudité atroce, et 
qu'il est impossible de citer, voire même d'indiquer, 
on a cette vive et éloquente apostrophe à son riche et 
avare protecteur : 

« Moineau lascif^ à qui réserves-tu tant de coteaux, tout de 
plaines que tu possèdes en Apulie^ des prairies si vastes qu'elles 
fatigueraient le vol d'un milan? Le territoire de Trifolium, la 
montagne qui domine Cumes et le Gaurus aux flancs caverneux 
te fournissent leurs raisins. Qui possède plus de jarres de vins 
bouchées avec la poix et mises de côté pour un avenir lointain ? 
Aurait-ce donc été une si grande affaire que de donner quelques 
arpents à ton client aux abois? Le prêtre de Cybèle aux bruyantes 
cymbales, ton amî^ a-t-il donc plus que moi mérité qu'on lui 
léguât ce jeune esclave rustique, sa mère et leur chaumière, et le 
petit chien qui folâtre avec eux ? « Impertinent, me répond-on, 
« tu m'assommes avec tes demandes. ^ Mais j'ai mon loyer à payer^ 
et il me crie : Demande... il me faut acheter un second esclave, 
un seul ne me suffit pas ; je serai forcé de les nourrir tous les 
deux, et que faire quand la bise soufflera ? Que dire à mes es- 
claves sans souliers et sans tunique quand l'aquilon sifflera en 



. Jam nec morbo donare parati. 

(Sat. IX, 49.) 



LES HOMMES ROMAINS. C5 

décembre? Leur dirai-je : Patientez et attendez le retour des 
cigales^? » 

Quelque indigne que soit le personnage de Naevolus, 
on éprouve pour ce malheureux, à qui son triste métier ne 
rapporte même pas de quoi payer son loyer, une sorte 
de pitié hésitante, comme celle qu'on ressent pour une 
certaine classe de femmes perdues; et, du protecteur et 
du protégé, le plus méprisable, c'est encore le premier 
dont les penchants hideux ne sont égalés que par sa 
ladrerie et son égoïsme. Ils devaient être nombreux, au 
temps de Juvénal, ces propriétaires d'immenses do- 
maines, en terres, en vignobles, en prés, vivant dans l'a- 
bondance et le luxe, mais refusant souvent le nécessaire à 
l'objet de leurs détestables passions. Je ne voudrais pas 
affirmer que de nos jours, où ont à peu près disparu, 
Dieu merci, les mœurs que flétrit ici Juvénal, il ne se 
rencontre plus de ces vieillards opulents, lubriques et 
avares, prêts à marchander à la malheureuse que la 
faim aura jetée sur leur chemin et dont ils abusent les 
quelques écus indispensables à l'extinction d'une dette 
criarde ou à Tentretien de l'unique servante qu'elle 
peut avoir. On ne sait que trop ce dont l'avarice est 
capable. 

Veut-on maintenant un autre signe du temps? Une 
nouvelle révélation de Naevolus va nous l'indiquer. La 
vie conjugale et de famille était tombée si bas que, 
pour échapper aux rigueurs d'une certaine loi qui en- 
levait le droit d'hériter aux légataires privés de posté- 
rité ', on avait recours à de honteux manèges. D'indi- 
gnes maris fermaient les yeux sur les faits et gestes de 



» V. 54-70. 

' La loi Pappia-Poppœa. 



66 CHAPITRE III. 

certains amis de la maison^ se fiant à la mystérieuse 
activité de ces derniers poiir ne pas tomber sous le 
coup de la loi en question. 

Naevolus, sorte d'ignoble Janus humain -à double 
face, reproche à son ingrat patron ce nouveau service 
qu'il lui a rendu, et qu'il lui rend tous les jours en- 
core, sans en être mieux récompensé que pour les au- 
tres. Tout cela est rappelé en des termes spirituelle- 
ment cyniques, mais ne comportant pas la traduction ^ 
Par la voix de Naevolus, qui la révèle, le satirique 
flagelle cette nouvelle honte de son temps. 

S'il fallait s'en rapporter, chez nous, au roman con- 
temporain qui a la prétention d'être le miroir où se reflè- 
tent les mœurs et les vices de la société, les hideuses con- 
nivences maritales dont nous venons de parler n'auraient 
pas pleinement disparu avec l'empire romain. A en 
croire l'auteur de la Comédie humaine, la peur de voir 
lui échapper la dot de sa femme dans le cas où elle 
viendrait à mourir sans héritiers directs, aurait poussé 
plus d'un mari de nos jours, descendant en droite ligne 
de ceux dont nous parle Juvénal, à s'assurer^, c'est- 
à-dire à se créer, sans trop de scrupules et moyennant 
une louable tolérance, une famille factice, et à sacrifier 
de la sorte son honneur à sa cupidité. Balzac nous 
introduit dans plus d'un intérieur où les choses se pas- 
sent à peu près de la même façon que dans le ménage 
où figure Naevolus. Et je ne sache pas de commentaire 
plus éloquent et plus triste à la fois du passage qui vient 
de nous occuper que certains chapitres des Petites Mi- 
sères conjugales, des Parents pauvres ou de la Physio- 
logie du mariage. 



»V. 70-91. 

^ En Auvergne, di^OD,les paysans, pères de famille, appellent cela 
s'assurer. 



LES HOMMES ROMAINS. 67 

Après son horrible confidence, qui est à elle seule 
tout un tableau de mœurs, Nsevolus supplie son pré- 
tendu interlocuteur de lui garder le secret, par ce motif 
que si de telles révélations venaient jamais à l'oreille de 
son client, ou pour mieux dire de son patron, c'en se- 
rait fait de Naevolus. 

Cette crainte, qu^on explique encore longuement, 
ne se comprend que trop. Tenir en sa main le crime 
ou les turpitudes d'un homme puissant, lors même 
qu'on en est le complice, est toujours chose dange- 
reuse, surtout pour un pauvre diable ; c'est se trouver 
sous la menace continuelle d'une épée de Damoclès. 
Juvénal n'entend nullement s'engager à la discrétion . 
Il se moque de la naïveté et de la simplicité de Nsevo- 
lus, qui a pu un instant s'imaginer que des horreurs 
comme celles dont il s'agit pouvaient rester cachées 
dans la maison d'un riche, où, selon le proverbe, les 
murs mêmes ont des oreilles et des yeux. De là cette 
réponse dédaigneuse, ironique, pleine de vérité, comme 
aussi de curieux traits de mœurs : 

« O Corydorij Corydon ! penses-tu qu'il puisse y avoir quel- 
que chose de secret chez un riche ? Mettons que ses esclaves se 
taisent, ses chevaux, son chien^ ses portes, ses murs de marbre 
même prendraient la parole pour le dénoncer. Ferme portes et 
fenêtres, bouche toutes les fentes avec de la toile^ éteins les 
lumières, renvoie tout le monde, qu'il n'ait même personne 
auprès de lui ; néanmoins, ce qu'il faisait cette nuit, le coq n'aura 
pas chanté deux fois, que déjà le cabaretier du coin le saura 
bien avant le point du jour; il le saura avec toutes les broderies 
qu'y auront ajoutées l'esclave copiste, les chefs de cuisine et les 
écuyers tranchants. Quels sont les crimes qu'ils se font faute 
d'attribuer à leur mattre quand ils veulent se venger par des 
clabaudages des étrivières reçues? £n plein carrefour même tu 
trouveras des ivrognes qui^ d'une voix avinée, que tu le veuilles 
ou non, te fatigueront les oreilles de ce déplaisant récit. C'est k 
ces gens-là qu'il faut demander le secret queXwtùfe ^.ovv^x^vs^ 



C8 CHAPITRE III. 

de garder; c'est eux qu'il faut prier de se taire ; mais sois con- 
vaincu qu'ils trouvent plus de plaisir à trahir un secret qu'à 
boire du falerne volé, à en boire autant qu'en buvait Saufeia 
sacrifiant pour le peuple ^ » 

Quelque puissant, quelque riche que Ton sôit, on 
ne saurait dérober un acte quelconque de la vie privée 
à la malignité ni à l'indiscrétion dés gens de la maison, 
surtout si, comme dans le cas présent, cet acte est con- 
damnable au premier chef. La valetaille a toujours été 
la même. L'ennemi, c'est le maître ; se venger des étri- 
vières reçues ou des humiliations supportées, sera tou- 
jours le plaisir le plus doux. Nos maîtres d'hôtel et 
nos valets de pied valent bien, sous le rapport de l'in- 
discrétion, les carptores et les archimagiri des Ro- 
mains ; et chez nous, l'esclave copiste ou le librarius 
est souvent remplacé avec avantage par Thomme d'af- 
faires ou le secrétaire particulier de la maison, ou bien 
encore et surtout par quelque membre de Fhonorablc 
corporation des portiers^ propagateurs actifs, comme 
chacun sait, de tous les bruits mystérieux, de tous les 
commérages du logis; ils les colportent charitablement 
comme les domestiques des grandes maisons romaines 
au temps de notre satirique et avec force enjolivements 
et commentaires chez le marchand de vin du coin, le 
caupo de Juvénal ; et il aura, lui aussi, la primeur de 
toutes les rumeurs malveillantes, vraies ou fausses. Tous 
ces gens-là, aujourd'hui encore, quel que soit leur 
faible pour telle dive bouteille de grand cru dérobée à 
leur maître, préféreront cent fois pourtant, à l'instar 
de leurs aïeux du premier siècle de l'empire, le plai- 
sir de savourer à petite gorgée quelque cancan bien 
compromettant pour l'honneur et la considération de 

' V. Ï02'ÎJ8, 



LES HOMMES ROMAINS. 69 

celui qu'ils servent. Aussi rien de plus moral ni de 
plus sensé à la fois que la conclusion du poëte ; c'est 
une maxime de la vie pratique applicable en tout temps 
et en tout pays : « Il faut vivre d'une manière irrépro- 
chable pour mille et mille raisons ; mais surtout pour 
pouvoir mépriser les propos des domestiques. Le maî- 
tre qui consent à dépendre de ceux qu'il nourrit de 
son pain et paye de son argent est encore plus misé- 
rable qu'eux *. )) 

Naevolus reconnaît ce qu'il y a de sage dans les pa- 
roles de son interlocuteur. Mais pour ce qui le regarde 
en particulier, et vu la triste situation où il est réduit, 
il aimerait mieux un conseil plus pratique ; car enfin 
la vie passe vite et la vieillesse arrive sans que l'on y 
pense. Encore une fois que doit-il faire? quel parti 
prendre ? 

Juvénal connaît trop notre homme pour essayer de 
le convertir. 11 sent bien que Naevolus est trop enfoncé 
dans le bourbier du vice, que sa nature est trop dé- 
gradée pour qu'on puisse jamais songer à le corriger. 
Le satirique offre à Nœvolus des consolations dignes de 
Nœvolus; il lui ouvre par conséquent des perspectives 
bien faites pour séduire un homme de cette espèce. Il 



^ V. 118, 119, 122 et 123. Je supprime ici, comme formant une 
insupportable tautologie, les vers 120 121, que Jabn avec raison a 
mis entre crochets : 

Prœcipue cave sis (ou encore cousis) ut linguas mandpiorum 
Contemnas, nam lingua malt pars pessima servi. 

Mais c'est bien à tort, selon nous, que M. Ribbeck retranche encore 
comme étant interpolés les quatre derniers vers du morceau que nous 
venons de citer (Der echle und der unechte Juvenaly p. 112); c'est 
procéder d'une manière trop radicale. Ils ne sont pas sans doute 
d'une latinité parfaite mais cela n'est pas une raison suffisante pour 
conclure à leur non-aulhenticité. 



70 CHAPITRE III. 

est en effet des vices si ignobles qu'ils ne peuvent pas 
exciter Findignation du moraliste; ils ont tout au 
plus droit à ses dédains et à ses railleries. De là cette 
réplique du poëte, quelque peu verte dans son expres- 
sion et ses détails, mais d'un grand effet moral, selon 
nous; elle en dit plus long sur les mœurs déplorables 
que l'on flétrit ici que les tirades les plus étendues : 
a Calme-toi, Nasvolus, les gens de ton espèce trouve- 
ront toujours des amis complaisants, tant que les sept 
collines seront debout. Rome est le rendez-vous où ac- 
courent de toutes parts en voiture et en bateau tous 
les efféminés qui se grattent la tête avec un seul doigt*. 
Tes affaires iront mieux dans l'avenir. Tu n'as pour 
cela qu'à mâcher des herbes stimulantes *. » 

Le dernier mot reste à Nasvolus. L'avis qu'on lui 
donne ne lui sourit qu'à moitié ; s'abandonner au vice 
qui est son gagne-pain, il ne demande pas mieux ; mais 
à la condition pourtant que ce vice lui procurera V ai- ' 
sance ; et le voici qui forme des vœux avec une naïve 
impertinence et rêve un intérieur et une sorte de train 
de maison qui serait le résultat de son honnête indus- 
trie. Pourquoi ne lui serait-il pas donné aussi bien qu'à 
tant d'autres de ses pareils de devenir l'heureux pos- 
sesseur de vingt mille sesterces placés sur de bons ga- 
ges, d'avoir deux vigoureux esclaves attachés au ser- 
vice de sa personne pour se faire porter en litière dans 
les rues de Rome? Il voudrait bien aussi de l'argen- 
terie, des tableaux et autres objets d'art, que sais-je 
encore^ 

Les rentes, les hôtels, les équipages et les laquais de 

1 Ce geste habituel à Jules César passait à Rome pour être un des 
signes caractéristiques des débauchés. 

» V. 130-135. 



LES HOMMES ROMAINS. 71 

nos héroïnes du demi-monde, quelque scandaleux que 
cela nous paraisse, et à bon droit, accusent pourtant une 
perversité moins grande dans les mœurs de nos jours 
qu'un Naevolus enrichi par son dégoûtant métier, qui 
donne, à lui seul, la mesure de la dépravation de l'é- 
poque. 

Hypocrites et infâmes, voilà donc, pour nous ré- 
sumer, ce qu'étaient la plupart des hommes du temps. 
Tout en accordant qu'un des caractères de la satire 
soit de grossir les choses et de charger les couleurs, il 
est impossible de nier ce qu'il y a de vrai dans le fond 
des peintures de notre satirique. Les accusations contre 
son siècle, les historiens, les poètes et les littérateurs du 
temps les confirment pleinement, unanimement. 

Les femmes de la même époque valaient-elles mieux 
que les hommes ? C'est un point sur lequel Juvénal va 
nous édifier dans le chapitre qui suit. 



CHAPITRE IV. 



lies femmes romatneB • 



Cette satire est la composition la plus vaste et aussi 
la plus piquante que nous ait laissée Ju vénal. On cher- 
cherait en vain, tant chez les anciens que chez les mo- 
dernes, dans le même genre de littérature, un morceau 
de poésie comparable à celui-ci pour la simplicité du 
plan , la force du sarcasme, Tabondance et la variété 
des détails. Sous prétexte de détourner du mariage 
son ami Posthumus, un vieux garçon passablement 
libertin *, il lui dépeint les mœurs des femmes de son 
temps ; et il fait passer sous ses yeux toute une série de 
types tantôt plaisants et ridicules, tantôt odieux et 
effrayants. Ces types représentent, par conséquent, les 
uns de simples faiblesses ou de légers défauts, les au- 
tres des vices abominables et des crimes, ceux-ci par- 
ticuliers aux Romains de Tépoque, ceux-là inhérents à 
la nature de la femme en général, à quelque pays, à 
quelque nation qu'elle appartienne, — une distinction 
qu'il est important d'établir. De là des peintures à la fois 
morales et historiques qui dénotent chez le poëte autant 
de profondeur que de véracité. Tantôt, en effet, il se 
montre connaisseur et observateur sagace du cœur hu- 



» Sat. VI. 

^ Voy, V. 42-45. 



LES FEMMES ROMAINES. 73 

main, tantôt historien inexorable d'extravagances, de 
débordements sans nom, et toujours d'autant plus digne 
de foi que, malgré les tendances naturelles de la satire 
à charger les touches pour produire du relief, il n'a- 
vance rien, somme toute, nous ne saurions trop le ré- 
péter, que ne signalent et ne confirment aussi Tacite, 
Suétone, Martial, ces trois peintres véridiques de la 
corruption romaine. 

Est- ce à dire que cette satire soit exempte de dé- 
fauts? Loin de là. On est en droit d'adresser plus d'un 
reproche à son auteur. On rencontre dans cette cu- 
rieuse et puissante composition beaucoup trop de pas- 
sages, je ne dirai pas seulement hardis et licencieux, 
mais obscènes et qui font le triste pendant de maints 
endroits de la deuxième et de la neuvième satire. Ces 
crudités ne choquaient pas les anciens, nous l'avons 
déjà plus d'une fois constaté, et tout à l'heure nous 
aurons occasion de revenir sur le môme point, mais 
le lecteur moderne s'en alarme, lui, et à juste titre. 

Quant au plan de la satire dont nous avons signalé 
et loué plus haut la simplicité, il laisse néanmoins à 
désirer ; il manque d'art et n'a pas dû coûter beau- 
coup d'efforts au poëte; car il consiste en une sé- 
rie de portraits de femmes vicieuses à divers titres, 
portraits se succédant les uns aux autres sans transi- 
tion, sans choix, sans méthode, et qui se distinguent 
seulement, et c'est beaucoup sans doute, par la vi- 
gueur du trait et la vivacité des couleurs. Il semble 
qu'ils soient moins le fruit d'une étude péniblement 
élaborée que le résultat d'une brillante improvisation, 
une de ces improvisations de génie qui faisaient naître 
parfois des chefs-d'œuvre sous la plume de Molière ou 
de Shakspeare. 

Ce n'est pas tout : la sixième satire donne lieu à une 



74 CHAPITRE IV. 

autre critique encore. Pourquoi, par exemple, faut-il 
que le poëte, par la crainte mal entendue de diminuer 
l'intérêt de son sujet, ait commis ici une véritable injus- 
tice en omettant de nous parler des femmes vertueuses 
de son temps? Quelque corrompu que soit un siècle, il 
ne l'est pourtant jamais au point de ne pouvoir offrir 
quelque bon exemple à citer à côté de la dépravation 
Igénérale. L'histoire, aussi bien qu'un grand nombre 
d'inscriptions recueillies sur des tombeaux * , atteste 
que le premier et le deuxième siècle de l'empire 
avaient produit dans les classes supérieures, comme 
dans les classes moyennes de la société, des femmes 
dignes de tous nos respects; véritables modèles d'é- 
pouses, de filles et de mères, et ne le cédant aux Ro- 
maines du vieux temps ni en fidélité, ni en modestie, 
ni en chasteté*. En opposant quelques-unes de ces 
femmes, l'honneur de leur sexe, au grand nombre de 
celles qui se signalaient alors par leur dépravation, le 
poëte, par ce contraste aussi consolant qu'il eût été 
équitable, aurait échappé au soupçon qu'on a fait quel- 
quefois peser sur lui, bien à tort selon nous % d'avoir été 
l'ennemi systématique des femmes et de n'avoir écrit 
cette satire que pour donner un libre cours à sa haine. 
Voilà les défauts que le critique a le droit et le de- 
voir de relever dans la pièce qui va nous occuper ; mais 
ces défauts sont effacés et amplement rachetés par les 
nombreuses qualités de cette satire magnifique, d'un 
souffle si puissant, d'une vigueur, d'un éclat, d'une 

* Voyez M. Friediânder : Darstellungen aus der Sittengeschichte 
Romsj etc., t. n, p. 303. 

^ Voyez Tacite, i4nn.,XV, lxiv; XXI, x sq. ; XVI, xxx, xxxiv.— 
VWne^Epist., III, xvi. 

3 M. de Siébold réfute victorieusemeut celte accusation (Sat. VI, 
E'mleitung^ ouvrage cité). 



LES FEMMES ROMAINES. 76 

verve incomparables, d'un style magistral, atteignant 
le plus souvent à des beautés de premier ordre, inspi- 
rées, malgré quelques hyperboles inhérentes au genre, 
par cette sainte indignation qui partout met )a plume 
à la main du poëte. 

Avant d^entamer son terrible sujet, Juvénal jette un 
regard en arrière, et cherche à se représenter, pour 
nous les peindre d'abord, la simplicité et l'innocence 
des premiers hommes. Il y a là une fraîcheur de cou- 
leurs, une vérité de sentiments et d'expressions, qui 
font songer à certains tableaux de Lucrèce * et de Jean- 
Jacques Rousseau*. Voici ce grave et sévère début, qui 
forme, avec tout ce qui suivra, un éloquent contraste : 

a Je crois fermement que la chasteté habita jadis le monde 
sous le règne de Saturne^ qu'on Vy vit longtemps lorsque les 
froides cavernes servaient d'abri commun au foyer, aux dieux 
Lares, aux pasteurs et aux troupeaux ; que l'épouse, errant sur 
les montagnes, étendait pour son compagnon un lit de feuillages 
et d'herbes couvert de . la peau des bêtes féroces^ leurs voisiues. 
Cette femme-là, vous ne lui ressemblez guère, ô Gynthia ', ni 
vous non plus, Lesbie^, dont les yeux se ternirent à pleurer la 
n^ort d'un moineau. Plus sauvage que son mari^ qui près d'elle 
se gorgeait de glands, elle abreuvait à ses mamelles gonflées ses 
fils déjà robustes. Dans cette enfance du monde et sous un ciel 
récemment créé, ils vivaient autrement que nous^ ces hommes 
qui pour naître avaient brisé l'écorce des chênes, ou qui, pétris 
d'argile, n'avaient eu ni père ni mère ^. » 

Mais depuis que s'est-il passé? Le monde s'est de 

' Voyez sa ravissante peinture des premiers temps de Thumanité. 
De Rer. natur., v. 905-1026. 

^ Voy. surtout le fameux morceau sur la formation des sociétés 
dans le Discours sur Vinégallté des conditions. 

3 Aimée du poète Properce. 

♦ Maîtresse de Catulle. Gonf. CatulL, 1. ni, xvui. 

^ Sa^Vl, V. 1-21» 



76 CHAPITRE IV. 

plus en plus dépravé. A Tâge d'or ont succédé Tâge 
d'argent, l'âge de fer, l'âge d'airain. Rome, capitale du 
monde, succombe sous la corruption. 

Et, s'adressant à son ami Posthumus, le poëte lui de- 
mande si c'est en pareil temps qu'il songea se marier? 
Se marier ! mais mieux vaudrait se pendre ou se noyer; 
se marier! quand les femmes honnêtes et pures sont si 
rares, quand dans les provinces, et même au sein des 
campagnes, elles ne sont pas moins perverties qu'à 
Rome. Où trouver une femme que l'on puisse aimer 
sans crainte ? Que Posthumus se donne seulement la 
peine d'entrer dans un théâtre ou quelque autre lieu 
public, partout oîi l'on chante, où Ton danse, où se 
joue la tragédie, la comédie, la pantomime, et il trou- 
vera les gradins garnis de spectatrices qui n'ont d'yeux 
et d'oreilles que pour tous ces histrions, célèbres ou obs- 
curs, dont elles ont fait ou sont prêtes à faire leurs 
amants. Les grandes dames se donnent aux chanteurs 
ou aux tragédiens, les petites bourgeoises recherchent 
des acteurs plus humbles, ceux qui figurent dans les 
atellanes ou dans les cirques. Voilà les hommes à qui 
l'on s^^attache de préférence. Pour plaire aux élégantes 
et aux célébrités du jour, il faut être le chanteur Chry- 
sogonc, le joueur de flûte Ambrosius, le joueur de 
lyre Échion, le mime Urbicus ou Rathylle, ou bien 
encore le gladiateur Euryalus. Faut-il donc s'empresser 
de s'engager dans les liens du mariage pour avoir le 
plaisir de donner son nom au rejeton de quelqu'un de 
ces héros des planches et de l'arène *? 

Voilà certes une manière vive et spirituelle d'entrer 
dans son sujet. Et tout de suite, pour confirmer ce 



» Conf., V. CO-82. 



LES FEMMES ROMAINES. 77 

qu'il avance, le satirique nous raconte Thistoire scan- 
daleuse d'une grande dame de Tépoque, mariée à un 
sénateur, et qui s'était fait enlever par un gladiateur. 
Le récit de cet enlèvement, qui sert en quelque sorte 
d'exorde au réquisitoire lancé par le poëte contre 
les femmes contemporaines, est plein de malice et d'es- 
prit. On suit le couple amoureux dans toutes ses péré- 
grinations, sur terre et sur mer. Hippia, c'est le nom de 
la grande dame, agit comme ses semblables de tous les 
temps, — et le nôtre aussi a ses Hippia; — elle oublie 
pour celui qui a su la charmer tout ce qui d'ordinaire 
retient le cœur d'une femme; elle ne donne un regret 
ni à ses sœurs, ni à son mari, ni à ses enfants. Née 
dans l'opulence, elle supporte sans sourciller, elle, la 
sybarite d'autrefois, les mille et mille privations inhé- 
rentes aux voyages. « Elle affronte avec intrépidité la 
mer de Toscane et les ondes mugissantes de celle d'Io- 
nie ; elle reste inébranlable au milieu de toutes ces 
mers qu'il lui faut franchir. Ah ! si elles doivent s'expo- 
ser pour une cause honnête et légitime, c'est alors que 
la terreur glace les femmes , que leurs genoux trem- 
blent et fléchissent. Elles n'ont du courage que lors- 
qu'il s'agit de se déshonorer. Lorsqu'un mari Texige, 
oh ! alors, combien il est dur de s'embarquer 1 L'odeur 
de la seutine incommode ; la mer donne des nausées. 
Un mari, on vomira sans façon sur lui; avec un galant, 
c'est différent, on dîne de bon appétit, et, au milieu 
des matelots, on circule sur le pont, on prend plaisir 
à manier les rudes cordages \ » 

Le théâtre et le roman moderne, s'ils avaient à repré- 
senter une situation de ce genre, — et ce ne sont pas 



» V. 92- 103. 



78 CHAPITRE IV. 

précisément les exemples de ces sortes d'enlèvement 
qui manquent dans notre grand monde comme dans la 
haute bourgeoisie, — ne désavoueraient pas ces détails 
si vrais et si comiques sur la différence de conduite que 
tient une Hippia, selon qu'elle voyagé avec un mari ou 
un amant. Le sans-gêne est toujours réservé au mari; 
les bonnes grâces, on ne les prodigue qu'à son heureux 
rival. Avec le mari tout déplaît, tout sourit avec 
l'amant. 

Mais le dernier trait du tableau vaut son pesant d'or; 
le gladiateur, à qui s'est donnée notre grande dame 
romaine, vous pensez, sans doute, qu'il a dû la séduire 
et la fasciner par la beauté et les charmes de sa per- 
sonne? Détrompez-vous : il était vieux et laid, «mais 
c'était un gladiateur; si Sergius eût renoncé à sa pro- 
fession, il n'eût plus été pour elle, et encore, qu'un 
autre mari : c'est le fer qu'elles aiment. Ferrum est 
quod amant ^.)> 

Les femmes ont toujours été ainsi faites ; c'est l'é- 
trange, l'extraordinaire, l'inusité qui les séduit. Le 
caprice chez la femme se constate mais ne se discute 
pas. Écoutez La Bruyère sur ce chapitre : « A juger de 
cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses 
dédains, il n'y a personne qui ne doute que ce soit un 
héros qui doit la charmer un jour. Son choix est fait. 
C'est un petit monstre qui manque d'esprit*. » 

Mais qu'est-ce que l'exemple d'Hippia, quelque con- 
damnable qu'elle soit au point de vue de la dépravation 
des mœurs, à côté de la conduite ignoblement scanda- 
leuse qu'une femme appartenant au rang le plus élevé 
de la société romaine n'avait pas craint d'étaler, il y a 



• V. 110-113. 

^ La Bruyère, des Femmes. 



LES FEMMES ROMAINES. 79 

quelques années à peine, aux yeux de l'univers stupé- 
fait? Il ne s'agit plus ici de la femme d'un sénateur 
seulement, abandonnant sa famille pour un Sergius, 
mais de l'épouse d'un César, transformée tout simple- 
ment en une prostituée des rues. 

Tacite S Suétone ^, Dion Cassius ', nous ont tour à 
tour raconté les déportements de Messaline dont le nom 
est devenu synonyme de luxure, mais aucun de ces 
trois historiens n'a égalé le tableau immortel qu'en a 
tracé notre poëte. On lui pardonne volontiers la crudité 
de certains détails, l'audace inouïe de quelques expres- 
sions, en faveur de ce que l'on peut appeler les terribles 
beautés de l'ensemble. Voyez Messaline, aussitôt que 
l'empereur Claude sou époux est endormi, courant 
changer, afTublée d'un déguisement qui la rende mé- 
connaissable, contre la couche des Césars le grabat 
des mauvais lieux; et là, pour assouvir ses instincts 
sans pareils, là, les seins soutenus par une bandelette 
d'or, s'abandonnant à qui la veut, elle, la femme de 
César et la mère du noble Britannicus, et ne se retirant 
qu'à regret, la dernière, toute brûlante encore du feu 
de ses détestables passions, et revenant, les yeux éteints 
et enfumée par la lumièie infecte de la lampe qui a 
éclairé ses débauches, porter jusque sur l'oreiller de 
Claude les odeurs de la sentine qu'elle vient de quitter : 
tout cela forme une peinture qui se grave d'elle-même 
dans l'imagination du lecteur et qu'on n^oublie plus *. 



* Ann., XI, 12,26, 27, 31. 
' Claude, 26, 29. 

^ LX, XIV, seq. 

* Quid privata domus, quid fecerit Hippia^ curas ? 
Respice rivales Divorum ; Claudius audi 

Quse tulerit, Dormire virum quiim senserat tucor^ 
A usa Palatino tegetem prx ferre cubili, 



80 CHAPITRE IV. 

C'est par le tableau des désordres d'Hippia et de 
Messaline que s'ouvre en quelque sorte la satire ; c'en 
est le début éloquent. Le satirique se maintiendra à 
cette hauteur jusqu'au bout. Ce n'est pas lui qui man- 
quera jamais d'haleine. Il va donc poursuivre son su- 
jet, qu'il a si heureusement et si vigoureusement atta- 
qué, et il nous fera faire connaissance avec tout un 
monde de femmes vicieuses et qui le sont à des titres 
divers. De là, dans tout ce qui suit, une grande variété 



Sumere nocturnos meretrix Augusta cucullos, 
Linquebat, comité ancUla non amplius una. 
Et nigrumjlavo crinem abscondente galero, 
IniravU calidum veteri cenione lupanar, 
Et cellam vacuam atque suam : tune nuda papillis 
Constitit auratis, tUulum mentita Lyciscse ; 
Ostenditque tuum,generose Britannice, ventrem, 
Max, lenone suasjam dimittente puellas, 
Tristis abit; et, quod potuit, tamen ultima cellam 
Clausit, ad hue ardens rigides tentigine vulvx; 
Obscur isque genis turpis, fumoque lucernœ 
Fœda, hipanaris tulit ad pulvinar odorem, 

(V. 114-133.) 

Je retranche avec Hermann et M. Ribbeck, comme étant évidem- 
ment interpolés, les vers 125, 126 et 130, à qui leur obscénité 
même a malheureusement donné i ne triste popularité. 

On a tradjait, imité bien des fois ce passage et souvent avec un in- 
contestable talent. M. de Fontanes, entre autres, en a donné une tra- 
duction en vers français, qui a longtemps circulé sous le nom de 
l'académicien Thomas. Mais M. Sainte-Beuve constate {article Fon- 
tanes, Portraits littéraires) qu'elle est réellement de Fontanes. 
Nous la mettrons donc sous les yeux du lecteur : 

Quand de Claude assoupi la nuit ferme les yeux, 
D'un obscur vêtement sa femme enveloppée. 
Seule avec une esclave, et dans l'ombre échappée, 
Préfère à ce palais tout plein de ses aïeux 
Des plus viles Phrynés le repaire odieux. 
Pour y mieux avilir le sang qu'elle profane 
Elle emprunte à dessein un nom de courtisane : 
Son nom est Lycisca. Ces exécrables murs, 
La lampe suspendue à leurs dômes obscurs. 



LES FEMMES ROMAINKS. 81 

de tons et de couleurs, le tout rehaussé d'un talent 
d'observation philosophique qui ne se démentira ja- 
mais. 

Après avoir dit un mot seulement d'une certaine 
classe de femmes qui spéculent sur Tavarice de leurs 
maris pour en obtenir, moyennant une grosse dot, le 
droit de T^ivre comme elles l'entendent \ il passe im- 
médiatement à la fantasque. Jeune et belle, elle est en 
général exclusivement aimée pour sa figure; elle le sait 
et elle cherchera d'autant plus à tirer parti d'un pouT^oir 
qui ne pourra être qu'éphémère ; car, une fois que les 
rides seront venues, on ne se fera pas scrupule delà dé- 
laisser. Mais en attendant elle dominera dans la maison 
et saura satisfaire tous ses caprices. Voyez : Bibula exige 
de son mari Sertorius le possible et l'impossible : il lui 
faut des moutons avec leurs pâtres, des \ignes aux su- 
perbes raisins, et cela dans le cru de Falerne. Elle 
entend avoir également des bandes entières d'esclaves. 



Des plus affreux plaisirs la place cncor récente, 
Rien ne peut réprimer l'ardeur qui la tourmente. 
Un lit dur et grossier charme plus ses regards 
Que Toreiller de pourpre oji dorment les Césars. 
Tous ceux que dans cet antre appelle la nuit sombre, 
Son regard les invite et n'en craint pas le nombre : 
Son sein nu, haletant, que cache un réseau d'or, 
Les défie, et triomphe, et les défie encor. 
C'est là que, dévouée à d'infâmes caresses, 
Des muletiers de Rome épuisant les tendresses, 
Moble Britannicus, sur un lit effronté. 
Elle étale à leurs yeux les flancs qui t'ont porti*. 
L'aurore enfin parait, et sa main adultère 
Des faveurs de la nuit réclame le salaire. 
Elle quitte à regret ces immondes parvis ; 
Ses sens sont fatigués, mais non pas assouvis. 
Elle rentre au palais, hideuse, échevelée : 
Elle rentre ; et l'odeur autour d'elle exhalée 
Va sous le dais sacré du lit des empereurs 
Révéler de sa nuit les lubriques fureurs. 

V. 136-142. 



82 CHAPITRE IV. 

Le voisin a-t-ii quelque chose qu'elle ne possède pas, 
elle ; vite il faut qu'on le lui procure. En plein hiver, 
alors que la mer n'est pas tenable, son mari doit partir 
pour lui rapporter de superbes coupes de cristal, des 
vases précieux, des diamants. Il y a de par le monde 
un certain diamant célèbre, jadis porté par Bérénice, 
sœur et amante incestueuse du roi des Juifs Agrippa : 
c'est celui-là qu'il lui faut * . 

Voilà des traits de caractère bien accusés et qui se 
retrouvent en tout temps. Nous avons, nous aussi, nos 
Bibula, et bien des Sertorius modernes savent à quoi 
s'en tenir sur les exigences incessantes de leurs fem- 
mes ou de leurs maîtresses. Mais c'est surtout dans 
un certain monde féminin beaucoup trop célèbre, hé- 
las! de notre époque^ que les Bibula se sont perpé- 
tuées, monde qui se plaît à enlacer dans ses filets tantôt 
des flls de famille, tantôt, chose plus déplorable encore, 
des hommes engagés dans des liens légitimes; ceux-là 
doivent fournir aux fantaisies de ces dames : hôtels, 
équipages, châteaux, meubles luxueux, parures, riches 
toilettes, bronzes, tableaux, objets d'art de toute sorte, 
tout cela doit leur être prodigué. Le moment de l'aban- 
don venu, elles auront du moins de quoi se consoler, 
absolument comme leurs aïeules de Rome. 

On voit à quoi peut entraîner comme épouse ou 
comme amante une femme fantasque. Juyénal est donc 
en droit de supposer que ce n'est pas une femme de ce 
genre que voudrait épouser Posthumus. Il n'ose pas lui 
conseiller davantage de contracter union avec telle ou 
telle Romaine qui se targuerait trop de ses ancêtres, 
dût-elle avoir toutes les qualités imaginables. 



^ Conf. V. 142-160. 



LES FEMMES ROMAINES. 83 

Nous voici maintenant en face d'un type nouveau et 
tel qu'il se présente dans toutes les sociétés. Ce type, 
c'est celui de la femme orgueilleuse. 

« Suppose une femme belle, honnête, riche, féconde, mais 
qui étale dans ses portiques les portraits de ses aïeux, une 
femme plus chaste que ces Sabines qui, les cheveux épars^ se 
jetèrent entre les combattants (oiseau rare dans ce monde au- 
tant qu'un cygne noir). £h bien ! malgré toutes ces perfections, 
je n'en voudrais pas pour femme. Oui, j'aimerais mieux mille 
fois une paysanne de Venouse que vous, ô Gomélie^ vous la 
mère des Gracques, si avec vos sublimes vertus vous m'appor- 
tiez vos airs arrogants et si vous comptiez dans votre dot les 
triomphes de vos ancêtres. Loin d'ici, de grâce, votre Annibal^ 
votre Syphax forcé dans son camp. Déménagez avec tout votre 
bagage carthaginois... Est-il vertu ou beauté si parfaite qui 
vaille l'ennui de s'entendre toujours reprocher la chance de 
posséder tant de perfections? Ces rares et précieuses qualités ' 
perdent tout leur charme si cette morgue^ qui empoisonne tout, 
vous fait avaler plus d'absinthe que de miel. Quel est l'homme 
assez dévoué pour ne pas prendre en horreur l'objet de ses 
louanges si passionnées et pour ne pas la détester au moins sept 
heures par jour ^ ? » 

Voilà des vers que devrait méditer l'imprudent qui, 
sans nom ou sans fortune, serait à la veille d'épouser 
l'héritière de quelque grand nom historique, ou bien 
la fille d'un simple gentilhomme, voire même telle ou 
telle riche bourgeoise entichée de Tancienneté et de 
l'honorabilité prétendues de sa famille. Une fois l'union 
contractée, notre homme, au moindre trouble survenu 
dans le ménage, devra s'attendre à ces airs arrogants, 
à ce grande supercilium dont parle Juvénal, et se rési- 
gner à entendre sa Coruélie lui rappeler, en s'en tar- 



* V. 162-184. M. Ribbeck rejette les six derniers vers de ce pas- 
sage, qui nous paraissent, au contraire» tout à fait dignes de la ma- 
nière de Juvénal. 



84 CHAPITRE IV. 

guant, les noms, les litres, les faits et gestes de ses 
aïeux. C'est réternelle histoire de Georges Dandin. Le 
dernier trait de cette peinture fait songer à ce passage 
de La Bruyère, avec lequel Juvénal, comme moraliste 
et observateur, a plus d'affinité qu'on ne croit: « Il y a 
peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari 
de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une 
femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point \ » 
Boileau, dans sa dixième satire, intitulée les Femmes 
et qui est tout entière inspirée de Juvénal, comme nous 
aurons plus d'une fois occasion de le constater, Boi- 
leau a reproduit avec bonheur tous ces traits touchant la 
femme orgueilleuse. 

« Si quelque objet pareil chez moi, deçà les monts, 

Pour m'épouser entrait avec tous ces grands noms, 

Le sourcil rehaussé d'orgueilleuses chimères : 

Je lui dirais bientôt : Je connais tous vos pères, 

Je sais qu'ils ont brillé dans ce fameux combat 

Où sous Fun des Valois Ënghien sauva FÉtat. 

D'Hozier n'en convient pas ; mais, quoi qu'il en puisse être. 

Je ne suis point si sot que d*épouser mon maître. 

Ainsi donc, au plutôt, délogeant de ces lieux, 

Allez^ princesse, allez avec tous vos aïeux, 

Sur les pompeux débris des lances espagnoles. 

Coucher si vous voulez aux champs de Cerisoles : 

Ma maison ni mon lit ne sont point faits pour vous. » 

L'orgueil chez une femme est un défaut grave sans 
doute, mais ce n'en est peut-être pas le plus insuppor- 
table : est-il rien de plus ennuyeux pour un mari, se 
demande ensuite notre poëte, qu'une femme atteinte de 
la manie d'imiter les Grecs? 

C'était là, en effet, une sorte de maladie de l'époque. 

» jDes Femmes, 



LES FEMMES ROMAINES. 85 

La Grèce en tout donnait )e ton à Rome, Ses mœurs, 
ses habitudes, sa langue, étaient devenues la langue, 
les mœurs, les habitudes des Romains. Rome avait eu sa 
grécomanie comme, au dix-huitième siècle, la France 
son anglomanie, et l'Allemagne sa gallomanie. Cette 
grécomanie révolte le patriotisme du satirique ; il s'en 
indigne et s'en moque à la fois. Aujourd'hui une 
femme se croit dépourvue de beauté si elle n'a l'air 
grec, quoique née en Toscane, et le ton d'une Athé- 
nienne pure, lors même qu'elle est de Sulmone ; qu'on 
sache donc avant tout sa langue maternelle. Mais point 
du tout : « c'est en grec que les femmes s'effrayent, se 
mettent en colère, s'égayent, s'inquiètent, c'est en grec 
qu^elles épanchent les secrets de leur âme. Hélas ! que 
ne font-elles pas en grec*? » Puis, après quelques exem- 
ples cités à l'appui, dans un langage d'une crudité 
malheureusement trop familière à la muse de Juvonal 
et qu'on ne saurait reproduire honnêtement*, il nous 
montre la grécomanie déteignant jusque sur de vieilles 
folles ; elles minaudent en grec, prononcent en grec 
des mots tendres et caressants qui jurent avec leur âge. 
Et il les met à leur place par ce trait satirique final : 
«Vous aurez beau moduler votre ' amoureux refrain 
plus tendrement encore que les histrions Haemus et 
Carpophorus, votre face porte écrite le chifTre de vos 
années^. » 

Ceci dit, Juvénal pose ce dilemme à son ami : ou 
bien, en se mariant, il n'aimera pas sa femme, ou bien 
il l'aimera. S'il ne doit point l'aimer, pourquoi s'im- 
poser les mille et mille dépenses qu'entraîne, chez les 



* V. 189-192. 
» v. 193-198. 
» v. 198 el 199. 



8G CHAPITRE IV. 

Romains, la cérémonie du mariage? Si, au contraire, 
Posthumus avait le malheur d'aimer sa femme, c'en 
serait fait de sa liberté; la femme abusera bien vite de 
l'affection de son mari, et Posthumus sera pour tou- 
jours son esclave : 

« Si^ mari débonnaire, tu donnes tout ton amour à ton épouse, 
baisse la tête et prépare-toi à porter le joug ; la femme n'épargne 
jamais celui qui l'aime. Lors même que son amour répondrait 
au tien, elle se ferait un plaisir de le torturer. Plus on est facile 
et complaisant, moins on doit compter sur leurs égards. Tu ne 
pourras rien donner sans Taveu de ta femme, rien vendre si elle 
s*y oppose, rien acheter si elle ne le veut pas. Elle te prescrira 
tes affections. Ce vieil ami dont ta maison vit la première barbe, 
il faudra le chasser. Des prostitueurs, des maîtres d'escrime^ des 
gladiateurs, ont le droit de tester comme ils Tentendent. Toi^ 
l'on te dictera ton testament, et plus d'un de tes rivaux te sera 
imposé comme héritier. — Allons ! qu'on mette cet esclave en 
croix. — Mais quel crime a-t-il commis pour mériter un tel 
supplice? Quel est le dénonciateur ? Où sont les témoins? Un 
moment, quand il s'agit de la vie d'un homme ou n'y saurait 
trop réfléchir. — Sot que vous êtes ! un esclave est-il donc un 
homme? Qu'il n'ait rien fait, soit; mais il mourra, je le veux, je 
l'ordonne, ma volonté est la meilleure raison^.» 

Voilà certes une peinture fidèle de la femme impé- 
rieuse. On ne saurait mieux observer. C'est l'histoire, 
à quelques détails près, de ce qui se passe dans bien 
des ménages oîi la toute-puissance n'est pas précisé- 
ment du côté de la barbe. Cela fait songer à Taltière 
Phiiaminte pesant de tout le poids de son despotisme 
et de sa science sur le bonhomme Chrysale. 

Le dernier trait du tableau est tout Romain : c'est la 
licence effrénée d'une maîtresse de maison ayant droit 
de vie et de mort sur ses esclaves, et qui use, sans scru- 



V. 206-224. 



LES FEMMES ROMAINES. 87 

pille, de ce droit terrible. Les femmes acariâtres de 
nos jours, à défaut d'esclaves, s'eil prennent d'ordinaire 
à leurs domestiques; c'est sur eux qu'elles font retom- 
ber les éclats de leur colère, et, si le mari intervient, on 
lui répondra plus d'une fois encore, comme du temps de 
Juvénal, par cet argument souverain : 

Sic volo^ sicjubeOy sU pro ratione voluntas. 

N'est-ce pas encore Molière qui a mis tout cela en 
action, ce semble? N'a-t-on pas là la scène oîi Timpi- 
toyable Philaminte chasse si brutalement la pauvre 
Martine, que son maître essaye vainement de défendre *, 
absolument comme le mari débonnaire, peint par Ju- 
vénal, intervient inutilement pour son pauvre esclave*? 

Ajoutez à cela, fait observer Juvénal, que la plupart 
du temps ces femmes hautaines sont, en outre, in- 
constantes dans leurs affections, quittent et reprennent 
leur bonhomme de mari, quand bon leur semble, et lui 
rendent surtout l'existence insupportable, si leur mère 
vit encore. 

De là une théorie sur les belles-mères qui mérite 
d'être relevée : 

c< Ne compte pas sur la paix du ménage tant que 
vivra ta belle-mère '. » 

Et, à ce propos, le satirique entre dans des détails 
qui dénotent l'affreuse dépravation des mœurs contem- 
poraines. Que sont les belles-mères d'aujourd'hui dont 
le théâtre et le roman se plaisent parfois à peindre les 
travers, à côté des belles-mères que nous dépeint Ju- 
vénal? Si l'on en croit quelques observateurs mali- 

• Les Femmes savantes, acte H, se. vi. 

^ JDesperanda tibi salva concordia socru. (V. 231.) 



88 CHAPITRE IV. 

cieux, les belles-mères se montreraient parfois trop 
jalouses de l'affection accordée par leur fille à un gen- 
dre; elles auraient aussi le tort de donner des conseils 
qu'on ne leur demande pas, de faire naître, à force de 
s'ingérer dans les affaires du jeune ménage, des trou- 
bles et des mésintelligences, de pousser quelquefois 
leurs filles à des dépenses peu en harmonie avec les 
revenus de leurs maris, etc. 

Mais à Rome, à l'époque où vivait Juvénal, — et 
la différence est toute en faveur de notre époque. Dieu 
merci ! — à Rome, les belles-mères se faisaient d'office 
les proxénètes de leurs filles : elles leur dictaîent leur 
correspondance amoureuse, trompaient les argus du 
gendre, apprenaient à leur fille l'art de simuler des 
maladies pour favoriser un rendez-vous avec un amant 
caché dans l'alcôve, mettaient dans leurs intérêts le mé- 
decin de la maison prescrivant des remèdes qu'il sait 
fort bien n'être pas nécessaires *, à peu près comme* 
CCS honorables Hippocrates modernes, peints par Bal- 
zac, qui, de connivence avec leurs belles et légères 
clientes, leur ordonnent, soit des voyages, soit le séjour 
des villes d'eaux, où elles trouveront une liberté favo- 
rable à de coupables projets *. 

Juvénal, en profond moraliste qu'il est, s'explique et 
nous explique le motif de la conduite de ces mères dé- 
naturées. Pour de telles femmes, une fille honnête 
serait un reproche vivant ; et c'est pour cela qu'elles 
cherchent à les perdre. « Ah ! tu te figures que sa mère 
lui inculquera d'autres principes que les siens? Non : 
ces vieilles infâmes ont trop d'intérêt à nous montrer 
une fille qui leur ressemble. » 



' V. 232-238. 

2 Physiologie du mariage. 



LES FEMMES ROMAINES. 89 



Utile porro 

Filiolam turpi vetulœ producere turpem *. 

A partir de l'endroit où nous- sommes arrivés jusqu'à 
celui où commence la peinture de la femme supersti- 
tieuse, il y a près de trois cents vers*. La sixième sa- 
tire laisse beaucoup à désirer, sous le rapport de la 
composition du moins. En faisant passer sous nos 
yeux une nouvelle série de portraits de femmes vi- 
cieuses, l'auteur n'a pas disposé ses groupes avec une 
méthode assez philosophique. 11 y a là un mélange de 
couleurs qui affecte désagréablement le lecteur. Les 
portraits, quoique très-soignés dans leur ensemble et 
dans leurs détails, ne se succèdent pas avec assez 
d'ordre et d'art, faute de transitions suffisantes. La 
gradation non plus n'est pas observée comme elle de- 
vrait l'être. Tout cela engendre parfois la confusion et 
l'obscurité. On découvre là comme les traces de l'im- 
provisation et de la hâte*, ce qui trouble quelque peu 
l'impression de l'ensemble. 

M. Ribbeck, que ces défauts n'ont pas manqué de 
frapper, a essayé d'y remédier en recourant à tout un 
système de transpositions que nous ne saurions ap- 
prouver, quant à nous. Pour arriver à l'ordre et à la 
clarté qu'on chercherait en vain dans une notable partie 
de la sixième satire, le professeur de Kiel a substitué à la 
contexture des manuscrits, suivie par les meilleures édi- 
tions, une contexture à lui. Sous sa main, et grâce à la 
sagacité naturelle de son esprit, les groupes se déta- 
chent avec netteté, s'enchaînent avec assez de rigueur. 
Mais le texte primitif se trouve complètement boule- 



' V. 240 et 241. 
^ V. 242-511. 



90 CHAPITRE IV. 

versé de la sorte. M. Ribbeck a beau défendre longue- 
ment, savamment^ cette opération philologique, dans 
une curieuse et piquante dissertation latine exclusive- 
ment consacrée à la satire des femmes ^, il n'aboutit, en 
définitive, qu*à une disposition de texte tout arbi- 
traire, toute de fantaisie. 

Quant à nous, dans l'exposé qui nous reste mainte- 
nant à faire de cette partie de la pièce où se rencon- 
trent les taches signalées plus haut, nous ne suivrons 
ni le texte ordinaire des éditions, ni l'ordre du texte de 
l'édition Ribbeck. Nous nous attacherons tout simple- 
ment à faire passer tout d'abord sous les yeux du lec- 
teur, parmi les divers et nombreux types féminins 
que le poëte continue à retracer, ceux d'entre eux 
que l'on retrouve à peu de chose près dans toutes les 
sociétés, chez les modernes par conséquent aussi bien 
que chez les anciens ; et nous nous réservons de grou- 
per ensemble, un peu plus loin, les types essentielle- 
ment romains. 

Voici donc, avant tout, quelques portraits représen- 
tant des travers, des ridicules, des vices qui sont de 
tous les temps. Le poëte s'y montre comme le conti- 
nuateur de Théophraste et le précurseur de La Bruyère 
et de Molière. Il place tour à tour sous nos yeux la 
plaideuse, la jalouse-infidèle, la musicienne, la nou- 
velliste, la savante et la coquette. 

« Il ne se juge presque pas de procès qui n'ait été suscité par 
des femmes. Manilia assigne toujours quand elle n'est pas assi- 
gnée. Très-versées dans la procédure, elles rédigent elles-mêmes 



* De saû. sext. disputatio , primum nuper in symbola philologo- 
rum Bonensium édita. Celle disserlation se trouve à la suite du 
volume ÎDtituïé : JDer echte und der unechte Juvenal, et comprend 
J/ pages. 



LES FEMMES ROMAINES. 91 

des requêtes. Elles eu remontreraient à Gelsus, lui dicteraient 
son exorde et ses arguments ^ » 

On regrette que Juvénal n'ait pas développé davan- 
tage le portrait de la plaideuse ; en creusant son sujet, 
il n^eùt pas manqué de le rendre plus piquant. 

Boîleau s'est étendu bien plus sur la plaideuse de 
son époque; et il a suppléé heureusement à ce qui 
manque au portrait tracé par son devancier : 

« Nos arbitres, dis-tu, pourraient nous accorder. 

Des arbitres! tu crois l'empêcher de plaider? 

Sur ton chagrin déjà contente d'elle-même, 

Ce n'est pas tant ses droits, c'est le procès qu'elle aime. 

Pour elle un bout d'arpent qu'il faudra discuter; 

Vaut mieux qu'un fief entier acquis sans contester. 

Avec elle il n'est point de droit qui s'éclaircisse, 

Point de procès si vieux qui ne se rajeunisse, 

£t sur l'art de former un nouvel embarras 

Devant elle RoUet mettrait pavillon bas^. » 

L'illustre contemporain de Boileau, Racine, s'est 
plu à nous retracer à son tour, avec l'esprit et le bon- 
heur qu'on sait, le caractère de la plaideuse. Le type 
que les deux autres poètes n'ont fait que décrire, lui, il 
Ta mis en scène. Qui nous rappelle mieux la Manilia 
du poëte latin, toujours actionnant ou actionnée, que 
cette plaisante comtesse de Pimbesche? Du matin au 
soir elle assiège la porte des juges ; elle ne sort point 
des procès ; ils font sa passion , sa vie. Elle plaide con- 
tre son mari, contre son père, contre ses propres en- 
fants, et le jour oîi, par un arrêt formel et grâce à une 
pension que lui fait sa famille, elle se voit réduite 



' V. 242-246. 

' Satire X. Les Femmes, 



92 CHAPITRE IV. 

à ne pouvoir plus plaider, quel n'est pas son déses- 
poir? 

Vivre sans plaider, est-ce contenlement* ? 

Et pourtant il y a bientôt trente ans qu'elle intente 
des procès à tout le monde. N'importe ! Elle n'en dé- 
mordra pas : 

Laissez faire, ils ne sont pas à bout, 

J'y vendrais ma chemise et je veux rien ou tout 2. 

Le portrait de la jalouse-infidèle est d'une vérité sai- 
sissante ', Il offre une curieuse scène de jalousie faite à 
un crédule époux par une femme perfide, cherchant à 
dissimuler de la sorte ses propres dérèglements; elle 
verse des larmes feintes que vient essuyer le stupide 
mari, dont l'aveugle amour-propre prend pour de l'af- 
fection ce qui n'est qu'une atroce hypocrisie; et à la 
fin, avec une suprême impudence, l'infidèle vient avouer 
son crime, quand il n'y a plus moyen de le nier, le 
prenant d'autant plus haut qu'elle est plus coupable. 
Tout cela est observé et décrit magistralement. On croi- 
rait lire tel ou tel chapitre de l'auteur de la Comédie 
humaine^ qui excelle dans la peinture des scènes con- 
jugales de ce genre, ou entendre la célèbre héroïne 
d'une non moins célèbre comédie contemporaine, cette 
rusée et effrontée baronne d'Ange, niant, avec une 
insolence sans pareille, la trahison dont elle s'est ren- 
due coupable envers le crédule amant qu'elle a enlacé 
dans ses filets *. 



' Les Plaideurs, acl. I, se. vu. 
2 Ibid. 
' 268-285. 

* Le Demi-Monde, comédie de M. Alexandre Dumas fils, acte IV, 
scène x. 



LES FEMMES ROMAINES. 93 

Chez des femmes dépravées comme l'étaient les fem- 
mes romaines du temps de Juvénal, les goûts les plus 
innocents et les plus honorables même pouvaient en- 
traîner et entraînaient en effet aux derniers égarements : 
témoin le goût pour la musique. La passion qu'elles 
avaient pour cet art s'étendait trop souvent jusqu'aux 
artistes eux-mêmes. Avec quelle éloquente indignation 
le poëte s'élève contre ces épouses et ces mères sans 
cœur et sans honneur qui préfèrent un misérable his- 
trion à leur famille, que le succès, la réputation d'un 
musicien à gages intéresse mille fois plus que la sauté 
et la vie d'un mari ou d'un fils * ! 

Le portrait de la nouvelliste* est digne du pinceau de 
Théophraste. En le traçant, Juvcnal semble avoir eu 
présent à l'esprit ce chapitre où le spirituel auteur des 
Caractères traite de l'habitude de débiter des nou- 
velles^. 

L'homme dont nous parle Théophraste ne s'occupe, 
il est vrai, que d'affaires purement politiques et exté- 
rieures, étrangères, par conséquent, à la ville. La nou- 
velliste de Juvénal, sans négliger les événements du 
dehors et les rumeurs de toute sorte venant des pays 
éloignés, se plaît plus particulièrement à entrer dans 
les détails de la vie romaine du jour. Elle est, dans 
toute la vérité du mot, la personnification de la chroni- 
que scandaleuse, privée et locale, vivant de nouvelles à 
la main et de commérages, et allant colporter tout cela 
de maison en maison, à la grande joie des oisifs. Type 
curieux qui a traversé les siècles et que l'on retrouve 
dans les grandes villes comme dans les petites, et plus 



' Vers 380-398. 

2 V. 398-413. 

* C^ar.,Vni. AoyoTiowa. 



94 CHAPITRE IV. 

encore peut-être dans ces dernières. Quel est le \illage 
même qui n'ait pas une gazette vivante de ce genre? 
Mais voici un autre type avec lequel il faut faire 
ample connaissance. Il s'agit de la femme savante. 

m Cette savante est à peine à table qu'elle exalte Virgile et 
justifie le désespoir de Didon prête à monter sur son bûcher. 
Elle compare les poëtes et met dans la balance Virgile d'un côté 
et Homère deTautre. Le grammairien rend les armes; le rhéteur 
s'avoue vaincu^ chacun se tait. Je défie un avocat^ un crieur pu- 
blic, une femme même de placer un mot. Quelle cascade de 
paroles! On dirait un carillon de crécelles et de chaudrons. 
Laissez là vos trompettes et ne tourmentez pas davantage vos 
cuivres; elle seule est de force à faire revenir la lune éclipsée ^ 
Pourtant il est un terme oti l'on devrait s'arrêter même dans les 
choses les plus honnêtes. Quand on est femme et qu'on veut se 
donner des airs de science et d'éloquence, il faut alors revêtir 
une tunique ne tombant qu'à mi-jambe, offrir un porc à Sylvain * 
et se baigner au bain des pauvres^. Ah ! puisse la femme qui 
partage ta couche ne posséder jamais ce qui s'appelle le style 
et ne pas savoir, dans son langage sententieux et travaillé, dé- 
cocher le rapide enthymème! Puisse-t-elle, en histoire, igno- 
rer bien des choses et ne pas comprendre tout ce qu'elle lit! 
Quel fléau qu'une femme qui tient sans cesse entre les mains et 
sait par cœur la rhétorique de Palémon et ne manque jamais 
aux règles de la syntaxe, qui, dans son amour pour l'érudition, 
me récite des vers que je ne connais pas^ enGn qui reprend sé- 
vèrement^ dans les paroles d'une amie de campagne, des fautes 

* Les anciens, qui étaient profondément ignorants en matière de 
sciences physiques et naturelles, attribuaient les éclipses de lune 
aux incantations des magiciens, qui pouvaient la faire descendre 
sur la terre; mais ils croyaient aussi la faire remonter au ciel, 
moyennant toute sorte de bruits discordants destinés à couvrir la 
voix des enchanteurs. 

2 Les hommes seuls pouvaient sacrifier à Sylvain, cette divinité 
champêtre qui était assez proche parente des Satyres; les femmes 
immolaient des victimes à Junon et à Gérés. 

^ Cotait le bain où allaient les gens de lettres, en général trop 
gênés pour payer cher. Les gens riches allaient dans d'autres 



LES FEMMES ROMAINES. 95 

auxquelles des hommes mêmes ne feraient pas attention! Pour 
moi, je veux qu'un mari puisse se permettre un solécisme *. 

Juvénal ne condamne pas absolument l'instruction 
chez la femme, et il faut lui en savoir gré. Pourquoi 
ne serait-il pas permis aux femmes de sortir de cet état 
d'infériorité intellectuelle où on les a maintenues de 
tout temps? pourquoi ne pourraient-elles pas cultiver 
leur esprit parTétude et la lecture des bons livres? Ce 
que blâme donc Ju\énal, c'est l'abus seul de la science ; 
ce qui le révolte, c'est le pédantisme qui résulte néces- 
sairement de cet abus. 

Imponit finem sapiens et rébus honestis, 

La femme qui, dans la science, ne sait pas se borner, 
celle-là, pour Juvénal, cesse d'être une femme. Autant 
vaudrait pour elle renoncer aux habitudes de son sexe 
et s'habiller comme un homme. Vient ensuite cette 
spirituelle peinture de la femme savante-pédante qui 
contient, comme en germe, quelques-unes des scènes 
les plus fortes et les plus amusantes de la fameuse 
pièce de théâtre où notre Molière, seize siècles après 
Juvénal, a fustigé à son tour le même travers et le même 
ridicule. Il y a là de frappantes analogies de mœurs et 
de caractères à signaler. Les femmes savantes que nous 
peint Molière, comme celle dont nous parle Juvénal, 
s'arrogent le droit de comparer et de juger les plus 
grands poètes et les écrivains les plus illustres *; elles 
les classent de par l'autorité de leur esprit et de leur 
science, assignent à chacun son mérite et son rang. 
Autre ressemblance : quand on lit dans Juvénal ces 



' V. 434-457. 

^ Acte ni, se. Il, passim. 



96 CHAPITRE IV. 

mots : « Puisse la femme qui partage ta couche ne 
jamais posséder ce qui s'appelle le style, et ne pas sa- 
voir, dans son langage travaillé et sententieux, déco- 
cher le rapide enthymème! etc. »; ne croirait-on pas 
entendre le bonhomme Chrysale, outré de tout ce qui 
se passe autour de lui, et s'écriant avec son admirable 
bon sens bourgeois : 

II n'est pas bien honnête^ et pour beaucoup de causes, 

Qu'une femme étudie et sache tant de choses. 

Former aux bonnes mœurs Fesprit de ses enfants, 

Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens 

Et régler la dépense avec économie. 

Doit être son étude et sa philosophie. 

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés. 

Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez. 

Quand la capacité de son esprit se hausse 

A connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse ^ 

Et lorsque Juvénal, continuant sa satire, nous parle 
ensuite comme d'une peste de cette insupportable pé- 
dante qui ne manque jamais aux règles de la gram- 
maire et rumine sans cesse son Palémoji^ notre esprit 

j — ■ — — — ^^— ^.^— ^_^_^— ^_ 

' Act. 11, se. VII. Il ne faudrait pas croire cependant que Molière 
partageât entièrement cette opinion ; il la modifie avec beaucoup de 
convenance et de sagesse dans le rôle de Clitandre, faisant, lui aussi, 
comme Juvénal, une distinction entre la pédante insupportable et 
la femme douée d'une instruction modeste, et qui par conséquent 
ne cherche pas à briller. 

«Je consens qu'une femme ait des clartés de tout, 

Mais Je ne lui veux point la passion choquante 

De se rendre savante afin d'être savante, 

Et J'aime que souvent, aux questions qu'on fait, 

Elle sache ignorer les choses qu'elle sait; 

De son étude enfin je veux qu'elle se cache 

Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, 

Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots. 

Et clouer de l'esprit à ses moindres propos. » 

(Actel, se. m). 



LES FEMMES ROMAINES. 97 

ne se reporte-t-il pas aussitôt à Philaminte, Armande 
et Bélise, inflexibles toutes les trois sur les lois du 
langage, sur la propriété des termes, la régularité des 
constructions, et ne jurant que par leur Palémon à 
elles, c'est-à-dire par Vaugelas? 

Qui encore ressemble plus à la savante de Juvénal, 
prompte à reprendre dans les discours d'une campa- 
gnarde une faute que des hommes mêmes ne remar- 
queraient pas? qui encore, si ce n*est la docte épouse 
de Chrysaîe, mettant à la porte la servante Martine 
coupable du crime impardonnable d'avoir insulté Vo- 
reille de sa maîtresse 

Par l'impropriété d'un mot sauvage et bas * ? 

Et lorsqu'enfin le satirique demande en finissant qu'il 
soit permis à un mari de faire impunément un solécisme, 
on se rappelle encore le pauvre Chrysaîe, privé, lui aussi, 
de cette liberté et qui en souffre si cruellement : 

« Le moindre solécisme en secret vous irrite 

Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite ^, » 

Le type de la femme savante n'a, on le voit, que 
peu ou point varié depuis Juvénal '. 

Il en est à peu près de même de la coquette. 



' Acte n, scène vi. 

^ Acte n, scène vu. 

Ml y a pourtant une distinction à faire à ce sujet. La savante de 
Juvénal est une pédante qui ne s'occupe que de littérature; les sa- 
vantes que Molière a mises en scène ont marché avec le temps; 
elles s'occupent de tout ce qui est du domaine de l'intelligence et de 
l'esprit : astronomie, philosophie, morale, politique, sciences phy- 
siques, tout les attire (voyez acte UI, se. ii). On remarque le même 
progrès chez la savante que nous décrit Boileau {Sat. x). 



98 CHAPITRE IV. 

« Une femme se croit tout permis, rien ne lui parait honteux^ 
dès qu'elle a le moyen d'entourer son cou d'un collier d'éme- 
raudes et d'orner ses oreilles de pendants dont le poids les allonge. 
Quoi de plus insupportable qu'une femme riche! Regarde-la : elle 
est hideuse à voir et me fait éclater de rire avec son épaisse couche 
de mie de pain qui lui gonfle la figure. Elle exhale l'odeur des 
essences jadis employées par . Poppée, et c*est à cette glu que 
viennent se prendre les lèvres du pauvre mari. Mais doit-elle 
aller voir son amant , elle se lavera le visage. Est-ce qu'on se 
fait belle pour rester au logis ? C'est pour les galants que se fa- 
briquent les pommades, pour eux qu'on achète les parfums de 
l'Inde efféminée. Mais voici qu'elle enlève enfin la première 
couche, son visage commence à paraître, on ne tardera pas à la 
reconnaître. Puis elle va se laver avec du laît^ un lait choisi. 
Pour en avoir toujours à sa disposition elle se fait suivre d'une 
troupe d'ânesses dont elle ne se séparerait pas si on l'envoyait en 
exil dans les régions hyperboréennes. Mais, je le demande^ ce 
visage qu'il faut toujours médicamenter, couvrir d'émollients 
sans cesse renouvelés et de cataplasmes de farine cuite, voyons, 
est*ceun visage, est-ce un ulcère^?.. 

c Mais celle-ci a un rendez-vous. Elle veut être plus parée 
que jamais. Le temps presse. Elle est attendue aux jardins ou 
plutôt au sanctuaire d'Isis^ la déesse complaisante. La pauvre 
Psécas^ les cheveux arrachés, la robe déchirée et les seins décou- 
verts, coiffe sa maîtresse. — Pourquoi cette boucle inégale ? Un 
cheveu mal tourné, quel crime abominable ! Le nerf de bœuf le 
punit à l'instant même. Mais qu'a donc fait Psécas ? Est-ce sa 
faute à elle si ton nez te déplaît? Une autre vient peigner le 
côté gauche et rouler les cheveux en anneaux. Bientôt on ap- 
pelle au conseil une femme d'âge respectable. C'est une ex- 
coiffeuse qui passa du peigne à la quenouille. Elle donne tout 
d'abord son avis. Les subalternes votent après elle, chacune se- 
lon son âge et ses talents. On dirait qu'il s'agit de la vie ou de 
l'honneur, tant les femmes sont tourmentées du désir de pa- 
raître belles ! Comme ses cheveux s'étagent et s'échafaudent sur 
son front! Vue de face, on la prendrait pour Andromaque. Vue de 
dos, elle décroît, c'est une autre femme ! Que sera-ce si la nature 
ne lui donna qu'une petite taille; si sous les patins elle ne pa- 
raît pas plus haute qu'un pygmée femelle, si, pour recevoir 



» V. 467-474. 



LES FEBfMES ROMAINES. 99 

uu baiser, elle est contrainte de se dresser sur 1a pointe des 
pieds *? » 

En usant de mille et mille moyens' pour entretenir 
la fraîcheur, la blancheur et la beauté de leur teint ' : 
émoUients, lait d'ânesse, onguents, pommades, par- 
fums et fards de toutes sortes, les femmes coquettes 
allaient souvent à rencontre de leur but. Elles de- 
venaient horribles à force de se médicamenter la face ; 
de là le mot terrible du satirique : « Est-ce un visage, 
est-ce un ulcère?» mot qui rappelle cette réflexion 
de La Bruyère sur les coquettes de son temps : c< Si 
les femmes étaient telles naturellement qu^elles le de- 
viennent par artifice, qu'elles perdissent en un mo- 
ment toute la fraîcheur de leur teint, qu'elles eussent 
le visage aussi allumé et aussi plombé qu'elles se le 
font par le rouge et par la peinture dont elles se far* 
dent, elles seraient inconsolables ^. » 

Boileau n'a eu garde, dans sa satire des femmes, d'o- 
mettre la coquette, et il s'est souvenu de plusieurs traits 
de Juvénal, qu'il a reproduits à sa façon. Témoin ces 
vers : 

Si tu veux posséder ta Lucrèce à ton tour, 
Attends, discret mari, que la belle en cornette, 
Le soir, ait étalé son teint sur la toilette, 
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis, 
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis. 

Et ceux-ci encore^ qui ne sont qu'une traduction li- 



» V. 487-508. 

- La coquetterie féminine remontait haut dans Tbistoire romaine; 
nous renvoyons, à ce sujet, à TexceUent livre de M. Dezobry, Rome 
au siècle d'Auguste, t. IV, lettre xcvi, le Monde du ne femme. 

^ De^ Femmes. 



100 CHAPITRE IV. 

bre et très-heureuse d'ailleurs d'un autre passage du 
poëte latin : 

Hormis toi, tout chez toi rencontre un doux accueil : 
L'un est payé d'un mot et l'autre d'un coup d'œil. 
Ce n'est que pour toi seul qu'elle est fière et chagrine : 
Aux autres elle est douce, agréable et badine ; 
C'est pour eux qu'elle étale et l'or et le brocart^ 
Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard. 

JuYénal nous introduit dans le sanctuaire même de 
la coquette romaine, et nous assistons aux apprêts de 
sa toilette, alors qu elle est impatiente de sortir pour 
se montrer dans les promenades publiques ou se faire 
admirer de ses adorateurs. Quelle fébrile agitation chez 
la maîtresse du logis! quel empressement de la part de 
ses malheureuses chambrières, et avec quelle plaisante 
gravité tout ce monde féminin délibère sur la plus fri- 
vole des questions ! Des scènes de ce genre se passent 
tous les jours encore dans bien des maisons habitées 
par nos dames à la mode, à l'heure oîi il s'agit pour 
elles de paraître avec éclat et succès dans le monde. 
Combien nos mœurs du dix-neuvième siècle ressem- 
blent en ceci à celles du premier siècle de l'empire ! 
En veut-on, au surplus, une preuve nouvelle et bien 
frappante? Eh bien! que l'on médite sur ce trait 
final de la peinture de la coquette, et qu'à dessein 
nous n'avions pas cité plus haut : « Et le mari ? Elle 
ne s'en occupe pas. Et les frais énormes de toutes 
ces toilettes ? Pas davantage. Son mari pour elle n'est 
qu'un voisin. Toute son intimité se réduit à le ruiner 
par ses folles dépenses K » 

* Nulla viri cura inierea , nec mentio fiel 

Damnorum : vivit tanquam vicina marito. 

Hoc solo propior quod 

gravis est rationibus. (V. 508-512.) 



LES FEMMES ROMAINES. 101 

Je rangerai encore parmi les types d'une vérité gé- 
nérale, universelle, et qui se sont par conséquent per- 
pétués à travers les siècles, d'abord la femme colère, 
toujours prête à décharger sa bile sur le premier venu, 
et capable, si elle a été réveillée en sursaut, la nuit, par 
les aboiements d'un chien, de faire bâtonner le maître et 
le chien. Après la femme colère , celle que, faute de 
nom indiqué par l'auteur même, j'appellerai la bonr- 
geoise envieuse. Ce type personnifie une éternelle plaie 
sociale à laquelle le poëte a déjà touché ailleurs d'une 
manière générale * et qu'il signale ici avec plus de dé- 
tails. 

Il est des femmes, fait remarquer le satirique, qui ne 
savent pas régler leur train sur leur fortune. Au risque 
de se peindre, elles veulent imiter en tout celles à qui leur 
richesse permet l'éclat et le luxe. Un type de ce genre 
de vice, c'est Ogulnia. Pour aller au théâtre, elle loue 
des vêtements, des coussins, et jusqu'à des suivantes. 
On espère ainsi produire de Teffet, attirer les galants. 
De retour chez soi, on se retrouve en face de la mi- 
sère. Mais (( on n'a pas la pudeur de sa pauvreté ^ » ; 
l'exemple de la fourmi n'est point fait pour Ogulnia, et 
l'idée de garantir ses vieux jours contre le froid et la 
faim ne se présente même pas à son esprit. « Cette 
dépensière se ruine sans se douter de rien. Elle croit, 
en vérité, que dans son coffre-fort les écus arrivent à 
mesure qu'elle les épuise et que le fond en est intarissa- 
ble. Jamais elle ne calcule ce qu'un plaisir peut lui 
coûter ^ » 

Quel siècle fut jamais plus fécond en Ogulnias que le 



• Sat m;v. 182 et 183. 
2 V. 357 et 358. 
* V. 362-366. 



102 CHAPITRE IV. 

nôtre? Combien de femmes autour de nous, inhabiles 
à mesurer leurs dépenses sur leurs revenus, et sans 
cesse tourmentées néanmoins du désir d'afficher les 
dehors de l'opulence, alors que souvent, dans leur inté- 
rieur, elles manquent du nécessaire! Pas plus queFOgul- 
nia, si bien peinte par notre satirique, elles ne songent 
à Tavenir. Elles ne se préoccupent que du présent. Im- 
patientes de rivaliser avant tout avec les heureuses du 
jour, elles vont plus loin encore que la Romaine du 
temps de Juvénal. Elles demandent sans hésiter à 
d'autres ce que ne peut leur donner un honnête et la- 
borieux mari ; et, sous l'aiguillon de l'envie, elles cou- 
rent à leur ruine à travers le déshonneur, pour finir 
bien souvent dans une ignoble misère. C'est là l'his- 
toire et la destinée de plus d'une petite bourgeoise de 
notre époque. Les Ogulnias de Juvénal s'appellent au- 
jourd'hui les lionnes pauvres. 

Avec le portrait de la rôdeuse nocturne, parcourant 
les rues en proie à l'ivresse, et rentrant chez elle pour 
passer le reste de la nuit à boire et manger à l'excès, 
celui de l'impudente, n'hésitant pas à s'armer de pied 
en cap pour aller, comme la plus vile des courtisanes, 
se battre dans une arène contre le premier gladiateur 
venu, et la peinture de la femme qui ne recherche, et 
pour cause, que les eunuques, nous rentrons en plein 
dans les mœurs romaines. Désormais nous n'aurons 
plus affaire à des travers, à des ridicules, voire même à 
des vices ordinaires qui permettent le rire et la mo- 
querie, mais presque exclusivement à des vices ef- 
frayants, à des passions hideuses, et, bientôt après, à 
d'épouvantables forfaits, qui nous révoltent et provo- 
quent notre indignation. Les couleurs employées par 
le poëte seront dignes du sujet. Il ne reculera ni devant 
les crudités ni môme devant les obscénités. De sembla- 



LES FEMMES ROMAINES. 103 

bles peintures, si choquantes pour nos mœurs, nul 
n'oserait maintenant les imiter. Mais il ne faudrait 
cependant pas trop s'en prévaloir pour en conclure, 
comme on l'a fait de nos jours, que Juvénal était un 
homme dépravé, se complaisant dans ces sortes de des- 
criptions. Non, il se proposait en honnête homme de 
dégoûter du vice en le montrant dans toute son horreur. 
Saint Chrysostome comparait les écrivains de ce genre 
c< à ces hommes intrépides qui n'ont pas peur de souil- 
ler leurs mains quand il faut panser des ulcères * » . Tels 
étaient encore, s'il est permis de rapprocher la litté- 
rature sacrée des lettres profanes, ces prophètes de 
l'Ancien Testament. Pour guérir et ramener au bien 
le peuple d'Israël, ils ne craignaient pas de mettre à 
nu, avec une hardiesse extraordinaire d'images et 
d'expressions, les vices et les infamies de leur temps. 
Juvénal m'apparaît souvent comme l'Isaïe d'une Jéru- 
salem païenne. Dans les tableaux qu'il déroule main- 
tenant sous nos yeux, et dont bien des traits ne sau- 
raient comporter une analyse complète, le poëte nous 
montre à quel degré de perversité étaient descendues 
les femmes de son temps. 

En s'abondonnant à des désordres sans nom, elles 
ne faisaient, après tout, que suivre l'exemple des hom- 
mes, leurs contemporains; elles se vengeaient à leur 
manière des atteintes que ces derniers avaient portées, 
par d'incroyables débordements et d'ignobles passions, 
à la sainteté du mariage ^. De là des représailles 
qui, toutes condamnables qu'elles sont, ne doivent pas 
trop surprendre le moraliste; elles faisaient partie 
d'ailleurs du fonds commun de la dépravation du jour. 



' Homilia UI, in Epist, ad CorinCh. 
^ Voyez Sat. II et IX, passim. 



104 CHAPITRE IV. 

Juvénal nous peint tout d'abord l'affreuse Maura et 
la non moins affreuse TuUia, sa sœur de lait, s'arrêtant 
vers minuit, toutes deux ivres, au sortir d'une orgie 
indescriptible, près du vieil autel de la Pudeur, qu'elles 
profanent, sous les regards mêmes de la lune, par d'é- 
tranges propos suivis d'actes que la plume se refuse à 
énoncer ^ 

Un peu plus loin, on nous introduit au milieu des 
mystères de la bonne déesse, cette fête originaire de 
l'Asie, consacrée primitivement au culte de la nature *, 
exclusivement réservée, comme on sait, aux femmes, 
et qui déjà du temps de César avait donné lieu à un 
immense scandale, dont Clodius, l'adversaire de Cicc- 
ron, fut le héros '. Du temps de Juvénal, ces fêles, qui 
faisaient partie des orgies sacrées^ étaient devenues le 
théâtre d'indicibles désordres, ainsi que nous Tavons 
fait remarquer dans le chapitre précédent. Il en donne 
ici une description magistrale, tout épique, mais que 
nous ne pouvons qu'indiquer : une musique sau- 
vage, des libations nombreuses , allument les ardeurs 
de celles qui les fréquentent; elles courent égarées, 
tordant leurs cheveux , hurlant comme des bacchan- 
tes. Quelles fureurs ! quels cris ! quelles attitudes chez 
ces prêtresses de Priape! Les turpitudes de Maura 
et de Tullia se reproduisent en pleine cérémonie reli- 
gieuse. Deux nobles dames, Saufeia et Medullina, lut- 
tent entre elles d'impudicité. Ce n'est pas tout. Après 
des débauches qui sont autant d'outrages à la nature, 
il leur en faut d'autres encore. Peu leur importe que 

• V. 300-314. 

^ Consulter à ce sujet l'excellent travail de M. Marcellus Motly : 
de Fauno et Fauna, sivebona Dea ejvsque mys(erns, Berlin, 1840. 
In.8°. 

* Suet., Cses,, vu et lxxiv; Cicer., Epist. ad, Attic., I, xvi. 



LES FEMMES ROMAINES. 105 

l'entrée de la maison où se célèbrent les mystères de la 
déesse soit interdite aux hommes, elles demandent main- 
tenant, avec des cris frénétiques, que les portes s'ouvrent 
h leurs amants, et, à défaut de ceux-ci^ aux premiers 
venus, fussent-ils des porteurs d'eau ou des esclaves. 
Elles vont plus loin encore, elles osent rêver des abo- 
minations que Gomorrhe et Sodome n'avaient pas con- 
nues*. 

Quel siècle et quelles mœurs que celles dont Juvénal 
se fait l'accusateur ! renversement de toute morale ! ô 
oubli de toute pudeur! c'est pendant les mystères 
célébrés en l'honneur de Cérès que de nobles Ro- 



• Nota Bonae sécréta Deœ, quum tibia lumbos 
Incitât, et cornu pariler vinoque feruntur 
Attonilœ, crinemque rotant, ululantque Priapi 
Mœnades, quanttis tune illis mentibus ardor 
Concubitus / quw vox sallante libidine! qtiantus 
Ille meri veteris per entra madeniia torrens! 
Lenokum ancillas posita Savfeia corona 
Provocat ac toUit pendentis prœmia coxœ,\ 
Jpsa Medullinœ fluctum,crissantis adorai: 
Palmam inter dominas virtus natalibus xquaL 
Nil ibi per ludum simuîabitur : omnia fient 
Ad verum, quibus incendijam frigidus ssvo 
Laomedontiades et Nestoris herniapossit. 
Tune prurigo morx impatiens^ tuncfemina simplex, 
Ac pariter toto repetitus clamor ab antro : 
Jam fus est; admit te virosi — Jam dormait adulter; 
Illajubet sumpto juvenem properare cucullo : 
Si nihil est, servis incurritur : abstuleris spem 
Servorum, veniet conductus aquarius. Hic si 
Quœritur et desunt homines, mora nulla per ipsam,,. 

(V. 314-335.) 

Le dernier trait, qui ne saurait se citer, même en latin, n*est sans 
doute qu'une exagération satirique; mais qu'on veuille bien se rap- 
peler cependant qu'il concorde avec des faits analogues racontés par 
Lucien et Apulée. 



f06 CHAPITRE IV. 

maînes osèrent s'abandonner à des excès dont frémit la 
nature ! 

Pour rencontrer quelque chose de semblable dans 
Thistoire des nations et de la corruption humaine , il 
faut remonter jusqu'à certaines fêtes religieuses de 
Babylone *, ou descendre le cours du temps jusqu'au 
moyen âge chrétien, qui a eu ses mystères de la bonne 
déesse, dans ses sabbats^ ses noëls et ses messes parfois 
transformées en véritables bacchanales '. 

En sa qualité de poète philosophe et moraliste, qui 
aime à s'expliquer les effets par les causes, le satiri- 
que se demande quelle a pu être la source de cette 
prodigieuse perversité : 

Unde hsec monstra tameny vel quo de fonte requiris ^f 

La réponse à cette question est sublime d'éloquence 
et de poésie : 

« Jadis une humble fortune maintenait rinnoceuce de nos 
Romaines. Le vice n'osait entrer dans ces pauvres cabanes. Ce 
qui les en préservait^ c'était le travail, les longues veilles, ces 
mains de femmes robustes et durcies à filer la laine de TÉtru- 
rie ; c'était Annibal aux portes de Rome^ et les maris en senti- 
nelle sur la porte Colline. Aujourd'hui nous succombons sous 
les maux d'une longue paix. Plus terrible que le glaive ennemi^ 
le torrent des voluptés s'est précipité sur Rome qu'il sub' 
merge, et il venge l'univers asservi.Tontes les horreurs, toutes 
les monstruosités de la débauche s'étalent autour de nous depuis 
que Rome a vu périr son antique pauvreté. De là vient que sur 
les sept collines se sont installées Sybaris, Rhodes, Milet, et cette 
Tarente efféminée dont les citoyens, le front couvert de pampre 



' Voy. Hérodote, lib. I, c. cxcix. 

' Voy. M. Phiiarète Chasles, le Drame, les Mœurs et la Religion au 
seizième siècle, ip. 293, 294 et 295» et aussi^ dans ses Études sur le 
moyen âge, le chapitre consacré au théâtre de Hroswitha. 

' V. 286, 



LES FEMMES ROMAINES. 107 

et les lèvres humides de vin, nagent dans les délices. C'est l'ar- 
gent , rinfâme argent qui le premier importa chez nous des 
mœurs étrangères. Cest la richesse corruptrice^ le luxe avec ses 
honteux excès, qui a brisé notre énergie séculaire ^ » 

Voilà de grandes vérités exprimées dans un grand 
style. Les quelques vers que nous venons de citer con- 
tiennent toute l'histoire romaine, depuis César et 
Pompée, 

On dirait que Jean- Jacques Rousseau s'est inspiré de 
cette forte et entraînante éloquence quand, dans son 
fwûaeux Discours contre les arts et les sciences^ il fait, 
par l'organe de Fabricius, le procès à la corruption 
romaine. « Dieux, que sont devenus ces toits de chaume 
et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modéra- 
tion et la vertu? quelle splendeur funeste a succédé à 

m 

' Praestahat castas humilis fortuna Latinas 
Quondam, nec vitiis contingi parva sinebant 
Tecta labor, somnique brèves, et vellere Tusco 
Vexatx durœque manus, ac proximus urbi 
Hannibal, et stantes Collina turre mariti, 
Nuncpatimur longœ pacis mala : sœvior armis 
Luxuria incubuit, victumque ulciscitur urbem. 
Nullum crimen abest, facinusque libidiniSy ex quo 
Paupertas romana périt. Hincfltixit ad istos 
Et Sybaris colles; hinc et Rkodos et Miletos, 
Atque coronatum et petulans madidumque Tarentum» 
Prima peregrinos obscena pecunia mores 
Jntulit et turpi fregerunt secula luxu 

Divitiœ molles. . ; 

(Y. 287-300.) 

Un de DOS grands artistes contemporains» M. Couture> s*est ins* 
pire de ce passage de Juvénal. Tout le monde a pu voir^ dans la ga- 
lerie du Luxembourg, le beau tableau qui porte pour épigraphe ces 
vers du satirique romain : 

• Sœvior armis 

Luxuria incubuit., victumque uteiscitur orbem, 

et où la peinture lutte, et non sans succès, avec la çQé&\«« 



108 CHAPITRE IV. 

la simplicité romaine? quel est ce langage étranger? 
quelles sont ces mœurs efféminées?... Insensés, qu'avez 
vous fait? » 

Dans les pages précédentes nous avons dû inter- 
vertir plus d*une fois, dans l'intérêt de la netteté et de 
la clarté des idées, le plan d'exposition adopté par Ju- 
vénal. Nous allons maintenant, et jusqu'à la fin de cette 
étude sur la Satire des femmes, suivre de nouveau, et 
sans transposition aucune, le texte du poëte, l'ordre de 
ses idées, tels qu'ils se trouvent dans toutes les éditions, 
celle de M. Ribbek exceptée. 

Un autre travers ou vice féminin, c'était un penchant 
prononcé pour une foule de cérémonies et de pratiques 
importées à Rome du. dehors. La foi antique et naïve 
avait depuis longtemps disparu , et, comme cela se 
voit souvent dans l'histgire des sociétés vieillies , 
Tcxcès du scepticisme avait ramené à une crédulité 
absurde. Au lieu de fortes croyances on avait main- 
tenant la superstition, « cette maladie des peuples 
dégénérés et des mauvaises consciences * )> . 

Juvénal, en sa qualité de satirique et de penseur 
indépendant, se moque avec infiniment de malice, 
d'esprit, et de la crédulité de certaines femmes toujours 
en quête de connaître, moyennant certaines pratiques, 
les secrets de l'avenir, et de l'impudence de quantité 
de charlatans, qui exploitaient cette même crédulité à 
leur profit. Or, parmi les plus impudents entre ces der- 
niers, Juvénal range tout d'abord les prêtres de Cybèle 
et d'isis. On a ici de curieuses révélations sur les 
mœurs religieuses contemporaines et dont toutes peut- 
être n'ont pas disparu avec le paganisme. Voici l'archi- 
prêtre de la mère des dieux qui vient faire visite à une 

' M. Nisaid, les Poêles lai. de la décad., t. II, p. 7, 3® édition. 



LES FEMMES ROMAINES. 109 

grande dame, mitre en tête, gravité de commande sur 
le \isage, et suivi de son obscène clergé, qui bat le 
tambour en l'honneur de son chef. 

« D'une voix emphatique : Redoutez, s*écrie-t- il, les approches 
de septembre et le vent du niidi^ si vous n'expiez vos fautes par 
une offrande de cent œufs, si vous ne me donnez vos robes cou- 
leur feuille-morte. C'est ainsi seulement que vous détournerez 
les malignes influences dont vous êtes menacées ; cette étoffe les 
emportera dans ses plis et vous n'aurez plus rien à craindre 
pour le reste de l'année. » Cette même femme, si le prêtre l'or- 
donne^ ira en plein hiver, et dès le point du jour, briser la glace 
et se plonger trois fois dans les eaux du Tibre ; quoiqu'elle ait 
peur de l'eau, elle n'en trempera pas moins sa tête dans les 
tourbillons du fleuve ; elle parcourra ensuite^ nue et tremblante^ 
tout le champ de Tarquin le Superbe , en se traînant sur ses 
genoux ensanglantés ^ » 

Ainsi, pour conjurer de prétendues menaces du ciel, 
on demande au fanatisme de celle que Ton domine 
des présents destinés aux dieux et qiie l'on garde pour 
soi! Remarquez aussi que la dévote se soumet avec 
une obéissance aveugle à toutes les mortifications 
qu'on lui impose pour faire pénitence. 

Mais les prêtres d'Isis exercent sur les femmes qui 
les consultent une influence plus grande encore. Ils 
n'auront qu'à dire : 

« Isis l'ordonne, et elle ira jusqu'au bout de l'Egypte ; elle en 
rapportera de l'eau du Nil puisée près de l'île de Méroé, que brûle 
le soleil^ et elle en voudra asperger le temple que la déesse pos-. 
sède à Rome, non loin de la vieille bergerie de Romuins. Elle 
est convaincue qu'Isis elle-même lui a parlé et lui en a intimé 
l'ordre. Singulière prétention ! c'est bien avec de tels êtres que 
les dieux ont des entretiens nocturnes, et voilà ce qui vaut tant 
d'honneurs et de respects à ce personnage qui^ suivi d'un trou- 
peau de prêtres à la tête rasée et au vêtement de lin, parcourt la 

* V. 516-527. 



110 CHAPITRK IV. 

ville comme un autre Anubis en se moquant des pieuses lamen- 
tations du peuple. Il intercède encore pour celles qui, pendant 
les jours de continence ordonnée à Toccasion de la fête de la 
déesse, ne surent pas résister aux désirs de leurs époux. C'est 
une violation de la loi qui mérite une peine sévère. Le serpent 
d'argent a remué la tête ; on Ta vu. Mais notre ministre, grâce 
à ses larmes feintes et à ses prières étudiées^ obtient qu'Osiris 
pardonne : un gâteau et une oie grasse, cela suffit pour cor- 
rompre le dieu ^ » 

Qui se serait douté, si Juvénal ne nous le disait, que, 
déjà de son temps, les ministres des dieux imposaient 
des pèlerinages, donnaient ou obtenaient l'absolution 
pour les péchés mignons, se faisaient les intermédiaires 
entre les hommes et la divinité, et dominaient, fasci- 
naient ainsi les cerveaux faibles et l'imagination exal- 
tée des femmes? 

Il y aurait, au sujet de tout ceci, de curieux rappro- 
chements à établir *. Au surplus, dans sa satire des 
femmes déjà souvent citée, Boileau , s'inspirant encore 
de ce passage , et Tappropriant pour ainsi dire aux 
mœurs et aux abus de son temps, en a fait, dans le 
sens que nous voulons indiquer, le plus piquant des 
commentaires '. 

Après les prêtres de Cybèle et d'Isis venaient, dans 

^ V. 526-542. 

^ Ils ont été faits en grande partie par M. A. de Gaston, dans un 
intéressant travail intitulé les Marchands de miracles, l vol. in-l2 
(Paris, Dentu, 1864). 

* Le prêtre d'Isis est devenu le directeur y et, de la superstitieuse, 
le satirique moderne a fait la dévote. 

Elle a son directeur, c'est à lui d'en juger; 
II faut sans différer savoir ce qu'il en pense. 
Bon! vers nous à propos je le vois qui s'avance. 
Qu'il parait bien nourri! quel vermillon! quel teint I 
Le printemps dans sa fleur sur son visage est peint. 



Notre docteur bientôt va lever tous ses doutes ; 



LES FEMMES ROMAINES. 111 

leur ordre d'importance respective : les Chaldéens tra- 
fiquant de l'astrologie; les vieilles juives, réduites par 
les misères de l'exil, à gagner leur vie en prophétisant 
aux païennes de bonne maison les volontés désirées de 
l'Olympe ; les aruspices venus d'Arménie ou de Coma- 
gène, prédisant aux belles dames de tendres amants 
ou de gros héritages , rien que d'après l'inspection du 
foie ou des entrailles de telle ou telle victime. Tous ces 
charlatans, ces devins, avaient une clientèle féminine 
considérable. 

Ce n'est pas tout. La Rome du premier siècle de Tem- 
pire possédait ses diseurs de bonne aventure, ses métopos- 
copes, ses chiromanciens, qui vivaient tous, ce semble, 
de la superstition générale des femmes. Les patriciennes 
avaient à leurs gages des personnages de ce genre, 
qu'elles faisaient venir du fond du crédule et mystérieux 
Orient; les plébéiennes, pour payer moins cher,recou- 
raient à la tourbe des augures qui tenait ses séances et 
donnait des consultations au Cirque ou en plein vent, sur 
la chaussée Tarquinienne. Là « elles se faisaient exa- 
miner le front et la main afin de savoir si elles devaient 
abandonner le cabaretier pour épouser le fripier * » . 

Curieux traits de mœurs, singulières et tristes aberra- 
tions de l'esprit humain et que le temps, hélas 1 n'a pas fait 
disparaître! Nos grandes dames, comme nos femmes 
du peuple, donnent encore dans les mêmes superstitions. 



Du paradis pour elle il aplanit les routes, 
Et, loin sur ses défauts de la mortifier, 
Lui-même prend le soin de la justifier. 



Sur tous ces points douteux c'est ainsi quMl prononce. 
Alors, croyant d'un ange entendre la réponse, 
La dévote s'incline, et, calmant son esprit, 
A cet ordre d'en haut sans réplique souscrit... 



» V. 583, 584, 591. 



112 CHAPITRE IV. 

A défaut d'aruspices, de devins chaldéens et d'augures 
de toute sorte, n'ont-elles pas leurs tireuses de cartes, 
leurs bohémiennes, leurs somnambules, leurs sorciers, 
ou bien, mieux encore, leurs spirites, leurs évocateurs? 

Nous ne voudrions pas prolonger cette analyse outre 
mesure. Qu'on nous permette cependant d'insister, 
comme il convient, sur la dernière partie de la sixième 
satire. 

Arrivé sans fatigue au bout de sa longue carrière, 
Juvénal puise, dans la haine profonde que lui inspire 
la perversité contemporaine, une énergie et une élo- 
quence nouvelles ; il flétrit comme elles méritent de 
rêtre les femmes adultères et les empoisonneuses. Il 
sangle tout d'abord de ses lanières vengeresses ces in- 
fâmes matrones qui, après avoir trompé leurs maris, re- 
couraient, pour s'éviter sans doute les douleurs de l'en- 
fantement et les ennuis d'une maternité équivoque, à 
certains médecins dont l'art mercenaire excellait, moyen- 
nant de mystérieux breuvages, à détruire l'humanité 
dans son germe. c( Pauvre mari, ne te plains pas trop, 
s'écrie le poëte avec une caustique ironie; quel que 
soit au contraire le prix de la potion, hâte-toi de la 
présenter toi-même ; car, s'il prenait fantaisie à ta femme 
de devenir grosse et de sentir dans ses flancs élargis 
tressaillir le fruit de sa fécondité, tu pourrais bien te 
trouver le père d'un nègre. Malgré sa couleur, il n'en 
faudrait pas moins le reconnaître pour ton héritier, 
lui dont, le matin, tu aurais fui la rencontre *. » 



.... Gaude, infelix, atque ipse bibendum 
Porrige, quidquid erit : nam si distendere vellet 
Et vexare uterum piceris salientibtis, esses 
jElhiopis fartasse pater ; mox decolor hères 
Impleret tabulas, nunqrmm tibi mane videndus, 

(V. 597-602.) 



LES FEMMES ROMAINES. 113 

Juvénal n'épargne pas davantage ces autres patricien- 
nes qui, pour cacher une stérilité causée par des avorte- 
ments multipliés et pour tromper les vœux et la joie 
d'un prétendu père, font passer pour leurs fils des enfants 
trouvés et recueillis par elles sur les bords de Tinfâme 
égoût du Vélabre *. De là les perturbations de la famille, 
et les jeux mystérieux du sort. Ces enfants trouvés arri- 
veront un jour aux plus hautes dignités et usurperont, 
sans que personne ne s'en doute, les plus grands noms 
de Rome. Ici triomphent la verve railleuse et l'humeur 
satirique du poëte en même temps qu'il rencontre, pour 
rendre sa pensée, des images et des couleurs admi- 
rables : c( La maligne Fortune est là qui veille pendant 
la nuit sur ces enfants délaissés ; elle sourit à leur nu- 
dité; elle les réchaulTe dans ses bras, elle les enve- 
loppe dans son sein, puis les introduit dans de grandes 
maisons. Elle s'y prépare de la sorte un mystérieux 
acteur et cette comédie se joue pour elle. Ce sont ses 
favoris, ses bien- aimés, ceux pour qui elle se met en 
frais, et elle les lance au faîte des honneurs avec un 
éclat de rire *. » 

C'est bien là cette capricieuse et toute -puissante 
déesse qui se plaît à déjouer les calculs des hommes, 
en élevant les humbles , en abaissant les grands, et 

^ Endroit où Ton exposait les nouveau-nés. 

^ .... Stat Fortuna improba noctu 

Àrridens nudis infantibus : hos fovet ulnis * 
Involvitque sinu : domibtts tune porrigit altis^ 
Secretumque sibi mimum parai; hos amat, his se 
Tngerit, utque suos ridens prodiicit alumnos. 

(V. 605-610.) 

* Je lis, avec Dussaulx, Heinrich et M. Ribbeck, ulnis et non oiime5,qai serait 
faible et incolore. Les anciens manuscrits portent olnU dont on ayait fait bien à 
tort omni», qui à la longue était devenu le omnes d« l&\«f^tii\i\^\t^. 



114 CHAPITRE IV. 

qu'avant Juvénal, Horace avait si bien caractérisée 
dans ces vers d'une concision sublime: 

Praesens vel imo tollere de gradu 

Mortale corpus, vel superbos 
Fertere funeribus triumphos^ , 

Voici maintenant, et pour finir, le tour des empoi- 
sonneuses. On sait le triste rôle que le poison jouait à 
Rome sous les empereurs, témoin les morts tragiques 
de Germanicus, de Claude, de Britannicus et de tant 
d'autres personnages illustres. L'exemple donné de si 
haut était devenu contagieux. Du temps de Juvénal, 
chaque maison avait sa Locuste. Les lois étaient im- 
puissantes à atteindre les coupables. Juvénal supplée à 
cette impuissance et il dénonce à la conscience pu- 
blique d'abominables forfaits. On se croirait, en vérité, 
déjà au sièle des Borgia, qui semblent s'être inspirés, en 
fait d'empoisonnements, des traditions de la Rome im- 
périale. Dans cette Rome et à l'époque oîi nous sommes, 
tout sentiment moral paraît éteint. Les marâtres, et 
cela sans que personne songe à réclamer ni à protes- 
ter, y détruisent chaque jour, par le poison, les fils de 
leurs maris. Autrefois, fait remarquer le poète, elles se 
bornaient à les haïr; aujourd'hui, cela est plus com- 
mode, elles les tuent : 

Nemo repugnety 

Nemo veiet; jamjam privignum occidere fas est^. 

Mais que parlons-nous des marâtres? La dépravation 
générale des mœurs est si grande , partout la voix de 
la nature est à tel point étouffée que des mères, ô juste 
ciel! empoisonnent à chaque instant leurs propres 

* Horat., Od.,lf xxxv. 
^ V. 627 et 628. 



LES FEMMES ROMAINES. 115 

enfants, dans le seul but d'en hériter. Et Juvénal jette 
ce cri d'alarme qui est en même temps un conseil : 
c( Jeunes pupilles, vous qui avez un riche patrimoine, 
veillez sur vos jours et prenez garde à ce que vous man- 
gez. Ces mets exquis peuvent cacher un poison brû- 
lant, préparé par une main parricide \ » 

Mais, dira- 1- on peut-être, Juvénal exagère; il 
assombrit ses couleurs à dessein; il invente des hor- 
reurs chimériques. Non, non! ilaprévuTobjection, et il 
vous ferme la bouche, l'histoire contemporaine àla main. 
Le crime affreux de la trop célèbre Pontia, fille de 
Pontius et femme de Drymon, qui, sous le règne de 
Néron, avait empoisonné ses deux fils pour s'approprier 
leur fortune % ce crime est présent encore à l'esprit du 
satirique. Il met Pontia en scène. «Écoutez-la, » s'écrie- 
t-il ; et alors s'engage entre elle et lui ce court mais 
terrible dialogue : — « Je l'ai fait, je l'avoue , je préparai 
le poison, on me surprit, et j'achevai. — Tes deux 
enfants ! les tuer dans le même repas, détestable vipère, 
tes deux enfants ! — Oui, et sept, si j'en avais eu sept*. » 

Juvénal, dans cette poétique prosopopée, s'élève avec 
son sujet jusqu'au ton de la tragédie. 

^ V. 629-632. 

^ Voyez le schoUaste ad vers. 638 ; — Martial , H, xxxiv. 

^ 638-643. Ce dernier trait de passion, qui marque si bien l'au- 
dace dans le crime, nous rappelle la Médée de Sénèque, qui, en 
proie à une féroce exaltation, regrette, au moment où elle veut 
frapper Jason dans ses enfants mêmes, de n'avoir pas eu la fécondité 
de Niobé. Elle aurait pu ainsi déchirer bien plus encore, au gré 
de sa haine, le cœur de Jason : 

Utinam superbœ turba Tantalidos meo 
ExissetsUtero, bisque septenos parens 
Gnatos tulissem! sterilis in pœnas fui, 

(Senec, Medea, t. 9^3, 9tik et 945.) 

Et plus tard, quand Jason, après la mort du premier de ses deux 
enfants, supplie Médée de laisser au moins \vNtft V^ ^^ç«\A^ ^<i\>xv 



116 CHAPITRE IV. 

Maïs ce qui lui inspire le plus d'horreur en tout ceci, 
il a soin de le dire , c'est l'ignoble motif du crime. 
Qu'une femme commette un forfait quand elle y est 
poussée par la colère ou la jalousie qui Tentraîne 
comme est entraîné « le rocher qui tombe quand le pan 
de montagne lui servant de base se dérobe sous lui^ »; 
il le comprend jusqu'à un certain point. Mais tuer 
ses enfants pour en hériter, calculer froidement le 
produit d'un si grand crime, et l'accomplir de sang- 
froid *, voilà ce qui le révolte. 

Les femmes romaines valent-elles mieux comme 
épouses que comme marâtres ou comme mères ? Nulle- 
ment. Veulent-elles mener un mari à la baguette, 
elles l'abrutissent à l'aide des philtres thessaliens ^ 
Désirent-elles s'emparer de ses biens et s'abandonner 
sans entraves à une passion illégitime, elles savent 
comment s'y prendre pour l'envoyer secrètement au 
bûcher *. Rome est remplie de Danaïdes, d'Ériphyles et 

fait cette uouvelle réponse qui dépasse encore la première en férocité : 

'Ifimium est dolori numerus (duorum puerorum) angustus meo. 
In matre si quod pignus etiamnum lalet 
Scrutabor ense viscera, et ferro extrafiam, 

(V. 1000, 1001, 1002.) 

Je renvoie le lecteur pour Tensemble de toute la scène aux com- 
mentaires que j'en ai donnés moi-même dans mes Études sur trois 
tragédies dé SénèquCf imitées d*£uripide{i vol.in-12, p. 74 et suiv. 
Paris, Durand, 1854). 
* 649 et 650. 

^ Illam ego non tulerim quœ computat, et scelus ingens 
Sana facit, (V. 651 et 652.) 

3 V. 610 et 611. 

^ Ailleurs déjà, avec une pittoresque énergie de langage, il a insisté 

sur ce crime : 

Occurrit matrona potens, quœ moUe calenum 
Porrectura vira miscet sitiente rubetam, 
Jnstituitque rudes melior Locusta propinquas 
Per famam et populum nigros efferre maritos. 

{Sat, I, Y. 60-73.) 



LES FEMMES ROMAINES. 117 

de Clytemnestres. « Toute la différence, fait observer 
le poëte, est que la fille de Tyndare fut assez in- 
sensée pour tuer son mari en le frappant des deux 
mains, avec une hache; maintenant, avec un tout petit 
poumon de crapaud, l'affaire est faite ; elles ne recou- 
rent au fer que dans le cas où leur Agamemnon , à 
l'instar de Mithridate , trois fois vaincu par les Ro- 
mains, a eu la précaution de se munir d'antidotes *. » 

C'est par ce dernier trait que se termine la sixième 
satire que nous avons essayé de faire connaître au lec- 
teur dans son vaste ensemble. Elle peint à elle seule tout 
un monde. Juvénal a fait entrer dans son cadre tous 
les vices, tous les travers et aussi toutes les turpitudes, 
tous les crimes des Romaines de la décadence. On 
dirait une de ces fresques grandioses où quelque 
Michel -Ange aurait représenté en traits de flamme 
toutes les mauvaises passions d'un siècle. 

Juvénal se montre partout observateur sagace, pein- 
tre habile et justicier incorruptible. Sans doute, la satire 
des femmes n'est pas exempte de fautes. Nous les avons 
signalées, dès le début, et nous y sommes revenu dans 
le cours même de cette analyse. Mais combien ces dé- 
faillances sont compensées et au delà par des qualités de 



* V. 657 ad fin. Les crimes abominables que Juvénal flétrit ici avec 
tant d'énergie et d'indignation viennent encore beaucoup trop sou- 
vent, hélas 1 attrister et effrayer notre siècle. J*accorde qu*à Rome, 
au temps de la décadence, ces horreurs faisaient en quelque sorte 
partie des mœurs du jour, tandis que chez nous elles ne se produi- 
sent qu'à l'état d'exception ; mais combien sont affligeants néanmoins 
pour le moraliste ces adultères éclatants, ces atroces pratiques 
d'avortemeuts , ces épouvantables empoisonnements de maris par 
leurs femmes, de femmes par leurs maris, voire même d'enfants par 
leurs mères et de mères par leurs enfants, — et cela dans toutes les 
classes de la société, — que de fréquents et scandaleux procès vien- 
nent à tout instant nous révéler ! 



118 CHAPITRE IV. 

premier ordre! Comment n'être pas frappé, en effet, 
de cette puissance de souffle qui soutient et anime la 
pièce d'un bout à l'autre ? Comment ne pas admirer la 
variété des couleurs, des tons , des nuances que Juvé- 
nal a su répandre dans son œuvre? Tantôt il est spiri- 
tuel et plaisant comme Théophraste ou Molière, tantôt 
grave comme Tacite, tantôt sombre et terrible comme 
Shakspeare. Souvent aussi il rencontre des beautés vé- 
ritablement épiques, et, d'autres fois, des traits d'élo- 
quence d'un effet saisissant. Son sujet était fécond, sans 
doute, mais il fallait son génie pour le creuser comme 
il l'a fait. De même qu'il n'a pas eu, en ce sens, de pré- 
décesseur, de même aussi il n'a pas eu de successeur; 
combien, en effet, Boileau lui-même, malgré tout son 
esprit et tout son talent, est resté loin de son modèle, 
quand, dans sa dixième satire, il a essayé de traiter le 
même sujet ! 

La sixième satire de Juvénal forme un curieux mo- 
nument littéraire, en même temps qu'au point de vue 
moral elle est un véritable manifeste. Sentinelle avancée 
de la morale publique , le satirique latin pousse un cri 
d'alarme et avertit ses concitoyens. Heureux s'ils pou- 
vaient écouter sa voix ! Mais, condamnés par la fata- 
lité des choses, ils continueront à se précipiter dans le 
chemin du vice et de la corruption, pour se réveiller 
un jour au milieu de la dissolution de l'empire. 



CHAPITRE V. 



lie turbot ou la cour de Domitien ^ 



Celte satire, si Ton en retranche avec M. Ribbeck 
et comme complètement apocryphe Tespèce d'exorde 
qu'y a cousu, en trente-six vers, la main passablement 
maladroite d'un rhéteur quelconque ', nous paraît re- 
marquable en tous points. Elle est tout à fait, on Ta 
constaté avec raison, dans le genre de certaines com- 
positions satiriques du vieux Lucilius, faites pour la 
scène autant que pour la lecture. La forme en est toute 



' Sat. IV. 

* Déjà W.-E. Weber (J)ie Satiren des D.-J. Juvenalis, p. 331) avait 
regardé tout ce passage comme suspect, vu le peu de rapport qu'il 
semble avoir avec ce qui suit, et comme promettant toute autre 
chose que ne tient le reste de la satire. M. Nàgelsbach au contraire 
(Philologus, 3. Jahrg., 1848, p. 469) s'est efforcé de faire voir que 
cette espèce d'exorde se rattache intimement au récit qui vient 
après; mais M. Ribbeck, dans son récent et fort remarquable travail 
déjà plus d'une fois cité {Der echte und der unechte Juvenal), et 
auquel nous aimons à renvoyer le lecteur sérieux et instruit, a 
démonlré victorieusement, selon nous (p. 75 et suivantes), et en 
discutant pour ainsi dire chaque vers, au point de vue philolo- 
gique, historique et littéraire, que le début de la quatrième satire 
n'est autre chose qu'une interpolation. 



120 CHAPITRE V. 

dramatique : la pièce a son exposition, son nœud, son 
dénouement. Le lieu de la scène est nettement déter- 
miné par le poète; les caractères sont tracés de main de 
maître; nulle part non plus le satirique ne se rapproche 
autant qu'ici de la manière de son devancier Horace. La 
quatrième satire abonde en mots^ en traits, en fines et 
malicieuses plaisanteries, tout à fait dignes du poète 
de Venouse; ce n'est pas cependant, hâtons-nous de 
le dire, que le comique seul domine dans la pièce qui 
va nous occuper; loin de là; le plus souvent, au con- 
traire, le ton en est sévère, et parfois même il s'élève à 
celui de la tragédie, et surtout de la tragédie historique 
et politique; on dirait alors de telle ou telle peinture de 
notre satirique d'Aubigné. Elle repose tout entière, du 
reste, sur une anecdote plaisante, même tout à fait co- 
mique. Si l'histoire proprement dite ne la confirme pas, 
il est vrai de dire néanmoins que le caractère bien connu 
de l'empereur Domitien donne à cette anecdote un haut 
degré de vraisemblance *. On aurait apporté un jour à 
Domitien un turbot d'une grosseur prodigieuse; ce 
tyran imbécile aurait alors convoqué les principaux 
membres du sénat qui vivaient dans son intimité, 
pour délibérer, dans un conseil extraordinaire, sur les 
moyens d'apprêter dignement ce délicat morceau. A 
cette occasion, Juvénal fait retomber son fouet san- 
glant sur la plupart de ceux qu'il suppose avoir pris 
gravement part à cet acte édifiant. Et, dans un style et 
avec des couleurs dignes de Tacite, il nous peint la 
cour de Domitien. Chacun des personnages qui en font 
partie est caractérisé par un trait d'éloge ou de blâme 
également honteux pour ce tyran stupide, et le poëte 
nous révèle ainsi, en passant, quelques-unes des misères 



' Voyez Dion Cassius, LXVIIF, 9. — Suét., Vomit,, passim. 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 121 

de répoque, à savoir, la cruauté et les niais caprices du 
tyran, l'impudence des parvenus du jour, la scéléra- 
tesse des délateurs, les bassesses, les flatteries, en un 
mot, l'inqualifiable servilité des grands, fruit nécessaire 
du despotisme impérial. 

« Au temps où le dernier des Fiaviens déchirait l'univers expi- 
rant, où Rome avait pour maître ce Pléron chauve, dans la mer 
Adriatique, non loin du temple de Vénus, qui domine Ancône, 
la ville dorienne, un turbot monstrueux vint à tomber dans 
le filet d'un pêcheur qu'il remplit tout entier; il ne le cédait pas 
en grosseur aux turbots qu'enferme sous ses glaces le Pahis-Méo- 
tide, qu'aux premières chaleurs la débâcle charrie tout endormis 
et tout engraissés par l'inaction d'un long froid, et qu'elle verse 
dans les eaux dormantes duPont-Ëuxin. Le maître de la barque 
et du filet destine cette superbe pièce au souverain Pontife ^ Qui 
en effet eût osé vendre ou acheter un poisson pareil lorsque, jus- 
qu'aux rivages mêmes, tout est peuplé d'espions? Les dénoncia- 
teurs, toujours à la piste d'une proie, s'empareraient bien vite du 
pêcheur tout nu et de son turbot, tout prêts à affirmer que c'est 
un poisson échappé des viviers impériaux, longtemps nourri aux 
dépens de Fempereur, un poisson réfractaire, qui s'est évadé de 
chez sou maître et qui doit lui être restitué. Consultez les juris- 
consultes Palfuriuset Armillatus, ils vous diront qu'il n'est rien 
de beau ni de rare, n'importe dans quel parage, qui n'appartienne 
au fisc. Donc ce poisson, on en fera don à l'empereur, afin qu'il 
ne soit point confisqué ^. » 

Juvénal caractérise avec une amère énergie la per- 
sonne et le règne de Domitien. Le dernier prince de 
la dynastie des Fiaviens était un Néron chauve ; sa cal- 
vitie, dont son amour-propre d'ailleurs souffrait tant % 
étant la seule chose qui le distinguât du plus infâme 
-des empereurs, de Néron. Domitien, pour Juvénal, est 
une sorte de tigre couché sur l'empire romain, à moi- 

^ Un des titres que portaient les empereurs. 

* V. 37-56. 

^ Suét., Dorait, i c xvui. 



122 CHAPITRE V. 

tié dévoré, et s'apprêtant encore à dévorer ce qui en 
reste. 

Cum jam semianimum laceraret Flavius orhem 
Ultimus ^ 

L'image, malheureusement, n'est que trop juste; la 
pensée n'est point exagérée '. Domitien, en effet, est 
le type du plus effroyable tyran qui fut jamais, et il 
a pesé sur le monde comme un fléau. Il avait étouffé 
toutes les manifestations de la pensée, couvert l'empire 
de délateurs, épuisé Rome par ses spoliations et ses 
confiscations, et fait tomber quantité de têtes illustres 
ou obscures, dont on trouve, dans Suétone et Tacite^ 
la funèbre nomenclature ^ Dès les premiers vers aussi, 
nous sentons au milieu de quelle époque néfaste le 
poëte nous transporte ; le pêcheur du turbot, tout sim- 
ple et homme du peuple qu'il est, sait à quoi s'en tenir 
sur la dureté des temps. Il ressemble, en quelque sorte, 
à ces malheureux pères de famille du même siècle qui, 
dans leur testament, faisaient la part belle aux mauvais 
empereurs pour, qu'eux morts, leurs femmes et leurs en- 
fants fussent à Tabri de la rapacité et de la cruauté du 
maître *; ainsi fait notre propriétaire delà barque et du 
filet. Sa générosité a sa raison d'être; il est libéral par 
prudence et par peur. Qu'il en agisse autrement, et mal 
lui en prendra. Le règne de Domitien, c'était la terreur 

' V. 38-39. 

2 C'est ainsi que Suétone (iô., xii), Dion Cassius (LXVII,pamm),et 
Tacite (^gric, ii, m) nous le dépeignent. Au chapitre xliv du même, 
ouvrage de Tacite se trouve un jugement rappelant tout à fait celui 
de Juvénal ; c'est la même image, ce sont presque les mêmes mots... 
aDomitianuSjnonjamper intervalla ac spiramenta temporum,sed 
continuo et velut uno ictu, rempuhlicam exhausit. » 

3 Tacite, Agricol., i, ii, m; Suét., Domit., c. x. 
-^ Tacite, AgricoLf c. xliii. 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 123 

en permanence, et il fallait bien peu de chose pour être 
suspect. Encouragés par de grosses récompenses , les 
délateurs, cette affreuse plaie sociale de Tépoque, sont 
là, les regards fixés sur toutes les parties de l'empire, 
prêts à enlacer dans leurs pièges les grands comme 
les petits , les sénateurs aussi bien que le pêcheur du 
turbot ; les délateurs étaient , selon l'expression de 
l'historien anglais Gordon, les chiens de chasse des 
Césars, raisonnant volontiers avec leurs victimes, 
comme le loup avec l'agneau de la fable, prompts aussi 
à trouver des coupables et à inventer des chefs d'ac- 
cusation; subtils dans leurs argumentations, vérita- 
bles casuis tes, on l'a dit spirituellement, de la morale, 
des empereurs * ; capables dç démontrer, au besoin, que 
le jour est la nuit et la nuit le jour; s'entendant 
comme Armillatus et Palfurius% par exemple, à prouver 
que lair et l'eau, qui sont la propriété dé tout le monde 
selon les lois de la nature, appartiennent exclusivement 
à leur maître, ou bien au fisc, ce qui revenait au même. 
Dès lors on comprendra pourquoi notre pêcheur, bien 
qu'on fût au commencement de l'hiver, et que, par 
conséquent, il n'y eût pas à craindre la corruption 

^ M. D. Nisard, les Historiens romains, ad. voc. Tacite. 

^ Fameux jurisconsultes qui se laissèrent corrompre et trahirent 
le peuple. Lescholiaste deJuvénal nous donne ici quelques curieux 
éclaircissements, surtout sur le premier de ces deux personnages : 
« Palfurius Sura, nous dit-il, était le ftls d'un consulaire qui, sous 
Néron, se livra à l'exercice de la lutte avec une vierge lacédémo- 
nienne. Chassé plus tard du Sénat, sous Vespasien, il embrassa les 
doctrines des stoïciens, s'y acquit de l'influence, grâce à son talent 
poétique et à son éloquence ; il abusa de la familiarité dont l'hono- 
rait Domitien, et exerça avec fureur le métier de délateur. Parmi 
d'autres délateurs très-influents auprès de Domitien, il faut nom- 
mer encore Armillatus, Démosthène, et l'archimime Latinus, ainsi 
que nous l'apprend Marins Maximus. » (Scholia ad vers. ^3. Édit. . 
Otto Jahn. Berolini, 1851.) 



— ■!>•<■ 



124 CHAPITRE V. 

pour le poisson, se hâta néanmoins délivrer le turbot. 
Différer la chose, en un temps où la délation était à 
TafFût de tout, c'eût été s'exposer à un péril certain. 

Mais ne perdons pas de vue notre pêcheur. Où court-il 
ainsi? A Albe même, une des plus belles résidences 
impériales du temps, habitée autrefois par Tibère, et où 
Domitien vivait alors avec sa cour. C'est à Albe, en 
effet, que Domitien aimait à demeurer, et il avait l'ha- 
bitude d'y traiter les affaires les plus graves, comme 
aussi, on va le voir, d'en faire le théâtre de ses extrava- 
gances les plus ridicules*. Nous connaissons maintenant 
le lieu de la scène où va se passer tout à Theure un 
drame tragi-comique ; le poëte nous introduit dans le 
vestibule de la villa impériale. L'atrium, qui conduit à 
la pièce où se tient le maître, est rempli de courtisans 
de l'ordre sénatorial, impatients, selon les mœurs et 
l'étiquette romaines, de faire leur cour au prince. Ce 
sont les marte salutantes dont parle Virgile, et qui sont 
de tous les temps, car, pour le dire en passant, on les 
trouve partout où, à force de courbettes, il y a quel- 
que place à gagner, quelque pension à obtenir ou quel- 
que bénéfice à réaliser. Partout aussi ces officieux 
empressés sont exposés aux mêmes humiliations. Ainsi, 
pour en revenir à Domilien, il laisse attendre, avec un 
dédaigneux sans-façon, cette foule bourdonnante de 
grands, et reçoit avant tout, et à leur barbe, l'homme 
au turbot, sur qui les portes se referment. 

Notre pêcheur, nous l'avons déjà vu, est un homme 
avisé. 11 connaît son temps et son prince. Sous la peau 
de ce rustre se cache un diplomate ; qu'on en juge : 
c( S'avançant devant le roi des rois : Daigne agréer, dit-il, 
une offrande qui n'est point faite pour la table d'un par- 

' \oytz Pline, ép. iv, xi. — Tacite, Agric,, c. xlv. 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOIHTIEN. 125 

ticulier, fête aujourd'hui ton génie; prépare ton esto- 
mac à savourer cette chair délicieuse ; mange ce tur- 
bot, il était destiné au siècle qui t'a vu naître. Il s'est 
fait prendre tout exprès *. » 

La flagornerie, sans doute, était assez grossière, c< et 
pourtant, fait observer le poëte , qui aime à semer ses 
récits satiriques de réflexions morales à la Tacite, 
la tête de Domitien se dressait d'orgueil ; il n'est pas 
d'éloge auquel on ne puisse faire souscrire ces puis- 
sances dont nous avons fait des divinités *. » 

Et maintenant nous entrons dans le vif du sujet : oîi 
trouver un plat assez large pour contenir l'énorme pois- 
son? Grave question en vérité, et qui mérite qu'on en 
délibère! Allons, que la porte se rouvre, et qu'ils en- 
trent enfin, ceux qui se morfondent au dehors. On leur 
soumettra le cas, puisque aussi bien on les a sous la 
main. 

Les voici qui accourent, ces hommes c< que son 
cœur déteste, et sur la face desquels réside cette pâleur 

» V. 63-70. 

2 Et tamen illi 

Surgebant cristœ ; nihil est quod credere de se 
Non possit quum laudatur dis xqtia potestas, 

(V. 69, 70, 71.) 

On croirait entendre Massillon, qui, comme moraliste, a plus de 
rapport qu'on ne croit avec Juvénal, s'écriant, dans son Sermon 
sur les tentations des grands : « Oui, Sire, par Taduïation les vices 
des grands se fortifient. En effet, Tadulation enfante Turgueil et 

l'orgueil est toujours l'ccueil falal de toutes les vertus Gâtés par 

les louanges, on n'oserait plus leur parler (aux princes) le langage 
de la vérité. Eux seuls ignorent, dans leur État, ce qu'eux seuls 

devraient connaître Les discours flatteurs assiègent leur trône, 

s'emparent de toutes les avenues , et ne laissant plus d'accès à la 

vérité on le joue (le souverain) à force de le respecter; il ne voit 

plus rien tel qu'il est; tout lui parait tel qu'il le souhaite. » 



126 CHAPITRE V. 

ordinaire à ceux que Domilien honore de son amitié 
féconde en malheurs * » . 

Le défilé commence, et Juvénal va faire passer sous 
nos yeux toute une galerie de personnages, tous séna- 
teurs 5 les uns d'une origine illustre, les autres sortis 
des derniers rangs de la société. Il caractérisera chacun 
d'eux, soit en nous disant ce qu'il en pense lui-même, 
soit en les faisant agir ou parler. Ici, point de fiction 
poétique, de caractères d'invention, de créations ima- 
ginaires, mais tout un monde qui a vécu belet bien, un 
monde réel, historique. De là l'intérêt tout particulier 
de cette satire qui est avant tout, nous le répétons, une 
satire politique. 

Parmi ces hommes formant comme le conseil d'État 
de Domitien, tous ne sont pas également bas et mépri- 
sables de leur nature, comme la plupart des autres 
sénateurs du temps. Il en est quelques-uns que le poëte 
semble plaindre plutôt que condamner. Il faut citer : 

« Le premier sénateur qui accourt en rajustant sa robe, c'est 
Pégasus, nommé récemment fermier de Rome stupéfaite, car les 
préfets de Rome méritaient-ils alors un autre titre 2. C'était 

* Quos oderat ille , 

In quorum fade miser œ magnœque sedehat 
Pallor amicUiœ. 

(V. 74-75.) 

Boileau semble s'être souvenu de ces vers, quand il dit : 



Soit quMl fasse aa conseil courir les sénateurs, 
D*un tyran soupçonneux pâles adulateurs. 

2 Anne aliud tune prœfecti? quorum optimus atque 
InterpreSy etc. 

M. Ribbeck retranche, avec raison, ce vers comme suspect. Bien 

avant M. Ribbeck , Heinrich ( Commentar zu Juvenals Satiren, 

p. 184) en avait également mis Tauthenticité fort en doute. l\ regarde 

le optimus atque covasmà une misérable cheville destinée à compléter 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 127 

de tous les préfets le plus intègre ; personne n*înterprétait les lois 
avec plus de scrupule^ bien qu'il crût qu'en ces temps néfastes la 
justice devait se désarmer de son inflexible rigueur. 

« Puis vient Grispus, un aimable vieillard; ses mœurs, son élo- 
quence, son caractère étaient empreints de la même douceur; 
personne mieux que lui n'aurait mérité d'aider de ses utiles con- 
seils le maître des nations, le dominateur de la terre et des mers, 
si sous un tel monstre^ fléau du genre humain, il eût été permis 
de blâmer la cruauté et d'ouvrir un avis généreux. Mais quoi de 
pluSftirritable que l'oreille de ce tyran, avec lequel ses amis mêmes 
couraient danger de mort à parler du beau temps, de la pluie ou 
des orages du printemps? Aussi Grispus n'essaya-t-il jamais de 
lutter contre le torrent. Hélas! ce n'était pas un citoyen d'une 
trempe à oser dire librement ce qu'il pensait au fond de sa 
conscience et à risquer sa vie pour la vérité. Aussi Crispus 
aura-t-il à vivre quatre-vingts hivers et autant d'étés. 

« Près de lui accourait un sénateur du même âge, que la même 
politique faisait vivre tranquille aussi dans cette cour : c'était 
Acilius, accompagné d'un jeune homme qui ne méritait pas la 
mort cruelle qui l'attendait^ victime déjà désignée au glaive du 
maître. Mais il y a longtemps qu'à Rome c'est un prodige de 
vieillir quand on appartient à une famille noble; aussi aime- 
rais-je mieux, quant à moi, être le dernier des enfants de la 
terre ^ Ce fut en vain que ce malheureux adolescent descendit 
tout nu dans l'arène d'Albe pour y affronter eu chasseur et per- 
cer de près des ours de Numidie. Qui serait aujourd'hui la dupe 
de ces ruses de nos patriciens? Qui s'aviserait d'admirer ton vieux 
stratagème^ ôBrutus? Il était plus facile d'en faire accroire à nos 
rois barbus 2. » 



le anne aliud tune prœfecti, et il pense que ce demi-vers pourrait 
bien avoir été ajouté en marge par quelque jurisconsulte qui au- 
rait vu dans le vers précédent : 

Pegasus attonitœ positus modo viUicns urbi, 

une sorte de blâme adressée au même Pegasus. 

* Unde fit ut malim fraterculus esse giganiis, 

(V. 98.) 

Ce vers, M. Ribbeck le rejette également. Voyez les raisons qu'il 
en donne {Der echte und der unechte Juvenal, p. 123 et 124). 
2 V. 76-104. 



128 CHAPITRE V. 

Nous avons affaire tout d'abord à des gens relative- 
ment honnêtes*, tels qu'on les voit sous tous les régimes 
politiques, mais surtout dans les monarchies absolues, 
où domine la volonté d'un seul. Ces gens-là, plus ou 
moins, se trouvent dans la situation psychologique de 
la Médée d'Ovide, et ils pourraient dire comme Médée : 

. . . Fideo meliora, proboque. 
Détériora sequor ' , 

ce qui signifie en d'autres termes : « Je vois le bien et je 
l'aime, mais néanmoins je laisse le mal s'accomplir. » Ce 
Pégasus, sur lequel le scholiaste nous fournit encore de 
curieux détails biographiques, était un des jurisconsultes 
les plus distingués de son temps, et ses contemporains 
disaient de lui, en faisant allusion à sa science du droit, 
qu'il était ce moins un homme qu'un livre * » . Les fonc- 
tions de préfet de Rome, qu'il remplissait, étaient jadis, 
comme l'histoire nous l'apprend , les premières de 
l'État , après celles d'empereur '. Pégasus eut le tort 
de les laisser s'avilir entre ses mains et de s'effacer en 
tout devant l'empereur. L'empire romain alors, c'était 
l'empereur, comme plus tard sous Louis XIV, l'Etat, 
c'était le roi; il appartenait à l'empereur; l'empereur 

* Métamorph,, lib. VU, v. 20 et 21, 

^ Scholia vetera ad vers. 77, édit. Jahn. 11 était, selon le même 
scholiaste, fils d'un ancien commandant de trirème {filitis trierarchi); 
après avoir été gouverneur de plusieurs provinces, il aurait été appelé 
à Rome comme préfet de la ville. Les commentateurs allemands mo- 
dernes (Weber, Siebold, Berg, etc.) renvoient tous le lecteur à 
VHistoire du droit romain de Hugo (t. II, p. 757 et suivantes), où 
il est question des qualités de Pégasus comme jurisconsulte, et du 
rang qu'il mérite d'occuper à ce titre. 

' Tacite, Annal., VI, xi ; — Suét., Octav., xxxiii ; — Dion Cassius, 
XUX, XVI ; LI, m ; — Niebubr, Histoire rom., t. 11, p. 126 et suiv., 
cité par Weber, {Die Satiren Juvenals, ubersetzt und erlàutert, 
p. 342. 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 129 

en était le propriétaire ; il l'affermait, et le gouverneur de 
la ville éternelle n'en était plus que le fermier. Pégasus, 
encore une fois, accepte tout cela. D'un autre côté, il 
avait aussi, en sa qualité de préfet, une importante juri- 
diction entre ses mains*; mais, Juvénalle donne assez 
clairement à entendre, Pégasus a dû sans doute fermer 
plus d'une fois les yeux sur certains délits commis par tel 
ou tel misérable que protégeait le prince ; c'est l'homme 
juste au fond, mais faible, et qui, cela se voit, hélas! 
dans tous les temps, aime mieux garder sa place que de 
se compromettre par un zèle indiscret. Juvénal, et il 
faut lui en savoir gré, compatit à cette servitude invo- 
lontaire de quelques âmes secrètement portées au bien. 
Vibius Crispus appartient à la même classe de ci- 
toyens que Pégasus. Sans doute, à en croire Tacite, il 
avait eu beaucoup à se reprocher dans les premières 
années de sa vie, et il n'a pas toujours fait de l'influence 
qu'il possédait le meilleur ni le plus noble usage * ; 
mais à la fin de son existence il avait, ce semble, changé 
à son avantage *, et c'est d'après ces dernières années 
que Juvénal le juge. Et quelle peinture il nous fait à 
cette occasion de l'épouvantable despotisme de Domi- 
tien! La satire, ici, parle comme l'bistoire. Sous des 
maîtres comme ce tyran chauve {Nero calvus)^ la bonne 
volonté des citoyens se détend , le courage s'efface ; que 
voulez-vous! tout le monde n'a pas la vertu d'un Thra- 
séas, d'un Helvidius Priscus, d'un Sénécion, d'un Au- 
rulénus Rusticus * et de quelques autres caractères de 

' Tacite, Hist., UI, lxiv; Juvénal, Sat, xiii, v. 157-158. 

^ De clar. oral,, c. viiiet xiii ; Tacite, //is^,n,x, IV, xli. 

3 Quintil., Institut, orat., V, xiii, xlyiii; XU, x, xi. 

^ Voyez, pour le caractère et la mort de ces grands personnages, 
Tacite, Ann., XVI, xxi, seq.; — Suét., in Fespas.y c. xv; — Dion 
Gassius, LXVI, xu; — Tacite, Agric, H, xlv. 



180 CHAPITRE V. 

la même trempe *. Quand les avis salutaires sont sou- 
vent punis de mort, tout le monde n'ose pas, comme 
les personnages que nous venons de citer, s'opposer au 
torrent, parler selon ses convictions et dévouer sa vie, 
quitte à devenir un martyr politique, au triomphe de la 
vérité, vitam impetidere vero^ selon la belle expression 
du poëte. Dans les mauvais jours et sous les mauvais 
princes, si l!on veut vivre longtemps ou se maintenir 
dans son poste, il faut savoir se taire et bien cacher 
son existence. Juvénal, lui, naturellement, sans efforts, 
et tout en restant dans son sujet, sait se livrer aux 
considérations morales et philosophiques de Tordre le 
plus élevé. Nous sommes ici en pleine satire politi- 
que, ou plutôt le poëte retrace l'histoire de son temps à 
la façon de Tacite. Quant au fond de sa pensée, il la 
laisse deviner plus qu'il ne l'exprime. 

Ce qu'il nous dit des Acilius touche au même ordre 
d'idées. Ils appartenaient sans doute à l'illustre race 
des Acilius Glabrion. Acilius le père s'était, lui aussi, 
bien trouvé de sa politique d'effacement et de silence; 
son fils, que nous savons avoir été non-seulement sé- 
nateur comme son père, mais encore consul en l'an 91, . 
avec Trajan même, le futur empereur, fut moins heu- 
reux. Domitien, en le faisant mettre à mort % obéissait 

• ... Comme ce Cn. Pison, par exemple, qui, en plein sénat, et dans 
un temps où tout rampait et tremblait devant Tibère, osa faire 
entendre de courageuses paroles, quand cet empereur, à propos de 
l'infâme accusation de lèse-majesté portée contre Granius Marcellus 
par son propre questeur, engagea le sénat à voter, disant que « lui- 
même donnerait également son vote dans cette affaire «. l\ restait 
encore, dit Tacite, quelques vestiges de liberté mourante: « Dans 
quel ordre entends-tu voler, César? fit observer Pison. Si tu votes 
le premier, je saurai sur qui me régler ; si, au contraire, tu votes 
le dernier, je crains bien que dans mon imprudence je ne me trouve 
en désaccord avec toi. » (i4nw., I, lxxiv.) 

^ Suét., Dom., c. X. 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 131 

à cette politique sanglante inaugurée par Tibère, et 
qui consistait à se défaire de tout personnage à 
nom illustre ou de grandes espérances, dont on re- 
doutait l'ambition et la rivalité. A leur tour les nobles, 
pour mieux cacher leurs secrets desseins et échapper 
aux soupçons du maître, se livraient souvent aux oc- 
cupations les plus indignes de leur rang, affichaient, 
par exemple, une grande passion pour les courses des 
chars, montaient sur la scène pour y jouer certains rô- 
les, descendaient dans Tarène pour y combattre les bêtes 
féroces ^ On voulait à la fois se sauver et complaire par 
cet abaissement volontaire. Cependant cette politique, 
ces artes patriciœ^ comme dit Juvénal , et dont, en sa 
qualité de Romain de la vieille roche, il souffre amère- 
ment, n'étaient plus de -mise comme au bon vieux 
temps; Domitien était un tyran trop subtil, trop avisé, 
pour qu'on pût lui en faire accroire. S'il prenait plaisir 
à voir les grands s'avilir, il ne les en immolait pas 
moins. 

Mais encore une fois, pour les hommes comme Pé- 
gasus, Vibius Crispus et les deux Glabrion, que la 
misère et la fatalité des temps avaient rivés autour de 
Domitien, Juvénal se montre plutôt indulgent que sé- 
vère. En revanche il réserve toutes ses ironies, tous ses 
sarcasmes, tous ses mépris pour quelques autres per- 
sonnages de l'intimité de Domitien, et qu'il va nous 
faire connaître. 

' Juvén., Sat.^ H, v. 143. Lire les détails historiques dans lesquels 
entre, à ce sujet, un savant Allemand, traducteur et commentateur 
de Juvénal, M. Heinrich Duntzer (Die rôinischen Scitiriker, 1 vol. 
Braunschweig, 1846, p. 261, notes sur les vers 143 et suivants de la 
satire II); mais au surplus, et cela n'ôte rien au témoignage invoqué 
par Duntzer, nous regardons ces vers, avec M. Ribbeck. comme apo* 
cryphes, ainsi que nous l'avons fait remarquer à la page 62 (note 1) 
de ces Études. 



132 - CHAPITRE V. 

De ce nombre sont tout d^abord Rubrius Montanus, 
Crispinus, Pompéius et Fuscus. Il va caractériser 
chacun d'eux, en quelques mots, avec une malicieuse 
concision de traits et une rare profondeur d'observation 
morale. Tantôt il sera plaisant et tantôt grave. 

Celui-ci, Rubrius, d'une basse origine, n'avait 
pas l'air trop rassuré en courant au conseil ; on lui 
tenait rigueur d'une vieille offense, a de celles qu'on 
n'aime pas à divulguer * ». 

Quelle était cette offense? Juvénal ne nous en dit 
pas davantage, et c'est son scholiaste qui vient nous 
éclairer sur ce point. Selon lui, et la chose est fort 
vraisemblable, Rubrius aurait déshonoré, alors qu'elle 
était encore très-jeune, Julie, fille de Titus, devenue 
plus tard l'amante incestueuse de Domitien *; une 
de ces intrigues de cour qui perdraient mille fois 
celui qui Ta nouée, si l'amour-propre ou l'honneur de 
plus grands personnages n'avait intérêt à la tenir se- 
crète pour ne pas appeler l'attention publique sur leur 
propre conduite. Malgré cela, notre Rubrius, bien qu'il- 
tremble en face du prince qui peut le perdre, le prend 
de haut avec tous les autres, comme de juste; c'est 
le propre de tous les coquins; son effronterie, dit Juvé- 
nal, en achevant de peindre cette espèce de Tartufe de 
son temps, « égale celle d'un infâme débauché, faisant 
des satires contre les mœurs du siècle ' w . 

' V. 104 105. 

^ Scholia veter. ad vers, 104 et 105. 

* Et tamen improbior salir am scribente cinxdo, 

(V. 166.) 

Juvénal a probablement en vue ici Néron, qui composa un poëme 

infamant contre Âfranius Quintianus (Tacite, AnnaL^ XV, xux), 

puis un autre, sous le titre de Luscio contre Clodius Pollion (Suét., 

Domit, c. i) et dans lesquels il avait osé leur reprocher un vice 

abominable, dont lui-même donnait le déplorable exemple. 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 133 

Cet autre, Montanus, est un virtuose dans Tart de 
manger, et son art semble lui avoir profité, car il a la 
panse rebondie d'un Gargantua ou d'un FalstafF : « Son 
abdomen l'a mis en retard*. » Il était, en vérité, le digne 
représentant d'une époque où Ton avait vu la gourman- 
dise effrénée assise sur le trône dans la personne d'un 
Vitellius. Montanus est un joyeux convive et un viveur 
de la bonne façon. Il est en possession des traditions de 
la gloutonnerie contemporaine et des orgies impériales : 
c( Il savait les nuits de Néron et l'art de renouveler 
l'appétit à l'heure avancée où le Falerne embrase les 
poumons '. » Juvénal paraît l'avoir connu personnel- 
lement ; le portrait est donc d'autant plus ressemblant : 
a II fut le gourmand le mieux entendu de mon temps. 
Il distinguait du premier coup de dent l'huître du 
promontoire de Circé, de celle des bancs du lac Lucrin 
ou des rochers de Rutupia^ En regardant un hérisson 
de mer, il vous disait au premier coup d'œil sur quelle 
côte on l'avait pris *. » 

Cet autre, Crispinus, un drôle sorti, nous le savons 
par la première satire % de la canaille d'Egypte, jadis es- 
clave, aujourd'hui riche à millions de sesterces, est un 
parvenu de la pire espèce, qui a su, à force de services 
rendus comme délateur, se frayer une place au sénat; 
il accourt c< tout suant et couvert dès le matin, — cela 
sent bien son homme, — de plus de parfums qu'il n'en 
faut pour embaumer deux cadavres *. » 

* Abdomine tardits, (V. 107.) 

' V. 136-139. 

^ Rutupia, aujourd'hui Richborough, dans le comté de Kent, en 
Angleterre. 

* V. 139-144. 
^ V. 27. 

« V. 108-109. 



134 CHAPITRE V. 

Cet autre, Pompéius, habile dans Tart de dénoncer 
et de calomnier, est c< un scélérat qui, d'un mot glissé à 
l'oreille du maître, a fait couper la gorge à quantité de 
gens \ y> 

Ce trait n*a rien d'exagéré. Ouvrez les Annales et les 
Histoires de Tacite, et vous verrez que, sous l'empire, 
Rome pullulait de misérables de l'espèce de Pom- 
péius *. 

Cet autre, Fuscus, commandant* de la garde préto- 
rienne sous Domitien, et destiné à périr plus tard dans 
une expédition contre les Daces, était un soldat sans 
aucune expérience des affaires de la guerre, que Tacite 
nous dit s'être fait nommer sénateur fort jeune encore, 
tant il était ami du repos *. « C'était, fait remarquer 
Juvénal, dans sa villa de marbre qu'il avait fait ses élu- 
des militaires *, » raillant ainsi un de ces faux héros 
comme on en trouve toujours dans beaucoup de cours. 
Ils n'ont jamais vu le feu, comme on dit, mais leur 
étoile leur tient lieu de bravoure et de mérite. Comblés 
d'honneurs et de faveurs comme Fuscus, ils exercent 
une influence qui est souvent en raison directe de leur 
incapacité ou de leur impopularité. 

Deux encore, un couple abominable du temps de 
Domitien, Catullus Messalinus et Fabricius Véienton, 
accourus, eux aussi, pour prendre part à la délibé- 

* Sœvior illo 

Pompéius tenuijugulos aperire susurro. 

V. 109-110. 

^ La France révolutionnaire a eu, elle aussi, ses Pompéius. Sous le 
régime à jamais néfaste de la Terreur, ils ont fait couper la gorge 
à plus d'un honnête citoyen. 

3 Uist,, II, LXXXYI. 

* FmcuSy marmorea meditatus prœlia villa, 

(V. 111.) 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 135 

ration. Le premier, Pline le jeune, dont il avait été 
le collègue au sénat, nous le dépeint ainsi : « Cruel 
de son naturel, il avait, en perdant la vue, achevé de 
perdre tout sentiment d'humanité. Il ne connaissait ni 
l'honneur, ni la honte, ni la pitié; c'était une raison de 
plus pour qu'il fût, entre les mains de Domitien, comme 
un trait, toujours prêt à être emporté par une impétuo- 
sité aveugle, et que cet empereur lançait constamment 
contre les plus gens de bien.... un scélérat dont les avis 
étaient toujours sanguinaires^. »Le second débuta sous 
Néron, qui l'exila pour avoir écrit des livres infâmes 
et trafiqué des charges publiques '. Ses mauvais instincts 
lui valurent d'être rappelé par Domitien, sous le règne 
duquel il exerça, comme maint autre de ses honorables 
collègues, le métier de délateur, qu'il cumulait avec 
celui d'adulateur; et, à ce sujet, le même Pline écrit 
encore : c< C'est tout dire que de nommer le person- 
nage '. )) C'est ainsi que l'histoire a flétri ces deux 
misérables, qui pourtant appartenaient, comme tant 
d'autres de leurs semblables, à Tordre sénatorial. 

A son tour, Juvénal, le poëte moraliste, va les mar- 
quer au fer rouge de la réprobation : « S'avance ensuite 
le délateur CatuUus, aux paroles meurtrières. CatuUus, 
c'est un monstre d'infamie, même pour notre temps, 
flatteur quoique aveugle, un être fait pour s'installer 
sur un pont^ et digne de poursuivre, en mendiant et 
en leur envoyant des baisers, les chars qui descendent 
la colline d'Aricie. Personne ne s'extasia davantage 
à l'aspect du turbot. Il ne tarissait pas d'éloges, tour- 
nant ses yeux éteints vers la gauche quand le poisson 



» Epist., IV, 22. 

' Tacite, Ann, XIV, l. 

^ Epist,^ IV, XXII. 



136 CHAPITRE V. 

était à sa droite*... » Le portrait en entier est digne 
de Tacite, le dernier trait, de La Bruyère. Mais pourquoi 
faut-il que, dans le passage cité comme dans beaucoup 
d'autres de la même pièce, le style du poète, chose rare, 
il est vrai, chez lui, ne soit pas toujours à la hauteur de 
la pensée? à force de concision, il n'est que trop sou- 
vent contourné, tourmenté, obscur, voire même em- 
barrassé, défaut grave que nous devons signaler et 
que nulle part, heureusement, dans les autres satires, 
la deuxième exceptée, on ne trouvera aussi fortement 
accusé que dans celle-ci. 
^ i;^vw Et maintenant à vous le dé, Véienton ; Véienton, 
c'est l'adulateur par excellence. Il dépassera, si c'est 
possible, son honorable confrère. CatuUus s'est épuisé 
en admiration au sujet du turbot, bien qu'il n'ait pu 
l'apercevoir; Véienton sera encore plus ingénieux dans 
sa bassesse ; à propos de ce monstrueux turbot, il se 
fera à l'instant même aruspice, devin. Pour lui, cette 
capture ne présage rien moins que la conquête future 
d'une province, laquelle, — il le savait bien, notre 
adroit courtisan, — tenait à cœur à Domitien, et que 
jusque-là personne, ni Vespasien ni Domitien, n'avait 
' pu soumettre et qu'Àgricola seul peut-être eût domptée 
si la haine et la jalousie de Domitien ne l'eussent arrêté 



Et cum mortifera prvdens Veiento Catullo 

Grande et conspicuum nostro quoque tempore monstrum; 

Cxcus adulator dirmque a ponte satelles, 

Dignus Aricinos qui mendicaret ad axes, 

Blandaque devexœ jactaret basia rhedœ. 

Nemo magU rhombum stupuit * nam plurima dixit 

In lœvum conversus; at illi dextra jacebat 

Bellua 

CV. 113-121.) 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 137 

au milieu de sa carrière *. Le poëte ici encore touche à 
la comédie, en prêtant à notre homme le discours que 
voici : 

c( Comme un prêtre de Bellone que la déesse a pressé 
de son aiguillon et qui prédit l'avenir : Prince, dit-il, 
voici un présage certain ! tu peux compter sur un grand, 
sur un mémorable triomphe. ïu vas faire quelque roi 
prisonnier, ou peut-être Arviragus tombera-t-il du char 
royal des Bretons : le monstre (le turbot) vient de loin ; 
regarde ces pointes qui se dressent sur son dos * » ; 
signe certain, selon Véienton, que les ennemis de 
Domitien seraient percés de flèches. Et Juvénal ajoute, 
avec sa malice ordinaire : « Il ne manquait plus qu'une 
chose, c'est que Véienton eût déterminé l'âge du tur- 
bot et le lieu de sa naissance '. » 

Véienton, comme tous ses collègues du conseil de 
Domitien, était bien le descendant en droite ligne de 
ces sénateurs romains dont les honteuses bassesses don- 
nèrent des nausées même à Tibère, qui, un jour, au 
sortir de la curie , laissa échapper, à leur vue, cette 
exclamation fameuse : c< homines ad servitutem pa-* 
ratos V » A part aussi tous leurs autres vices, Véienton 

* Tacite, Agric, c. xiii-xl. 

* Non cedit Veiento, sed ut fanaiicus œstro 
Percusstis, Bellona, tuo divinat, et, ingens 
Omen habes, inquit, magni clarique (riumphi : 
Regem aliqvem capies, aut de (emone Britanno 
Excldet Arviragus :peregrina est bellua ; cemis 
Erectas in terga sudes? 

(V. 123-128.) 

3 Hoc défait unum 

FabriciOj patriam ut rkombi memoraret et annos, 

(V. 128-129.) 

* Tacite, ilnn., UI, c. lxv. 



t\^ c V V-^ 



138 CHAPITRE V. 

et CatuUus nous rappellent, par leur hideux esprit 
d'adulation, certains courtisans du temps de Louis XIV, 
dont on se redit encore aujourd'hui les égayantes pla- 
titudes. Ils auraient été capables, eux aussi, de se 
faire arracher les dents pour ressembler et complaire 
de la sorte au maître, à qui l'âge a\ait fait perdre les 
siennes; ou à se reprendre devant Domitien, comme le 
fit ce fameux prédicateur du roi soleil fronçant le 
sourcil au mot : c< Sire, nous sommes tous mor- 
tels, » et qui se hâta d'ajouter : « ou du moins pres- 
que tous. » 

Le défilé a cessé. Nous connaissons maintenant à 
fond le personnel de la cour de Domitien; nous avons, 
grâce à Juvénal, pénétré dans l'intimité de ces fami- 
liers. Les voilà tous aux pieds du maître et en présence 
du fameux turbot, qui frétille sous leurs yeux. La déli- 
bération va commencer , c'est Domitien qui préside à 
ces graves débats : « Eh bien 1 que vous en semble ? 
faut-il le couper en morceaux *? » 

Il est fâcheux que Juvénal n'ait pas fait parler da- 
vantage Domitien ; l'ensemble de la pièce eût certaine- 
ment gagné à ce développement; l'on aurait désiré, 
après avoir entendu Catullus, entendre le maître lui- 
même; quel langage Juvénal, s'il avait voulu s'en 
donner la peine, n'eût-il pas placé dans la bouche de 
ce stupide tyran en cette circonstance solennellement 
burlesque ! C'est là une véritable lacune, et que le lecteur 
regrette. Elle a été comblée, jusqu'à un certain point, 
par un de nos poëtes du dix-huitième siècle. Racontant 
la même anecdote à sa manière, ce poëte fait, lui aussi, 
assembler le sénat pour délibérer, et prête à Domitien 

' Quidnam igitur censés ? conciditur ?. . . 

(V. 130.) 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 139 

quelques paroles qui ne manquent ni de trait ni de 
malice : 

Pères conscrits, dit-il, une affaire d'État 

M'appelle auprès de vous. Je ne viens point vous dire 

Qu'il s'agit de veiller au salut de l'empire, 

Exciter votre zèle et prendre vos avis 

Sur les destins de Rome et des peuples conquis, 

Agiter avec vous ou la paix ou la guerre : 

Vains projets sur lesquels vous n'avez qu'à vous taire. 

II s'agit d'un turbot. Daignez délibérer 

Sur la sauce qu'on doit lui faire préparer ^ 

Je reviens à Juvénal. Au milieu du silence .univer- 
sel, un des courtisans que nous connaissons déjà, et 
qui en sa qualité de docteur ès-gourmandise était le 
mieux, autorisé à ouvrir un avis salutaire, prend la pa- 
role. C'est notre ami Montanus, la fine bouche du 
temps, l'homme expert et pratique en tout ce qui 
touche à Tart culinaire. Il est d'avis qu'on fabrique 
un plat tout exprès, capable de contenir le poisson en- 
tier dans ses énormes flancs ; il faudrait décréter aussi 
que, quand l'empereur irait à la guerre, il aurait tou- 
jours à sa suite une compagnie de potiers. 

Yoilà qui s'appelle renchérir habilement sur les adu- 
lations de CatuUus et de Yéienton. 

L'avis de Montanus prévalut, et cet avis, dit notre 
satirique, ce était digne de lui* ». 

Aussitôt après Domitien lève la séance et congédie 
ses sénateurs, qu'il avait appelés avec autant de hâte, 
dit le poëte, que s'il se fût agi des affaires politiques 
les plus sérieuses. Laissant alors de côté l'ironie, Ju- 

• Berchoux, la Gastronomie, chant P'. 

^ Vicii digna viro sententia, . . • 

(V. 136.) 



140 CHAPITRE V. 

vénal change subitement de ton. Il ajoute aussitôt, avec 
rémotion du patriote et du moraliste affligé, ces élo- 
quentes réflexions dignes encore de Tacite : 

« Plût au ciel qu'il (Domitien) eût perdu à des ex- 
travagances semblables les heures sanglantes d'un 
règne pendant lesquelles il ravit à Rome tant de nobles, 
tant de généreux citoyens, et sans qu'un homme se le- 
vât pour le châtier et les venger ! Mais néanmoins il 
périt à son tour. Ce fut le jour où il commença à in- 
quiéter la canaille de Rome*; c'est là ce qui perdit ce 
monstre, dont les mains fumaient encore du sang des 
Lamia*. » 

Ces derniers mots forment le dénouement de cette 
dramatique satire. Ils en sont aussi la morale. On 
croit entendre la voix du chœur antique proclamant 
que la justice des dieux, pour être lente, n'en est pas 
moins sûre. Le poëte, après avoir excité notre mépris 
et notre indignation pour ce tyran stupide qui s'appelle 
Domitien, nous fait assister à sa chute et satisfait ainsi 
nos consciences révoltées. Lui-même ne peut s'empê- 
cher de laisser éclater à ce sujet sa légitime joie ; et 
nous devenons ici comme les contemporains d'un évé- 
nement dont des siècles nous séparent. 



* Domitien, après avoir fait périr tout ce qu'il y avait de plus 
illustre et de plus distingué à Rome, avait fini par menacer tout le 
personnel de ses serviteurs, composé en grande partie de soldats, 
d'affranchis et de gens du peuple. C'est là ce qui donna lieu à la 
conjuration d'Etienne, affranchi de Domi lia, femme de l'empereur; 
et le monstre fut mis à mort le 18 septembre 96 de Jésus-Christ, à 
quarante-quatre ans. Voyez Suétone(Z)om, c. xiv, sqq.)> Dion Cas- 
sius (LXVil, xv). 

^ V. 150, ad fin. Lamia, un des grands noms de la noblesse ro- 
maine. Domitien avait fait mettre à mort son contemporain iElius 
Lamia, après lui avoir enlevé sa femme, qu'il épousa ensuite. 
(Suét, Domit., I, xj — DionÇassius, LXVI, m.) 



LE TURBOT OU LA COUR DE DOMITIEN. 141 

Cette satire ne contient guère que cent et quelques 
vers, et pourtant elle est pleine d'idées et de faits. Dans 
un cadre on ne peut plus resserré, Juvénal a trouvé le 
moyen d'enfermer l'image complète de la cour d'un 
tyran ; et il a su échapper à ce que le sujet offrait peut- 
être de monotone, grâce à une heureuse variété de 
couleurs et de ton. Il y est à la fois plaisant et profond, 
comique et grave ; admirable peintre de caractère, et, 
par-dessus tout, dramatique. Ajoutons qu'aux peintures 
les plus enjouées et les plus mordantes il môle des con- 
sidérations philosophiques de l'ordre le plus élevé. La 
satire entière repose, il est vrai, sur une bouffonnerie, 
à laquelle Juvénal a accordé les développements qui lui 
conviennent ; mais, malgré cela, je doute qu'il y ait 
beaucoup d'historiens, et je parle des plus sérieux, qui 
nous aient mieux peint que ne Ta fait ici notre poëte 
satirique le personnage de Domitien et la hideuse cor- 
ruption de son temps. 



CHAPITRE VI. 



Riclte et pMinre^ ou Patron et client ^ 



Le Parasite^ tel est le titre ordinaire de cette satire ; 
il serait bien plus exact de la définir une scène de la 
triste vie de client, vie à laquelle le poëte nous a déjà 
initiés ^ et qu'il va achever de nous faire connaître. 

Les relations entre patrons et clients n'étaient plus, 
à l'époque de Juvénal, ce qu'elles avaient été jadis. Il 
était passé le temps où, selon l'antique esprit de l'insti- 
tution de la clientèle et du patronage, les patriciens et 
les plébéiens, c'est-à-dire les riches et les pauvres, 
étaient liés les uns aux autres par des devoirs 
et des droits réciproques ayant pour but de mettre 
les uns à couvert de l'envie et les autres du mé- 
pris ^. Les patrons, protecteurs bienveillants autrefois, 
étaient devenus dédaigneux et hautains à l'égard de 
leurs clients; ils ne les regardaient plus comme des 
amis et presque comme des membres de la famille ; 
ils en avaient fait des satellites, bien plus, de vé- 



» Sat. V. 

^ Sat.n, V. 95 sqq,, et sat. III, v. 126 sqq. 

* Conf, Achainire, cité parLemaire, Biblioth. class, lat.yJuvenal, 
sat., t. II, p. 282 ; Dezobry, Rome au siècle d'Auguste, t. I, p. 289 
(nouvelle édition). 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 143 

ritables esclaves. En échange des avilissants services 
que les clients rendaient à leurs patrons, ils ne rece- 
vaient plus que bien peu de chose : dix sesterces par 
jour, quelque plat de viandes froides ou la sportule, ou 
bien une toge usée pour se couvrir et dont le patron 

ne voulait plus, ou bien enfin, et de loin en loin 

une invitation à dîner à la table du maître *. Cette der- 
nière faveur, on la prisait haut. Pour des estomacs tou- 
jours affamés comme les estomacs de clients, c'était là 
une bonne fortune. Il n*y avait pas cependant lieu de 
les en féliciter; Juvénal, nous décrivant un dîner de 
ce genre, qui fera à lui seul l'objet de la cinquième 
satire, nous dira avec quelle singulière impertinence, 
avec quel suprême sans-façon les patrons traitaient 
les clients, et avec quelle honteuse résignation ceux-ci 
supportaient toutes les avanies qu'on leur faisait su- 
bir : 

« Est -il vrai^ Trébius» que tu ne rougisses plus de ton 
métier, et que pour toi le souverain bien consiste à vivre à la 
table d'autrui ? est-il vrai que tu puisses te résigner à des affronts 
que Sarmeutus et le vil Galba n*eussent pas supportés à la table 
injurieuse d'Auguste? Tiens, quand même tu me Tafifirmerais 
sous la foi du serment, je ne te croirais pas. Je ne sais rien de si 
facile à contenter que Testomac. J'admets pourtant que tu man- 
ques même de ce qui suffit pour le remplir; eh bien! n'est-il 
plus de quais, plus de pont, plus de place, pour y mendier? plus 
un lambeau de natte pour eu faire ton gîte? Un repas, qui n'est 
pour toi qu'une longue insulte^ a donc bien du prix à tes yeux ? 
ta faim est-elle si pressante....? ^ » 

On a là, comme le prologue de la pièce, une sorte 
d'ouverture pleine de verve et d'entrain où l'on sur- 

I Voyez, pour tous ces détails, Friedlsnder, DarstelL am der SU» 
tengeschichte Roms, etc.) p. 209. 
»Sat. V,v. 1-10. 



144 CHAPITRE VI. 

prend le ton, le motifs s'il est permis de s'exprimer 
ainsi, qui reviendra et dominera dans toute la suite de 
la satire. Trébius est le client parasite que nous ne 
perdrons plus de vue; c'est lui qui devra personni- 
fier tous les clients du temps. Dans la fierté de son 
âme, notre poëte ne comprend pas qu'on ne préfère 
point souffrir de la faim ou tendre la main aux pas- 
sants, plutôt que de s'abaisser, comme fait Trébius; 
et il va de suite au fond de la question, en ajoutant 
qu'il ne faut pas que Trébius se trompe sur le sens de 
l'invitation qui lui est faite; car, si le patron l'invite 
une fois par hasard, c'est pour s'acquitter d'un seul 
coup de tous les services que le client peut lui avoir 
rendus, ou bien encore, — et c'est là ce qui arrive le 
plus souvent, — pour ne pas se trouver seul à table *. 

Le patron de Trébius, c'est le riche Virron, le même 
sans doute que celui dont Juvénal a fustigé ailleurs la 
sordide avarice jointe à des passions contre nature '. 

Entrons dans la salle à manger de Virron. 

Ici s'ouvre pour Trébius une série d'humiliations 
qui iront toujours croissant jusqu'à la fin du repas. Dès 
le début, Juvénal nous signale une odieuse distinction. 
Aux clients, en d'autres termes aux pauvres, aux para- 
sites, on sert un vin qui ne serait pas bon à « dégrais- 
ser de la laine »', un vin aigre sans doute, et qui brûle 
les entrailles puisqu'il fait faire à ceux qui en boivent 
de véritables contorsions de corybantes '*. 



' V. 13-t7. 
^ Sat. IX. 

> quod succida nolit 

Lana paiié 

(V. 24 el 26.) 

* de conviva Coryhanta videbis, v. 25. Juvénal ajoute, 

n On débute par les gros mots; bientôt, blessé, tu brandis ta rx>upeà 



RICHE^ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 145 

Le maître, au contraire, boit d'un vin vieux et géné- 
reux, — le pauvre homme ! — dont la récolte remonte 
pour le moins au temps de la guerre sociale. Il se 
garderait bien d'en faire passer une coupe à Trébius 
et à ses semblables, alors même qu'il s'agirait ce de les 
guérir d'une crampe d'estomac * ». Demain, sMl lui 
plaît, il en boira du meilleur encore, venu des coteaux 
d'Albeou de Sétia, enfermé dans des flacons dont l'éti- 
quette a déjà disparu sous une couche de moisissure 
de bon augure, « du vin comme Helvidius et Thra- 
séas en buvaient trois fois Tan seulement lorsque, cou- 
ronnés de fleurs, ils célébraient la naissance des deux 
Brutus et de Cassius * ». 

Remarquons en passant ces deux derniers vers qui 
nous laissent si bien deviner les opinions politiques 
de notre satirique. Ainsi que Tacite, son contem- 
porain, Juvénal, nous l'avons déjà dit, était un Ro- 
main de la vieille roche. De même que Tacite, il 
aimait et admirait sincèrement ces nobles caractères, 
ces esprits purs et élevés qui, comme Psetus Thraséas 



ton tour et lu Vessuies avec la nappe que ton sang rougit chaque 
fois qu'entre vous autres et la bande des affranchis la bataille s'en- 
gage à coups de cruches de Sagonte. » (V. 26-30). M. Ribbeck croit 
que ces vers ont été transposés et qu'ils doivent être transportés bien 
plus bas, à la fin même du repas. Les raisons que fait valoir à ce sujet 
le philologue de Kiel ne manquent pas de valeur. Selon lui la tran- 
sition n'est pas suffisante entre les vers où l'on nous montre lés 
convives transformés en combattants et ceux que nous venons de 
traduire; M. Ribbeck fait remarquer qu'il n'est pas à sa connais- 
sance qu'un vin détestable comme celui qu'on vient de servir monte 
à la télé et pousse aux querelles; qu'en outre Juvénal aurait bien peu 
entendu l'économie de son sujet en plaçant au début même du 
repas une rixe entre les clients déjà ivres et les affranchis qui les 
servent. (Ribb. Der echteund der unechie Juvénal, p. 140.) 

» V. 32. 

'V. 30 et 37. 



146 CHAPITRE VI. 

et Helvidius Priscus, avaient appartenu à l'opposition 
républicaine au temps de Néron et de Domitien ; et il 
semble s'associer à eux quand il nous les montre célé- 
brant avec une tendre piété le jour anniversaire oîi 
Rome avait vu naître les vengeurs de ses libertés op- 
primées. 

A la table de Yirron, où est assis le pauvre, l'eau 
diffère comme le vin. Au maître on sert une eau glacée 
plus froide que les frimas des Gètes ; celle du client 
est loin d'être la même *. 

Ainsi des coupes. Virron tient dans ses mains une 
large coupe d'ambre avec de magnifiques incrustations, 
tandis que son client boit dans une tasse à quatre becs 
portant le nom de je ne sais quel savetier de Bénévent, 
qui en fut l'inventeur, ce Le verre en est fêlé et demande 
à être raccommodé avec du soufre *. » Mais supposez 
que, par extraordinaire, l'on confie une coupe d'or à 
notre convive, on lui fera payer cher cet honneur; il le 
payera de sa dignité ; car voici qu'on poste derrière lui 
une sentinelle , — touchante précaution ! — chargée 
de compter les perles de la coupe et d'observer les 
doigts crochus de Trébius. Selon la mode des élégants 
de l'époque, Virron, comme on voit, portait des bagues 
dont les pierres fines étaient mobiles, et à table, pour 
faire montre sans doute de son opulence, il les fixait 
momentanément aux coupes; Juvénal n'a garde de 
laisser passer sans protester ce raffinement de luxe d'un 
siècle de décadence. 

Les échansons diffèrent comme le reste. Celui de 
Virron est un bel esclave, la fleur de l'Asie, qui coûtait 



' V. 51 et 52. 

^ V. 40 et 41. J'entends ce vers autrement que Dussaulx et M. Des- 
pois. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 147 

plus cher que ne valaient <( le revenu et le mobilier des 
premiers rois de Rome * ». L'esclave, au contraire, qui 
verse à boire au client est un coureur de Gétulie, c'est- 
à-dire le dernier de la maison, celui qu'on faisait trot- 
ter à pied à côté du char ou de la litière du maître, 
un Maure à la main noire et décharnée, qu'on ne vou- 
drait pas^ dit plaisamment Juvénal, rencontrer à mi- 
nuit près des tombeaux de la voie Latine ', tant sans 
doute il avait mauvaise mine et ressemblait à un reve- 
nant ou à un voleur de grand chemin. C'est à celui- 
là que Trébius ferait bien de s'adresser exclusivement; 
Juvénal le lui conseille et pour cause : « Adresse-toi, 
quand tu auras soif, à ton Ganymède gétule. Un garçon 
qui coûte tant de milliers de sesterces (comme l'esclave 
venu d'Asie) ne sait point verser à boire à un pauvre 
hère. Sa beauté et son âge le rendent dédaigneux. 
Voyons! vient- il jamais quand tu l'appelles? est-ce 
qu'il daigne te servir quand tu demandes de l'eau 
chaude ou de l'eau froide? Il n'est pas de sa dignité 
d'obéir à un client, fût-ce le plus ancien de la maison; 
il est furieux de ce que tu oses lui demander quel- 
que chose, et que tu sois couché tandis qu'il est de- 
bout *. » 



» V. 57 et 58. 
2 V. 54 et 55. 

s Quod cum ita sit^ tu GœttUum Ganymedem 

Respice, quum siiies, Nescit tôt millibtis empttis 
Pauperihus miscerepuer : sed format *^^ *^ûw 
Ligna supercilio; quando ad te pervenit ille? 
Quando rogatus adest, calidœ gelïdxque minister? 
Quippe indignatur veteri parère clienti, 
Quodqtie aliquid poscas, et quod se stante recumbas, 
[Maxima quseque domus servis estplena superbis.] 

(V. 59-66.) 

Ce dernier vers, que nous avons mis entre etoc\i^\&^ esX t^\t\À ^vc: 



148 CHAPITRE Yl. 

La valetaille des bonnes maisons a précieusement 
gardé ces traditions romaines. Tout le monde connaît 
les justes et affligeantes doléances de Jean-Jacques 
Rousseau à ce sujet. Sans doute, quand aujourd'hui 
quelque personnage haut placé invite à sa table un 
poète, un homme de lettres, un artiste pauvre ou tel 
autre nécessiteux à bonnes manières, il cherche à faire 
honneur à son hôte. Mais qui nous répondra que les 
laquais de la maison auront pour ces convives d'un rang 
inférieur tous les égards voulus, qu'ils s'empresse- 
ront auprès d'eux; et qu'au contraire, forcés de s'exé- 
cuter; ils ne murmureront pas, chez nos nouveaux 
Virrons, comme l'esclave venu d'Asie, des mots déso- 
bligeants, fort surpris que des gaillards de leur sorte, 
galonnés sur toutes les coutures, soient obligés de servit* 
quelque hôte à l'habit râpé et dont certainement ils 
occuperaient bien mieux la place ? 

Après le vin et l'eau, on servait le pain. Ici encore 
le maître se fera la part belle. Voyez : le pain qu'on 
place devant lui est tendre, délicat, blanc comme neige, 
il est fait avec la fine fleur du froment. — Le pauvre 
homme! — Au client, un esclave rébarbatif, notre 
coureur maure apparemment, jette un morceau de pâte 
grossière, dure, déjà moisie et propre à ébranler les 
molaires de qui essaye de l'entamer*. Malheur à Trébius 
s'il s'oubliait jusqu'à porter la main sur le pain du 
maître! On le rappellerait bien vite à l'ordre. S'aviser 
de vouloir manger du même pain que son amphytrion, 
quand on est Trébius, c'est-à-dire pauvre, quelle sin- 



M. Ribbek comme interpolé ; selon le critique allemand, il n'ajoute 
rien à Tensemble du morceau et ne contient qu^un renseignement 
banal et sec. (Ouvr. cité, p. 125.) 
• ' F. 67-72. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CUENT. 149 

gulière prétention ! Derrière lui se tient debout un sur- 
veillant d'une nouvelle espèce qui lui fera lâcher prise 
aussitôt. «Veux-tu bien, convive effronté, te remplir 
la panse à la corbeille qui t'est assignée et reconnaître 
ton pain à sa couleur*? » 

La situation de Trébius fait songer à celle de ces mal- 
heureux dont Virgile nous peint le supplice aux enfers. 
Brûlants de soif et affamés, ils ne peuvent tou- 
cher aux repas splendides placés devant eux. Une fu- 
rie vengeresse les surveille et les empêche d'en appro- 
cher*. 

Pauvre Trébius ! il commence à comprendre, et il 
trouve, comme Juvénal, qui l'a du reste averti au 
début, que la récompense tant espérée ne répond guère 
aux services rendus et aux peines endurées pour les 
rendre ; et Juvénal met dans la bouche de Trébius ces 
tristes réflexions, exprimées en quelques vers pleins 
de sentiment, et où perce sa pitié pour le malheureux 
Trébius. Tout en le condamnant, il ne peut s'empê- 
cher, on le sent, de le plaindre : « Hélas ! est-ce donc 
pour dévorer de telles humiliations que maintes fois 
j'ai laissé là ma femme pour grimper tout essoufflé la 
montée glaciale des Esquilles, alors que l'air du prin- 
temps frémissait encore fouetté par la grêle, et que 
mon pauvre manteau ruisselait sous les giboulées'? » 

Trébius, il s'en faut, n'est pas au bout de ses. tribu- 
lations ; elles rie font guère que commencer. Nous 
voici arrivés aux entrées. Elles se composent de légu- 
mes et de trois sortes de poissons du meilleur choix et 



' Vis tu consuetis, audax convivay canistris 

Impleri panisque tui novisse colortm? 

(V. 74 et 76.) 
' ^n., VI, V. 604-607. 
'' V. 76-80. 



150 CHAPITRE Yi. 

assaisonnés de la meilleure manière; tout cela, bien 
entendu, sera pour Yirron ; Trébius aura ses plats à 
part. Le talent descriptif de Juvénal va se donner libre 
carrière, et sa muse, comme l'avait fait auparavant celle 
d'Horace *, comme le fera, bien des siècles après, celle 
de Boileau' ne dédaignera pas d'entrer dans des détails 
tout culinaires et qu'elle excelle à nous dépeindre. 

« Regarde cette langouste qu'on apporte à Virron ; vois comme 
elle s'étale dans ce plat dont elle dépasse la longueur! Comme sa 
queue relevée, entourée d'un rempart d'asperges, semble narguer 
les convives quand elle apparaît portée fastueusement sur les bras 
de quelque grand gaillard d'esclave ! Pour toi, on te glisse sur une 
modeste assiette un crabe pris dans une sauce faite avec une 
moitié d'oeuf, une véritable offrande de morts. Virrou arrose 
son poisson et ses asperges d'huile de Yénafre. Le chou flétri 
qu'on te sert, à toi, malheureux, pue l'huile de lampe. Vos bu- 
rettes, à vous autres, ne renferment pas d'autre huile que celle qui 
vient d'Afrique... 

(( Virron mange encore d*un surmulet venu de Corse ou des 
rochers de Tauroménium; car nos côtes sont épuisées grâce à la 
goinfrerie romaine. Nos pêcheurs ne cessent de jeter leurs filets 
dans la mer qui baigne nos côtes et ne laissent pas au pois- 
son d'Étrurie le temps de grossir. C'est la province qui ali- 
mente nos marchés; c'est de là qu'on fait venir ces maguifiques 
pièces qu'achète Lénas, le coureur de testaments, pour en faiie 
cadeau à Aurélie, qui les revend. 

« On sert à Virron une murène monstrueuse sortie des gouf- 
fres de Sicile; car, dès que le vent des tempêtes s'apaise, et que, 
retiré dans l'antre d'Éole, il laisse sécher ses ailes mouillées, nos 
filets téméraires vont braver Charybde même au sein de ses tour- 
billons. Vous autres, ce qui vous attend, c'est une anguille aussi 
effilée que la couleuvre sa parente, ou bien ce sera quelque 
poisson commun, mî^rqueté par la glace, un de ces poissons nés 
dans le Tibre et surpris sur ses rives, qui s'y engraissent à l'entrée 

» Sat., lib. n, vui. 

^ Sat. ni, le Festin ridicule. Notre Malhurin Régnier a, lui aussi, 
traité un sujet analogue dans sa dixième satire intitulée : un Souper 
ridicule, et dont Despréaux s'est certainement souvenu. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 151 

des immondices .et vont de temps à autre faire une visite dans le 
quartier de Suburre en s'y glissant par les égouts ^ » 

Que de vivacité, que d'esprit dans ce court tableau ! 
que d'humour aussi 1 témoin les vers consacrés à Ténu- 
mération des mets dont on gratifie le client. Il y a là 
des images, des mots qui se fixent aussitôt dans notre 
esprit et provoquent un fin sourire ^. 

Mais passons maintenant à un autre service. C'est le 
tour des hors-d'œuvre et des rôtis. A peu de chose 
près, le menu des repas romains ressemblait, on le 
voit, au menu des nôtres, et ce menu se servait pres- 
que dans le même ordre qu'on observe encore aujour- 
d'hui. Nous n'avons pas seulement hérité de la langue 
des Romains, mais encore, ce semble, de leur cuisine : 



• V. 80-107. 

^ Ici se placent quelques réflexions de Juvénal dont on a révoque 
en doute et avec raison, je crois, l'authenticité. En voici tout d'abord 
la traduction ; « Si Virron voulait bien m'écouter, j'aurais deux mots 
à lui dire. On ne te demande pas, ô Virron, de te montrer en- 
vers tes amis aussi généreux que Sénèque, Cotta et le bienfaisant 
Pison le furent envers leurs moindres clients. La gloire de donner 
l'emportait alors sur les litres et les faisceaux consulaires. Nous 
te demandons seulement un peu de politesse à l'égard de tes con- 
vives. Fais cela, et pour tout le reste sois, comme tant d'autres 
aujourd'hui, riche pour toi, pauvre pour tes amis. » (V. 107-114.) 
M. Ribbek cherche à établir, et, à l'aide de fort bons arguments, 
il faut le reconnaître l*' que ces vers ne répondent pas au but que 
s'est proposé Juvénal en écrivant cette satire, où avant tout il veut 
exciter notre mépris, non pas précisément pour Virron, mais pour 
Trébius qui s'avilit volontairement; 2° que le Pison dont il est 
question ici ne pouvait pas, d'après ce que nous en disent Martial 
(XII, XVI) et Tacite [Annal,, XV, xviii), être cité convenablement par 
Juvénal comme un homme de bien ; 3^ que le style dans lequel sont 
écrits ces vers est faible, lâche, et trahit le même déclamateur qui, 
selon l'opinion de M. Ribbeck, a défiguré les principales satires de 
notre poêle par de nombreuses et très- fâcheuses interpolations. 
(Voyez Ribb., Derechteund der ùnechte Juvénal^ p. 107^ tQ%ftiiQ^.\ 



152 CHAPITRE VI. 

« Devant le maître on voit fumer un foie d'oie grasse, 
une poularde aussi grasse qu'une oie, et un sanglier 
digne d'être percé par les traits du blond Méléagre. — 
Le pauvre homme! — ^Viennent ensuite les truffes si l'on 
est au printemps et que les orages tant invoqués des 
gourmands aient permis d'augmenter le festin d'un plat 
si désiré. « Afrique ! s'écriait Allédius, garde ta moisson, 
détèle tes bœufs, pourvu que tu nous envoies des truffes* .» 

Virron est un grand seigneur dans le vrai sens du 
mot. Sa maison est montée sur un grand pied. Il a son 
maître d'hôtel {structorem) et son écuyer tranchant 
{chironomunta^)^ disciples tous les deux d'un maître en 
renom et dressés selon la mode d'alors, l'un à décou- 
per, l'autre à servir au son de la musique, en mesure, 
et en exécutant une pantomime savante ' comme cela 
se pratiquait déjà au temps de Néron, témoin le repas 
de Trimai cion*. 

Un tel raffinement d'élégance et de luxe révolte notre 
poète, ami, comme on sait, de la simplicité et de la fru- 
galité''; aussi ne peut-il maîtriser son indignation, qui 
lui fait pousser ce cri ironique : ce Ce n'est pas en effet 
une chose d'une médiocre importance, que de ne pas 
confondre la manière de découper un lièvre avec la 
manière de découper une poularde*. » 



» V. 114-120. 

^ Mot latinisé du grec xsipovo{iétd. 

* Structorem interea, ne qua indignatio desit, 
Saltantem spectes, et ckironomunta volanti 
Cultello, donec peragat dictata magistri 
Omnia. 

(V. 120-124.) 

* Petron., Satir.t c. 36. 

* Voy. sat. XI, v. 66. 
•V. 123 et 124. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 158 

Mais c'est en ce moment que commence, à vrai dire, 
le supplice de Tantale du client. On est arrivé au point 
intéressant du dîner, et il s'agit enfin de savoir si notre 
infortuné devra se rassasier des yeux seulement. Mais 
non! il va enfin goûter de ces succulents morceaux 
qu'on découpe si artistement devant lui. Il le croit, du 
moins ; il se le dit : « On va nous passer de ce restant de 
lièvre; un peu de ce filet de sanglier; il nous arrivera 
bien quelque petite volaille... Dans cet espoir il reste 
là en silence sans manger, prêt à bien faire, et le pain 
dans sa main *. » On ne saurait mieux rendre l'impa- 
tience de ce malheureux, assis là, l'eau à la bouche, 
et se promettant merveilles. Hélas! il en sera pour 
ses espérances , et son désappointement fait le bonheur 
du rude patron qui le traite. N'importe! il reste une 
dernière ressource à son estomac affamé ; ne vient-on 
pas de servir les champignons, le dernier plat du dîner, 
celui qui précède le dessert? Il va donc pouvoir se 
régaler ; son tour est enfin venu ; mais il a compté sans 
son hôte : «A Yirron un bolet superbe, un de ces bolets 
comme les aimait l'empereur Claude avant celui que 
lui fit apprêter sa femme et après lequel il ne mangea 
plus rien. Mais aux clients on sert des mousserons sus- 
pects ^ )) 

Yoilà, moins le dessert, auquel nous reviendrons tout 
à l'heure , voilà le dîner que Virron a offert à son 



' V. 166-170. Je suis ici le texte de Tédition Ribbeck, qui a trans- 
posé à Tendroit où nous sommes le passage dont il s'agit. Dans les 
éditions ordinaires, il est placé tout à la fin de la satire. Nous nous 
conformons de même, et seulement à partir du point où nous voici 
arrivé, aux autres transpositions faites par M. Ribbeck, et dont on 
trouvera la justification dans son livre, déjà plus d'une fois cité, 
p. 1 10 et suivantes. 

^ 147-1 49; et dans l'édit. Ribb.,v. 116-119. 



164 CHAPITRE VI. 

client. Tout pour le maître, rien ou à peu près rien 
pour rhôte de bas étage ; on ne lui donne ni la même 
boisson, ni les mêmes mets, ni la même vaisselle, ni 
les mômes serviteurs qu'au maître ; un tel dîner, Ju- 
vénal a eu raison de le définir : « une longue insulte. » 

Qu'on ne dise pas que Juvénal exagère ; il peut y 
avoir par-ci par-là quelques formes hyperboliques et 
telles que la satire les comporte, mais, et c'est là le 
point important, le fond, les faits sont d'une vérité in- 
contestable. Les contemporains de Juvénal viennent à 
chaque instant le confirmer. Martial, qui savait par 
expérience personnelle ce qu'était le métier de client et 
de parasite, — il n'en exerça pas d'autre pendant son 
long séjour à Rome, — Martial nous retrace en quelques 
vers un dîner à la Virron et dans lequel il joua lui- 
même le rôle de Trébius. Il nous peint en raccourci ce 
que Juvénal nous a peint en détail; ce sont de part et 
d'autre les mêmes distinctions humiliantes \ 

Un autre écrivain, un philosophe homme d'esprit, 
venu peu de temps après Juvénal et Martial, Lucien, 
le mordant et satirique Lucien, a été frappé, lui aussi, 
des odieuses humiliations dont souffrait le client à 
la table du patron, et il les signale à sa manière. Dans 



* tt Lorsque tu m'invites à ta table, mainteuant que je suis dis- 
pensé de tendre la main comme auparavant, pourquoi ne pas me 
faire servir les mêmes mets qu'à toi P Tu savoures les huîtres en- 
graissées dans le lac Lucrin; moi, je suce une moule dont Técaille 
me déchire la bouche. Tu manges d'excellents bolets, moi de ces 
grossiers champignons destinés aux pourceaux. Tu es aux prises 
avec un turbot, moi avec une limande. Tu remplis ton insatiable 
estomac du croupion d'une blanche tourterelle, tandis que je vois 
placer sur mon assiette une pie morte dans sa cage. Comment se 
fait-il, PonticuSv qu'en soupant avec toi, je soupe sans toi? Puisque 
la sportule est supprimée, que cela me profite au moins ; mangeons 
des mêmes mets. >> (Épigr,, IH, lx.) 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 155 

son curieux et spirituel traité intitulé les Saturnales^ 
et qui est, si Ton peut ainsi parler, comme le cahier 
des charges du prolétariat de Tépoque, les pauvres, ol 
TrevYiTeç, lisez clients^ adressent une requête à Saturne, 
le Dieu de l'égalité par excellence, pour le supplier 
d'ordonner aux riches de faire cesser toutes les inégalités 
sociales du temps. Je ne traduis de ce traité que ce qui 
touche directement à notre sujet : 

« Autre chose : ô Saturne^ enjoins aux riches qu'ils aient h 
inviter tantôt quatre^ tantôt cinq clients à leur table^ et que là 
les choses se passent, non pas d'après l'usage en vigueur^ mais 
d'une manière conforme à régalité démocratique. Que tout le 
monde reçoive des portions égales^ que tel des convives ne soit pas 
mis à même de se gorger de tel ou tel plat que Tesclave chargé 
de servir tient à sa disposition jusqu'à ce qu'il n'en veuille plus, 
tandis que le même esclave, arrivé près de nous, passe bien vite et 
cela au moment où nous nous mettons en devoir de nous servir, 
et ne fait que nous montrer le plat où il ne se trouve plus qu'un 
reste de pâté. Il ne faudrait pas non plus que le découpeur plaçât 
devant le maître la moitié d'un sanglier et la hure tout entière, 
lorsqu'à nous autres on ne donne que quelques os recouverts de 
graisse. Ordonne également que les échansous des riches soient 
un peu moins lents à vous servir, qu'ils ne se fassent pas ap- 
peler dix fois pour le moins par chacun de nous demandant à 
boire, mais qu'ils versent à notre première requête. Que dès le 
commencement du dîner ils nous donnent, comme au maître, 
une grande coupe et qu'ils l'emplissent jusqu'aux bords; tâche 
d'obtenir qu'il n'y ait qu'un seul et même vin pour tous les con- 
vives; car enûn il n'est écrit nulle part que le patron doive 
s'enivrer avec un vin parfumé, et que nous autres nous devions 
boire d'un moût qui nous donne des coliques ^. » 

Ainsi Martial et Lucien viennent confirmer, chacun 
à sa manière, ce qu'avance Juvénal, et donner raison 
à ses ardentes dénonciations. Aussi bien Juvénal n'in- 
vente pas, comme on l'a trop souvent soutenu ; il n'écrit 

' 'ETTKTToXal Kpovixai. III, c. 22, cdit. Firmin Didot. 



156 CHAPITRE VI. 

pas des satires pour le plaisir d'en écrire, mais il burine 
tout ce qui d'une manière ou d'une autre le blesse ou 
l'indigne, et ses satires sont autant de médailles nous 
représentant les divers côtés de l'histoire domestique 
des Romains de son temps. 

Nous touchons à la fin du dîner de Virron; ce dîner 
se termine comme il a commencé, c'est-à-dire par un 
affront fait à Trébius et ses semblables. Nous sommes 
au dessert, qui se compose de fruits, absolument comme 
chez les modernes. Virron se fait apporter c( pour lui 
des fruits délicieux * » . On croirait , fait remarquer 
Juvénal, qu'ils ont été cueillis dans les vergers d'Al- 
cinotls, ou qu'ils sortent du jardin des Hespérides, 
tant ils sont beaux, tant ils sont parfumés *. Quant 
au client, ajoute plaisamment notre satirique, il devra 
se contenter ce d'en humer l'odeur' », ou bien, s'il 
l'aime mieux, il pourra croquer quelques pommes pour- 
ries placées auprès de lui et qui lui sont destinées. 

Ce n'est pas tout. Le client doit supporter toutes ces 
avanies sans murmurer, sans hasarder la moindre ob- 
servation. S'il l'osait, malheur à lui; on le mettrait 
outrageusement à la porte : « Tel que Cacus terrassé 
par Hercule, on le traînerait par les pieds hors du lo- 
gis *. » La plaisante chose aussi qu'un pauvre diable de 
client qui se permettrait de réclamer devant son riche 
patron! De quel droit le ferait-il? Y pense- t-il seule- 
ment? Oublie-t'il qui il est et qui est Virron? Qu'il 
fasse donc un retour sur lui-même, ou, à son défaut, 



» V. 148. 

* V. 150 et 151. 



^ gtiorum solo pascaris odore, 

(V. 150.) 

^ V. 125 et 126. Édit. Ribbeck. V. 130 et 131. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 157 

Juvénal le fera pour lui. Écoutez ces paroles pleines 
d'une ironie émue, particulière à notre poëte chaque 
fois qu'il signale quelque navrante inégalité sociale et 
qu'il prend la défense du faible et de Topprimé contre 
les puissants du jour. « Est-ce que tu te figures, Tré- 
bius, avoir trois noms*? Virron boit-il jamais à ta 
santé? lui est -il jamais arrivé de te présenter sa 
coupe et de la reprendre pour la toucher de ses lè- 
vres après que tu l'as effleurée des tiennes'? Qui de 
vous, malheureux, oserait s'oublier jusqu'au point de 
dire à son maître et seigneur : « Bois! » Oh! il y a 
bien des choses qu'on doit s'interdire quand on porte 
un habit râpé. » 

Plurima sunt quas 

Non audent humines pertusa dicere lana '. 

Vers touchants, sortis du fond des entrailles du poëte. Ils 
expriment une grande et éternelle vérité, en même temps 
qu'ils respirent une tendre pitié pour les déshérités de 
ce monde Je n'en connais pas, pour ma part, de meil- 
leur commentaire qu'un passage d'un de nos grands 
moralistes du dix-septième siècle, passage qu'on ne 
saurait lire sans éprouver un serrement de cœur : 
« Giton marche doucement et légèrement. Il va, les 
épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour 
n'être point vu; il parle bas dans la conversation et il 
articule mal... Il n'ouvre la bouche que pour répondre; 

' Les Romains de bonne naissance devaient avoir trois noms: 
le prénom, le nom de famille et le surnom. 

^ Chez les anciens les santés ne se portaient pas comme chez les 
modernes en entre-choquant les verres ou les coupes. On passait la 
coupe à la personne à qui on voulait faire honneur pour qu'elle y 
trempât les lèvres, et on buvait ensuite soi-même. 

=» V, 127-133. Édit. Ribb., v. 132-135. 



158 . • CHAPITRE VI. 

il tousse, il se mouche sous son chapeau ; il crache 
presque sur soi et il attend qu'il soit seul pour étèrnuer, 
ou, si cela lui arrive, c'est à Tinsu de la compagnie ; il 
n en coûte à personne ni salut ni compliment : il est 
pauvre*. » 

Les observations qui suivent dans Juvénal seraient 
dignes encore de l'auteur des Caractères, Sous peine 
même d'être prolixe, il faut citer : 

« Suppose maintenant^ ajoute notre poëte^ que quelque dieu 
ou quelque mortel semblable aux dieux et meilleur que la des- 
tmée vienne à te gratifier^ Trébius , de quatre cent mille ses- 
terces. Pauvre hère ! comme tu t'élèverais tout de suite au-dessus 
de ton néant, comme tu grandirais pour Virron, comme tu serais 
son ami! « Donnez donc à Trébius, servez donc Trébius; Tré- 
bius, mon frère, voulez-vous de ce plat ? » Écus, ce n'est qu'à 

vous que Virron rend hommage, c'est vous qui êtes ses frères 

une fois que tu seras riche , ta femme Mycale peut te rendre 
père et verser d'une seule couche trois fils dans tes bras pater- 
nels; Virron trouvera délicieux ce nid babillard, et, toutes les 
fois que tu amèneras un de ces petits parasites dîner chez 
Virron, il lui fera apporter , pour l'amuser, une petite casaque 
verte, des noisettes et quelques pièces de monnaie ^. » 

Tout ce qu'on a écrit depuis sur Téternelle puissance 
de Sa Majesté l'Argent, transformant le vice en vertu, 
la laideur en beauté, le faquin en honnête homme, 
l'homme de peu en personnage important, etc., etc., 
thème qu'ont repris, sur tous les tons et avec des va- 
riations à l'infini, les romanciers, les poètes comiques, 
les moralistes de tous les temps et de tous les pays, 
tout cela, on peut le dire, se trouve en germe dans la 
tirade citée plus haut. Du premier coup Juvénal va au 
fond des choses. Quelle force dans le sarcasme! quelle 

' La Bruyère, des Biens de la fortune. 
* V. 132-146. Édit. Ribb.,v. 137-150. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CLIENT. 159 

ironie spirituelle et que de traits comiques 1 On se 
souvient tout aussitôt de ces paroles de Fauteur des 
Caractères : « Du même fond d'orgueil dont on s'élève 
fièrement au-dessus de ses inférieurs, Ton rampe vile- 
ment devant ceux qui sont au-dessus de soi. C'est le 
propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur le mérite per- 
sonnel, ni sur la vertu, mais sur les richesses, le poste, 
le crédit, de nous porter également à mépriser ceux 
qui ont moins que nous cette espèce de biens, et à estimer 
trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre \)) 
La Bruyère, dans ce passage, sans s'en douter, a retracé 
le portrait de Virron. L'empressement obséquieux de 
Virron à combler soudain Trébius de prévenances et de 
politesses aussitôt qu'il le croit devenu riche, et à l'appe- 
ler (c frère » , est d^une admirable vérité d'observation , 
exprimée avec une verve tout à fait satirique et digne de 
Molière. Rien de plus plaisant non plus, et en même 
temps de plus vrai, que cette soudaine sollicitude, cette 
tendresse, cette complaisance instinctive de Virron pour 
les enfants de Trébius, uniquement parce que leur père 
est riche. L'insolent Virron s'abaisse et flatte maintenant 
comme ce flatteur si bien peint par Théophraste : ce II 
achète des fruits et les porte chez un citoyen. Il le 
donne à ses enfants en sa présence; il les baise et les 
caresse. Voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d'un 
tel père^ » 

Mais tout cela n'est qu'une hypothèse, un rêve de 
notre poëte. Un instant son imagination l'a emporté en 
une autre sphère d'idées et nous a emportés avec 
lui. L'illusion se dissipe, et voilà que nous allons re- 
tomber avec lui dans la triste réalité. Il nous ramène 



' Des Biens de la fortune. 
' Charact,, \\. 



160 CHAPITRE VI. 



au Virron, au Trébius que nous connaissons; et il va 
s'exprimer sur le compte de Tun et de l'autre en des 
termes qui ne doivent pas nous laisser de doute sur le 
but qu'il s'est proposé en écrivant cette satire. 

Pour les riches du temps, fait remarquer notre poëte, 
qui les flétrit comme ils méritent de l'être, il n'est pas 
de spectacle plus réjouissant que la mine d'un client 
dépité; ce n'est point par avarice et pour ménager 
leur menu qu'ils les traitent comme ils font à leur table, 
mais pour se donner la comédie. Ils aiment ce à les 
faire pleurer de rage et grincer des dents sans qu'ils 
aient eu occasion de les desserrer autrement * » . 

C'est là, il faut en convenir, une dureté de cœur 
toute romaine ou plutôt toute païenne. On sent qu'on 
est à une époque où l'homme n'avait pas encore pour 
son semblable placé au-dessous de lui ce respect qui 
s'est développé depuis, grâce à une civilisation plus hu- 
maine et plus douce: au moyen âge, les grands et 
les princes agissaient encore de la sorte avec leurs 
bouffons et leurs fous de cour. De nos jours un homme 
riche qui admettrait à sa table un pauvre hèi'e serait 
honteux de l'humilier ainsi et de violer en lui les sain- 
tes lois de l'hospitalité. Aussi Juvénal condamne Vir- 
ron parce qu'il se donne ici un plaisir indigne d'un 
honnête homme, plaisir qui consiste à se jouer de la 
faim d'un malheureux. 

Mais en même temps, nous l'avons déjà dit, il ré- 
serve ses coups de fouet les plus vigoureux pour Tré- 
bius, et c'est là la morale de la pièce. Écoutez cette 
virulente apostrophe qui la clôt en guise d'épilogue : 
ce Virron a raison de te traiter comme il le fait. Qui sup- 
porte tout mérite tout. Je ne désespère pas de te voir 

' V. 167-168. — Édit. Ribbeck, v. 161 et 162. 



RICHE ET PAUVRE, OU PATRON ET CUENT. 161 

bientôt, la tête tondue*, offrir tes joues à ses soufflets, 
tes épaules à ses lanières. Va! tu es digne d'un tel fes- 
tin, d'un tel ami : 

Ille sapit, gui te sic utitur, Omnia ferre 
Si potes, etdebes. Pulsandum vertice raso 
Prsebebis quandoque caput, nec dura timehis 
Flagrapati, his epulis et tali dignus amico ^. 

Bonne leçon! fière et éloquente conclusion! bien 
faite pour dégoûter Trébius et ses semblables de leur 
métier, et les corriger à tout jamais, si toutefois la sa- 
tire et la comédie pouvaient corriger quelqu'un. 

Dans ces derniers vers, plus encore peut-être que 
dans tout le reste de cette composition, se dévoile no- 
blement l'âme tout entière du satirique, cette âme 
ennemie de toutes les bassesses, de toutes les platitudes 
humaines, d'où qu'elles viennent, qu'elles émanent du 
patricien ou du plébéien, du riche ou du pauvre, de 
Virron ou de Trébius. Quant à lui, il ne prise rien tant 
que le respect de soi-même et l'indépendance de carac- 
tère, dont on peut dire ce que la Fontaine a dit de la 
liberté : 

Un bien 
Sans qui les autres ne sont rien. 



' Comme un vil bouffon de comédie. 
* V. 170 ad finem. 



CHAPITRE VII. 



Misère des classes lettrées '. 



«L'empereur! il est aujourd'hui l'uuique espoir des lettres, 
leur unique raisou d'être. Lui seul en ce siècle a jeté un regard 
sur les Muses éperdues. Déjà des poètes connus, célèbres, allaient 
ouvrir des bains à Gabies, des boulangeries à Rome; d'autres 
ne trouvaient rien de honteux ni d'abject dans le métier de 
crieurs. Désertant les vallées d^Aganîppe^ Clio, affamée^ émigrait 
dans les salles de vente ^. Dès qu'en effet ou ne trouve plus un 
sesterce à l'ombre du Parnasse, mieux vaut adopter le nom et 
la profession de Machaera; mieux vaut, comme lui, vendre au pu- 
blic tout ce qui se vend avec permission de Tautorité, cruches^ 
trépieds, buffets, cassettes, et V Alcyon, tragédie de Paccius, la 
Thébaïde et le Térée, de Faustus. Cela est plus honnête que 
d'aller dire devant le juge : « J'ai vu, » quand tu n'as rien vu. 
Laissons ce métier à ceux qui, venus d'Asie et delà Gallo-Grèce, 
se sont procuré de la sorte le titre de chevaliers. Désormais nul 
ne sera forcé de se charger de ces indignes besognes, nul parmi 
ceux qui savent donner à la parole une cadence harmonieuse et 
qui se sont inspirés du laurier d'Apollon. Courage, jeunes gens ; 
l'empereur vous regarde et vous encourage, et sa bonté ne 
cherche qu'une occasion de vous récompenser. 



' Sat. VII. 

^ J'entends le mot atria autrement que Dussaulx et M. Despois : 
par atria auctionaria on désignait les endroits où se faisaient les 
enchères. (Voy. Cicér., de Leg, agrar,^ I, m.) 



MISÈRE D£S CLASSES LETTRÉES. 163 

« Pour toi, Thélésinus, si tu comptes trouver quelques res- 
sources ailleurs^ si daus cet espoir tu remplis de tes vers quelque 
volume couleur de safran, demande vite un peu de feu et fais 
don de tes poésies à Tépoux de Vénus, ou bien caclie-Ies et 
laisse-les devenir la pâture des mites. Brise ta plume, malheu- 
reux ; efface ces batailles épiques, fruit de tes veilles. Les subli* 
mes écrits que tu composes dans ton étroit réduit te rap- 
porteraient tout au plus une couronne de lierre, une statue 
maigre comme toi-même. Nos riches avares ne savent accorder 
au talent que des louanges, qu'une stérile admiration, qui rappelle 
celle des enfants pour Toiseau de Junon. Cependant les années 
s'écoulent, tu ne peux plus courir les mers, porter le casque, 
manier la bêche. Alors le dégoût s'empare de ton âme, et, devenu 
vieux et réduit au dénûment, tu te maudis, tu maudis ta muse et 
ton talent. , 

« Voici comment ton protecteur s'y prend pour ne te rien 
donner, lui que tu honores et dont tu préfères la maison au tem- 
ple d'Apollon et des neuf sœurs. Il fait aussi des vers, et ne veut 
céder le pas qu'au seul Homère, et encore est-ce par déférence 
pour ses mille ans d'antiquité. Épris des charmes des applaudis- 
sements, veux-tu faire une lecture ? II te prêtera sa maison déla- 
brée... Il ira même jusqu'à poster ses affranchis au fond de la salle 
et à préparer en ta faveur les vigoureux poumons de ses clients. 
Mais, de tous ces riches patrons, nul ne payera les frais des ban- 
quettes, de l'estrade où tu perches, ni des sièges de l'orchestre, 
qu'on remporte aussitôt que la séance est terminée. Nous n'en 
continuons pas moins notre métier : nous nous acharnons à tracer 
notre sillon dans la poussière et à labourer le sable du rivage. 
Essayons-nous de nous retirer? je ne sais quelle habitude de vanité 
malade nous retient dans ses lacets. L'incurable rage d'écrire qui 
possède aujourd'hui tant de gens vieillit avec nous dans notre 
âme souffrante. Qu est-ce qui fait le grand poète, le génie ori^ 
ginal qui a horreur du convenu, qui dédaigne de marcher daus 
les sentiers communs et de frapper son vers au coin usé de la 
monnaie courante? un poète euGn tel que je ne le rencontre nulle 
part, mais tel que je le conçois? C'est un esprit exempt de souci, 
libre de toute amertume, une âme amie de la solitude et faite 
pour s'abreuver aux sources des Muses. Le pauvre a le sens trop 
rassis pour faire retentir sa voix dans les antres du Piérus et pour 
secouer puissamment le thyrse dans sa main. Il a trop peu de ce 
métal que le corps réclame la nuit comme le jour. Horace abiea 



164 CHAPITRE VIL 

dîné lorsqu'il s'écrie : Évohé Bacchus M Que devient Tinspiration 
si la poésie n'est notre unique tourment? si Bacchus et le dieu 
de Cirrha ne transportent seuls notre âme^ qui ne saurait se par- 
tager? Le poëte a besoin de toutes ses facultés ; il ne faut pas qu'il 
soit réduit à se demander avec anxiété : < Comment faire pour 
m'acheter une couverture ? » s'il veut contempler le char> les 
chevaux, la face même des dieux, et se représenter la grandeur 
gigantesque de la Furie qui trouble le cœur du Rutule. Otez à 
Virgile son esclave et son modeste logis; soudain tomberont tous 
les serpents qui se dressent sur la tête d'Érinnys et la trompette 
infernale ne rendra plus que des sons étouffés '. £t Ton veut que 
Rubrénus Lappa s'élève à la hauteur de l'antique cothurne, lui 
qui est réduit à hypothéquer sur son futur Atrée le payement de 
ses écuelles et de son manteau ? 

« Numitor est vraiment trop pauvre pour venir en aide à un 
poëte de ses amis ; mais il est assez riche pour entretenir Quin- 
tilla ; il a bien trouvé ce qu'il lui Tallait pour acheter un lion 
apprivoisé, qu'il faut gorger de viande. Peut-être aussi cette 
grosse bête coûle-telle moins à entretenir qu'un poëte. Un poëte, 
ça doit manger plus qu'un lion. 

« Que^ satisfait de sa renommée, Lucain dorme à l'ombre des 
marbres de son jardin. Mais qu'importe à Serranus, au pauvre 
Saléius, la gloire quelle qu'elle soit, s'ils n'ont que la gloire ? 
Stace a-t-il promis de lire? La foule accourt, se presse pour 
l'entendre réciter de sa voix harmonieuse sa T/iébaïde^ si aimée 
du public. Quand il a annoncé une lecture, toute la ville est en 
joie , tant il excelle à captiver et à charmer les âmes, tant le 
public se passionne à l'entendre. Les bancs croulent sous les ap- 
plaudissements ; mais il meurt de faim, à moins qu'il ne réus- 
sisse à vendre au comédien Paris les prémices de son Jgavé. 
Quant à Pâris^ c'est lui qui dispose des grades dans l'armée ; il 
accrochera au doigt du poëte l'anneau d'or du tribun militaire ; 
en voilà pour six mois '. Ce que nos grands ne peuvent te don- 
ner^ un histrion te le donnera. Et tu fais ta cour aux Caméri- 

' Juvénal a ici eo vue l'ode dix-neuvième du deuxième livre, dans 
laquelle Horace chante avec un enthousiasme tout poétique les 
louanges de Bacchus. 

• Con/.u«w.,Vn, 323 sqq. 

» Les fonctions du tribun militaire duraient six mois. Voyez la 
thèse de M. Lamare: De la milice romaine, p. 98, citée par M. Des- 
poi's à la page 107 de sa traduction de Juvénal. 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 165 

nus, aux Baréas ; tu fréquentes les spacieux appartements des 
grands. Oublies-tu cependant qu'offertes à Paris, les tragédies 
de Pélopée et de Philomèle ont valu à leurs auteurs des pré» 
fectures et des tribunats * ? Mais gardons-nous d'en vouloir de 
ces bassesses au poëte que la scène fait vivre, (im nous rendra 
les Mécène, les Proculéius, les Fabius? où trouver un Cotta^ un 
autre Lentulus ? Alors les réconopenses étaient proportionnées au 
génie. Alors on se trouvait bien d'avoir pâli sur des vers et de 
s'être abstenu de vin pendant les saturnales de décembre '. » 

L'origine du mal que signale le poëte d'une façon si 
vive et si originale, remontait, on peut le dire, au règne 
de Domitien, ce règne du matérialisme et de l'abais- 
sement par excellence. On sait, en effet, quelle fut la 
haine de Domitien pour les écrivains et avec quel brutal 
acharnement il persécuta toutes les manifestations de 
la pensée humaine ®, poésie, histoire, éloquence, en- 
seignement public : les quatre branches de la littéra- 
ture sur lesquelles le satirique appellera tour à tour 
notre attention. 

Domitien mort, Rome respira; ce fut une joie im- 
mense *, qu'augmenta encore l'avènement de Nerva, 
bientôt suivi de celui de Trajan. 

Ce fut vers Trajan que se tournèrent tous les re- 
gards ; et nul doute aussi que ce ne soit à Trajan que 

' Quod non dant proceres dabit histrio 

Prxfectos PelopeafacU, Philomela tribunos, 

(X. 90-92.) 

Ce sont ces deux vers composés depuis longtemps^ sous Domitien, 
contre l'histrion Paris, et iusérés ensuite par Juvénal dans la satire 
dont nous nous occupons, qui, en blessant, à ce qu'on croit com- 
munément, quelque Paris tout-puissant sous le règne d'Adrien, 
devinrent funestes à Juvénal et furent la cause de son exil. Voyez 
notre introduction. 

^ Sat. VII, V. 1-98. 

• Tac, AgriCf c. ii. 

* Id.f ibid.t c. III. 



166 CHAPITRE VII. 

Juvénal adresse sa requête, objet de la septième sa- 
tire, bien que le notn de ce prince n'y soit pas pro- 
noncé une seule fois * . Juvénal se donne ici conâme 
le représentant de tous ceux qui, d'une manière ou d'une 
autre, appartenaient aux carrières dites libérales ; et 
il fait arriver leurs espérances comme leurs doléances 
aux oreilles du prince, en le regardant comme le futur 
protecteur officiel des lettres, en en faisant pour ainsi 
dire un nouveau Pérîclès, un autre Auguste ; et, par- 
tant de là, il prend occasion d'appeler l'attention de Tra- 
jan sur la déplorable situation de la littérature du temps. 
Avec quelle vérité et quelle malice satirique à la fois il 
dépeint la honteuse indifférence du siècle pour les choses 
de l'esprit et en particulier pour la poésie ! Que la poésie 
soit dans le marasme^ qui en pourrait douter, quand on 
voit à quels expédients sont réduits les disciples d'Apol- 
lon, et les métiers qu'ils sont forcés d'embrasser pour 
ne pas mourir de faim? Il y a là quelques exagérations 
toutes satiriques et des hyperboles nécessitées par le 
besoin de la cause, cela est évident. Mais on les par- 
donne au poëte en faveur même des hautes moralités 
qui les relèvent. Ainsi, Juvénal proclame, avec son au- 
torité de langage, que mieux vaut s'adonner à un mé- 
tier honnête, quel qu'il soit, que de s'enrichir par l'in- 
trigue et le parjure à la façon de ces chevaliers de ha- 
sard accourus du fond de l'Orient, et dont l'indigne con- 
duite scandalise les gens de bien. A la manière dont 
le satirique flétrit, en passant, ceux qui moyennant sa- 
laire affirment imperturbablement « avoir vu ce qu'ils 
n'ont pas vu » , on reconnaît aussi l'auteur de la fameuse 
maxime formulée ailleurs: 



' C. Fr. Hermann a démontré jusqu'à lévidence que c'est à Trajan 
que cette satire est adressée : De Juvenalis satirœ sepUrnx tempori- 
l?us, CrOtt., 1843. 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 167 

Summum crede nefas animam prasferre pudori 
Etpropter vitam Vivendi perdere causas *. 

Les plaintes qui se continuent font faire au lecteur 
un triste retour sur notre propre siècle, si dédaigneux 
en général, lui aussi, de l'art et de la poésie. J'ignore si 
nos riches du jour, sans, cesse préoccupés d'affaires, 
de lucre et de plaisirs, iraient au-delà de cette stérile 
admiration que leurs devanciers de Rome accordaient 
aux poètes leurs contemporains; comme eux, nos mo- 
dernes publicains consentiraient peut-être encore^ 
croyant faire beaucoup, à prêter une salle délabrée, 
— banquettes, luminaire et sièges non compris, — pour 
une de ces lectures renouvelées des Romains des pre- 
miers temps de l'empire ; mais là s'arrêteraient sans 
doute les libéralités de ces soi-disant Mécènes ; ne leur 
demandez pas un secours efficace pour venir en aide à 
quelque poëte en détresse ; nouveaux Numitors, ils ré- 
pondraient qu'ils n'en ont pas les moyens. Mais en re- 
vanche leur^ bourses seront toujours bien remplies 
quand il s'agira de se montrer généreux envers quelque 
Quintilla du jour, ou qu'on voudra se passer la fan- 
taisie d'un beau chien ou d'un cheval de race, — les lions 
apprivoisés n'étant plus de mode aujourd'hui. iVussi 
quoi d'étonnant, si tel poëte de génie aux abois se voit 
réduit, comme Rubrénus Lappa, ce Pierre Gringoire de 
Rome, à mettre ses vêtements en gage en attendant le 
succès de quelque poëme encore sur le métier, ou si 
quelques autres, pour fuir cette vieillesse désolante 
dont parle Juvénal, — nudasenectus^ — vont, de guerre 
lasse, comme nous l'avons vu il y a peu d'années, 
mourir sur un lit d'hôpital ou se pendre aux barreaux 
de quelque bouge infâme? 

> Sat. Vm,v. saetS4. 



168 CHAPITRE VU. 

Juvénal, en homme pratique qu'il est, ue se paye pas 
de mots, et, quoique poëte lui-même, il semble faire 
très-peu de cas de cette fumée qui s'appelle la gloire, 
quand elle rayonne sur la tête d'im homme dépourvu 
de toute fortune et menacé à tout instant de mourir 
de faim : témoin les poètes qu'il cite, et avant tous son 
illustre contemporain Stace, forcé, pour se faire jouer, 
et sous peine de manquer de pain , de s'abaisser devant 
un affranchi tout-puissant. 

Quant à la thèse que Juvénal soutient ensuite dans 
un langage plein de poésie, mais non exempt de re- 
cherche et d'une certaine redondance, à savoir que si 
le poëte vise à produire des œuvres durables, dignes 
d'attirer les regards des contemporains et de fixer ceux 
de la postérité, il doit être à l'abri des soucis matériels 
et jouir de tout le bien-être que donne la fortune, la 
chose n'est pas absolument vraie, et le contraire peut 
également se soutenir. Pour un Virgile, un Horace, un 
Voltaire, un lord Byron, et quelques autres poëtes, an- 
ciens ou modernes, qui ont pu trouver dans leur indé- 
pendance le repos d'esprit nécessaire à l'enfantement de 
grandes et sérieuses œuvres poétiques, vous trouverez 
dans l'histoire des arts et de la littérature un grand 
nombre d'artistes et d'écrivains pour qui la misère, les 
obstacles matériels, les privations et les jeûnes même 
ont été un stimulant puissant. L'aiguillon de la néces- 
sité les a pour ainsi dire forcés à faire des miracJes*. 

^ Un jeune et brillant auteur dramatique de nos jours a développé 
avec sa verve habituelle cette idée qui va à rencontre de la manière 
de voir du satirique latin : n . . . . Cette obligation où nos mœurs 
mettent Thomme d'avoir à s'inquiéter tous les jours, en se réveil- 
lant, de la somme nécessaire pour ses besoins, afin qu'il ne prenne 
rien à son voisin, a créé les plus belles intelligences de tous les 
temps. C'est à ce besoin d'argent quotidien que nous devons... Fran- 
klia, qui a commencé pour vivre par être ouvrier imprimeur; 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 169 

Mais je m'oublie dans mes commentaires, et Juvénal 
veut nous parler d'une autre classe d'hommes de lettres. 

Autant il s'est étendu sur les poètes, — à tous sei- 
gneurs, tout honneur, et d'ailleurs, n'est-il pas poëte 
lui-même? — autant il se montre concis au sujet des 
historiens. Il ne leur consacre que sept ou huit vers; 
de là entre ce passage et ceux qui précèdent et suivent 
une fâcheuse, une maladroite disproportion. 

Quoi qu'il en soit, Juvénal rend cette justice aux his- 
toriens, « que l'histoire exige encore plus de temps et 
de veilles que la poésie S). Il ne s'agit plus ici de sim- 
ples travaux d'imagination, fruits d'un moment d'in- 
spiration plus ou moins heureuse. Le labeur auquel se 
condamne l'historien est immense ; ce sont d'abord dès 
recherches sans fin ; il faut ensuite classer avec ordre 
et méthode les faits qu'on va retracer, et, vu l'étendue 
du sujet, « les volumes s'entassent par centaines et 
vous ruinent en papier ^ ». Et l'année révolue, quelle 
moisson sortira de ce sillon si péniblement creusé? 

Quœ tamen inde seges? terrx qufs fruclus aperiœ '? 
Juvénal va nous le dire : les historiens de son temps 

Shakspeare, qui gardait les chevaux à la porte du théâtre de Lon- 
dres, qu'il devait immortaliser plus tard; Machiavel, qui était se- 
crétaire de la république florentine à quinze écus par mois; Raphaël, 
qui était fils d'un barbouilleur d'Urbin; Jean-Jacques Rousseau, 
qui a été commis greffier, graveur, copliste, et qui encore ne dînait 
pas tous les jours; Fulton, qui a d'abord été rapin, puis ouvrier mé- 
canicien, et qui nous a donné la vapeur; et tant d'autres. Faites 
naître tous ces gens -là avec cinq cent mille livres de rente chacun, 
et il y avait bien des chances pour qu'aucun d'eux ne devînt ce qu'il 
est devenu. » {La Question d'argent^ comédie de M. Alexandre Dumas 
fils, acte I, scène iv.) 

' V. 99. 

» V. 101. 

» V. 103. 

\^ 



170 CHAPITRE. VII. 

gagnaient moins que ceux dont le métier consistait à 
faire aux grands la lecture de leur journal *. 

C'est là un aveu bon à retenir et qui en dit long sur 
la misère de ceux qui cultivaient les études historiques. 

Félicitons notre siècle, si semblable pourtant sous 
bien des rapports à celui de Juvénal, mais qui, à son 
honneuV, en .diffère Dieu merci, en bien des points; 
félicitons-le pour le respect, la considération, les hon- 
neurs qu'il accorde aux historiens vraiment dignes de 
ce nom. Les portes de nos académies leur sont à juste 
titre ouvertes, ils font partie des grands corps de l'État, 
on les a vus représenter la France à l'étranger ou bien 
encore siéger dans les conseils de la couronne. Il en est 
parmi eux dont la voix est écoutée comme celle de la 
sagesse mûrie par Texpérience ; d'autres jouissent d'une 
popularité égale à coup sûr à celle de quelques-uns de 
leurs grands devanciers de la Grèce ou des beaux tenaps 
de Rome, et ce n'est pas notre siècle qui, à l'instar du 
siècle de Trajan, traiterait ses historiens de fainéants 
qui se plaisent à l'ombre et qui aiment le lit : 

... Genus ignavum quod lecto gaudet et umbra *. 

C'est peut-être là le raisonnement des gens super- 
ficiels de tous les temps, confondant les loisirs stu- 
dieux avec l'oisiveté et n'estimant guère que ceux qui 
font du bruit et dont l'activité turbulente se môle à 
tout et frappe tous les yeux. 

Mais si le sort des historiens est déplorable, la des- 
tinée d'une autre classe de gens de lettres était-elle 
plus digne d'envie? Les avocats, par exemple, sont-ils 
plus heureux ? 

' V. 104. 
' V. 106. 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 171 

Juvéna], à ce sujet, nous fait de curieuses révélations 
qui sont autant de traits de mœurs propres à l'histoire 
domestique de Rome, révélations qui rendent la lecture 
de notre poëte si instructive et si intéressante à la fois. 
Il y a là ce que j'oserai appeler comme une sorte de 
chronique du Palais^ où, à côté de détails piquants, 
abondent aussi les intentions du poëte moraliste, at- 
tentif à signaler partout les plaies sociales de son siècle : 

a Passons donc aux avocats et voyons ce que leur rapportent 
la défense des citoyens et ces immenses paquets de documents 
qu'ils traînent avec eux. Ils donnent carrière à leur superbe élo- 
quence, surtout quand ils plaident en présence d'un de leurs 
créanciers, ou si, plus âpre encore, quelque autre créancier, leur 
client, est là qui les éperonne, d'interminables écritures à la main, 
pour soutenir un titre douteux. Alors, leurs poumons ronflent 
comme un soufflet de forge ; le mensonge déborde de leurs lèvres 
avec des flots d'écume dont leur sein est arrosé. Mais voyez ce 
qu'il leur en revient. La fortune de cent avocats réunis ne sau- 
rait balancer celle du seul Lacernn, cocher de la faction rouge. 
Les juges ont pris place. Plus pâle que l'Ajax d'Ovide, tu te lèves 
pour soutenir une question douteuse d'affranchissement, et tu 
as pour juge un gardeur de vaches; allons, malheureux! crie à te 
briser la poitrine, et pour prix de tes fatigues tu verras l'échelle 
qui conduit à ton galetas ornée de palmes vertes. Voilà pour 
la gloire. Mais quel sera le salaire de tes efforts? Un jambon 
desséché, une caque de mauvais poissons, de vieux oignons, dont 
nous gratifions tous les mois nos esclaves africains, ou du vin 
venu par le Tibre ; en tout cinq bouteilles. Si pour avoir plaidé 
quatre fols tu as la chance d'obtenir un écu d'or, il en faudra 
une bonne partie pour les praticiens qui t'ont assisté ^ » 

Tout en défendant la cause des avocats, Juvénal, dont 
l'humeur satirique déborde malgré lui, ne peut s'em- 
pêcher en passant de donner un coup de griffe à cer- 
tains avocats qui, à Rome, comme ils le font encore au- 
jourd'hui partout, se distinguaient par l'imperturbable 

» V. 106-124. 



i:2 CHAPITRE VU. 

aplomb avec lequel ils débitaient leur éloquence em- 
phatique, menteuse et vénale ; c'étaient les Petit-Jean 
et les Chicaneau du temps. Mais aussitôt après com- 
mence rénumération de leurs misères. 

De nos jours les avocats sont moins à plaindre; et 
il ne serait plus aussi facile à un Lacerna, ou, en d'au- 
tres termes, à un jockey enrichi, de balancer la fortune 
de cent d'entre eux. D'autre part, si, nouveaux Ajax, 
ils consentent devant une cour d'assises quelconque à 
déployer, quand il s'agit de la liberté d'un homme, tou- 
tes les ressources de leur éloquence pour émouvoir 
quelque brave juré de campagne, le descendant en 
droite ligne, à ce qu'il semble, du bubulcus des tribus 
rustiques mêlé jadis aux juges romains \ ils ne se con- 
tenteraient pas aussi facilement que leurs confrères de 
la décadence romaine, et on ne saurait les en blâmer, 
d'un panier de vivres plus ou moins avariés, ni de pal- 
mes vertes, en guise d'honoraires*. S'ils plaident, il leur 

* Les tribus urbaines et les tribus rustiques, réunies au nombre do 
trente-cinq, fournissaient chacune trois membres ou trois juges aux 
tribunaux du temps. Ces juges étaient appelés centumvirs. Il pou- 
vait, il devait se trouver parmi eux plus d'un rustre peu habitué 
aux finesses de langage des avocats et médiocrement au courant de 
la jurisprudence en usage. Voy. Sénèque, Controv.^ II, 9. — Quin- 
tilien, Imtit. orat., IV, 2, § 45. 

^ Horace {Sat. III, v, 43 sqq.) et Perse (III, 73 sqq.) parlent égale- 
ment de ces honoraires en nature à Taide desquels les clients s'ac- 
quittaient envers leurs avocats. Mais c'est Martial qui entre à ce 
sujet dans les détails les plus plaisants, et sous ce rapport il mérite 
d'être mis en parallèle avec Juvénal, auquel il sert de complément 
et de commentaire. « Les saturnales ont enrichi Sabellus. 11 en est 
tout fier ; il ne croit pas, et il le dit tout haut, qu'aucun de nos avo- 
cats soit plus heureux que lui. Ce qui donne à Sabellus cet orgueil, 
cette forfanterie, c'est un demi-muid de farine, ce sont des fèves dé- 
pouillées, trois demi-livres d*encens et de poivre, des saucissons de 
Lucanie et de l'andouille du pays des Falisques, une bouteille de 
Sjrie pleine de moût, des figues confites dans un vase de Libye, des 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 173 

faut des espèces sonnantes, quitte môme, pour peu que 
la solvabilité de leur client leur paraisse douteuse, à se 
les faire compter à Tavance, à ce qu'on dit, par la fa- 
mille et les amis de ce dernier. Ce n'est pas cependant 
que parfois aussi, et surtout dans les affaires civiles, ils 
n'aient à partager avec les praticiens. Les pragmatici 
des Romains ne portent-ils pas aujourd'hui le nom 
à' avoués? 

Mais plus d'une fois aussi, chez nous comme dans la 
Rome des Césars, l'avocat de talent, s'il n'a que son' 
mérite, est distancé par tel ou tel confrère sinon plus 
éloquent, du moins plus habile que lui. Tous les dé- 
tails, tous les traits qui suivent méritent d'être relevés; 
ils témoignent d'une rare perspicacité et d'une grande 
connaissance des hommes. Rien de ce qui appartient 
à la comédie humaine n'échappe à l'œil perçant de 
notre satirique. 

a Quant à Émilius , on lui donnera tout ce qu'il demandera, 
et cependant nous avons mieux plaidé que lui ; c'est qu*Émilius 
a dans son vestibule un char d'airain attelé de quatre grands 
chevaux; de plus, il est représenté sur un cheval de bataille, 
prêt à lancer le javelot recourbé, Toeil oblique et tout entier au 
combat. C'est pour en faire autant que Pédon s'endette, et 
que Mathon fait banqueroute. Même sort est réservé à Ton- 
gilius> qui ne va jamais au bain sans être muni de sa grande 
corne de rhinocéros, et sans être accompagné d'une troupe de 
gens crottés qui font le désespoir des autres baigneurs. Au fo- 
rum, il apparaît dans une litière colossale que portent des es- 
claves mèdes; et il fait mine d'acheter des esclaves, de Targen- 

oignons, des huîtres, du fromage. Un client de Picénum lui a envoyé 
aussi un panier d'olives ; Sabellus a reçu encore une cruche de terre 
grossière fabriquée au tour, en plein air, par un potier espagnol et 
contenant sept mesures de vin de Sagoute, enfin un iaticlave orné 
de broderies en couleurs diverses. » (Épigr., IV, xlvi.) Voilà qui 
rappelle bien les ëpices que, plus tard, les plaideurs enverront à 
leurs juges. 



174 CHAPITRE VII. 

terie, des vases murrhins^ des villas même. Son riche vêtement 
en pourpre tyrienne répond de sa solvabilité. Au reste ce train 
de vie est loin de lui être inutile. Un manteau orné de pourpre 
d'améthyste fait valoir Forateur. Tout ce monde- là se trouve 
bien de cette existence bruyante et de cette manière d'afficher 
une fortune qu'il n'a pas. Fions-nous donc à notre talent ora- 
toire! De nos jours Cicéron lui-même ne trouverait personne 
qui lui donnerait deux cents sesterces si l'on ne voyait briller un 
anneau de prix à son doigt. Avez-vous huit esclaves, dix clients 
pour vous servir de cortège, une litière à votre disposition, vous 
attendant à quelques pas derrière vous , et des gens bien mis 
à vos pieds? voilà ce dont s'enquiert tout d'abord le plaideur. 
Paulus ne plaidait jamais sans avoir une sardoine louée chez 
l'orfèvre. Aussi se faisait-il payer bien plus cher que Cossus ou 
Basilus. L'éloquence est incompatible avec une tunique râpée. 
Quand vit-on Basilus jeter aux genoux des juges une mère 
éplorée? Son éloquence ferait merveille qu'on le trouverait en- 
core insupportable. Va-t'en plaider en Gaule ou plutôt en 
Afrique, cette mère nourricière des avocats ^ » 

Tous, tant que nous sommes, nous avons connu cet 
Émilius qui, malgré sa capacité plus que médiocre, a 
pourtant une si grande clientèle. C'est qu'il n'a pas 
seulement de la naissance, mais encore du savoir-faire, 
voilà pourquoi il a réussi. Mais réussir, cela n'est pas 
donné à tout le monde ; et combien n'en voit-on pas qui 
pour avoir, comme lui, cherché à enchaîner la fortune, 
ont subi, en s' efforçant de l'imiter, le sort de la gre- 
nouille de la fable ! L'avocat Pédon et l'avocat Mathon 
ont voulu jouer ce jeu dangereux, ils s'y sont ruinés. 
Et Tongilius s'y ruinera comme eux. Quant à ce der- 
nier, c'est là certainement une vieille connaissance à 
nous tous. Il connaît à merveille l'art d'en imposer au 
crédule public. Juvénal nous en donne un portait tracé 
de main de maître, à la manière de La Bruyère ou de 
Théophraste. Tongilius est le type du charlatan dans 

• y. 124-150. 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 175 

les grandes affaires, tel que l'a connu la Rome de la 
décadence. Il est Taleul du faiseur moderne ; et per- 
sonne n'excelle dans la réclame comme lui. Tongilius 
serait encore un homme remarquable en son genre 
dans notre dix-neuvième siècle. A Rome Tongilius 
était avocat; chez nous il est de plus médecin, homme 
d'affaires, industriel, aspirant député, candidat à grosse 
dot, que sais-je encore? personnages habiles à jeter, 
comme on dit, de la poudre aux yeux et s'efforçant, 
grâce à une magnificence d'emprunt, de se faire attri- 
buer une situation ou une fortune qu'ils n'ont pas. De 
part et d'autre le but qu'on se propose est le même ; 
les moyens d'y atteindre seuls varient selon la diffé- 
reilce des civilisations. Nos Tongilius modernes ne se 
montrent plus dans les bains publics une corne de rhi- 
nocéros à la main, leur boite à parfums sans doute, 
et d'un prix supérieur peut-être à l'ivoire ; mais ils 
font grand étalage de leur personne dans les princi- 
pales villes d'eaux de l'Europe, où ils remplacent le 
cortège crotté dont parle Juvénal par un personnel 
de domestiques à grande livrée. A la litière de leur 
devancier, portée par des esclaves mèdes, ils ont sub- 
stitué l'américaine de maître, ou de louage au besoin, 
avec cochers et grooms poudrés. On les voit également 
hanter les plus riches magasins, paraître chez les or- 
fèvres, les marchands de bronze et de tableaux, et faire 
des commandes qu'on leur livre sans difficulté rien que 
sur leur bonne mine. L'exquise élégance de leur mise 
a pris la place du manteau de pourpre du Mercadet 
romain, et l'effet produit est encore le même qu'il y a 
dix-huit siècles. La confiance s'acquiert, non par les 
faits, mais par l'apparence. Éblouir, voilà à quoi ten- 
dent les efforts de tous les Tongilius, à quelque degré 
de l'échelle sociale qu'ils appartiennent. Tongilius, à 



176 CHAPITRE VU. 

Rome même, parait avoir fait école, et l'avocat Paulus 
était son digne disciple, lui qui ne plaidait jamais sans 
orner sa main d'une sardoine; il la louait, c'est vrai; 
mais elle faisait monter le prix de sa parole. Éternel 
mensonge de la cupidité ! vanité trompeuse, qui ce- 
pendant donne de l'éclat à des médiocrités habiles et 
laisse dans l'ombre et la détresse le talent timide ou 
pauvre! L'éloquence et la pauvreté sont incompati- 
bles, s'écrie notre poëte ; Basilus plaiderait à ravir qu'il 
n'aurait pas le moindre succès 1 Paroles graves et em- 
preintes d'une grande tristesse qui échappent à l'âme 
affligée et indignée à la fois du philosophe moraliste. 
Et en tout ceci, Juvénal condamne moins encore les 
charlatans et les intrigants que le monde qui les laisse 
faire et les encourage; et il semble dire, en manière 
de conclusion générale, que le monde mérite bien d'être 
trompé puisqu'il fait tout ce qu'il faut pour l'être. 

Des avocats, Juvénal passe à une quatrième et der- 
nière classe de gens de lettres dont il va nous faire 
connaître les tribulations et les misères ; et cette classe 
est peut-être, de toutes celles dont il a parlé, la plus in- 
téressante, la plus digne de sympathie et de compassion. 
Il s'agit de ceux qui, sous le nom de rhéteurs et de 
grammairiens^ se vouaient à l'obscur et ingrat labeur 
de l'enseignement de la jeunesse et de l'enfance. 

Payés tantôt par l'État, tantôt par les particuliers 
selon le bon plaisir de l'empereur régnant^ les rhé- 
teurs, dont beaucoup assurément ne manquaient ni 
d'esprit ni de savoir, ne touchaient dans l'un et l'autre 
cas qu'un salaire insuffisant-^ leur condition était dé- 
plorable. Rapportons-nous-en à cet égard à Juvénal. 

* Je trouve ces intéressants détails dans Heinech : Antiquitat, 
romanar, syntagma^ I, tit. 27, SS t^ et 17. (Francfort, 1841.) 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 177 

Suivons-le dans quelque école de rhéteur du temps, 
et écoutons les réflexions que leur situation lui ins- 
pire et les conseils qu'il leur donne. L'enseignement 
des rhéteurs , d'après le passage qui nous occupe et 
sans qu'il soit facile de préciser la chose d'une ma- 
nière exacte , semble avoir alternativement compris 
une sorte d'instruction supérieure et secondaire; il ré- 
pondait encore et surtout , — toute différence gardée, 
— à ces conférences suivies par nos jeunes avocats, 
dans lesquelles, sous la direction de quelques maî- 
tres habiles, on s'exerce à des plaidoiries contradic- 
toires sur des causes fictives, où l'on apprend à sou- 
tenir également le pour et le contre. Voici l'école, 
ou, si l'on aime mieux, le cours de Vettius; les élèves 
sont nombreux , classis rmmerosa. L'exercice du jour 
est un discours latin, c'est-à-dire comme qui dirait 
le discours français de nos rhétoriques actuelles. Le 
sujet donné par le maître la veille ou l'avant- veille , 
sans doute, est un des lieux communs , un des thèmes 
favoris du temps; il roule sur un tyrannicide*; il 
s'agissait par conséquent soit d'Harmodius et d'Aris- 
togiton, soit de Timoléon, peut-être même de Brutus 
et de Cassius. Le poëte ne s'explique pas sur ce point, 
assez peu important d'ailleurs. Quoi qu'il en soit, 
chaque élève de Vettius lit sa rédaction assis d'abord;, 
puis il la débite , une seconde fois, mais debout, en 
y joignant le geste et l'action oratoire. Ceci ressem- 
ble donc assez aux exercices de nos stagiaires mo- 
dernes. 

Pauvre Vettius! il est condamné à entendre ressasser 
par deux fois le même sujet, avec les mêmes arguments; 
le moyen de ne pas succomber à un exercice de ce 

' V. 151. 



178 CHAPITRE VII. 

genre! « Ce ragoût toujours resservi, s'écrie Juvénal, 
tue les malheureux professeurs. » 

Occidit miseras crambe repetita magistros *. 

Les élèves de Vettius sont avides de s'instruire et 
passablement exigeants. Ils entendent. que le profes- 
seur leur enseigne, sans en excepter aucun, tous les 
secrets de son art; ils en veulent connaître toutes les 
ruses et toutes les finesses', afin de n'ôlre pas pris 
au dépourvu le jour oîi il leur faudra plaider une vé- 
ritable cause devant un juge quelconque. Voilà qui est 
fort bien ; mais ces mêmes disciples, le jour de la ré- 
tribution scolaire arrivé, — on voit que Vettius, lui, n'é- 
margeait pas sur le budget de l'État, — lui cherchent 
chicane pour n'avoir pas à s'exécuter : 

« Payer I mais qu*ai'je appris? — Bon! on s'en prend au 
professeur. Mais est-ce ma faute à moi si cet âne n*a rien qui ^ 
batte sous la mamelle gauche? Un auimal qui^ tous les six jours^ 
me vient périodiquement rompre la tête avec son mortel An- 
nibal ! Tantôt il le fait délibérer sur un point, tantôt sur un autre : 
discours d'Annibal discutant la question de savoir si, après Can- 
nes, il doit marcher sur Rome; autre discours du même Annibal 
se demandant si la prudence ne lui commande pas de ramener 
en arrière ses troupes encore toutes trempées après avoir essuyé 
une tempête accompagnée de tonnerre et d'éclairs... Tiens! sti- 
pulons n'importe quelle somme ; je suis prêt à la payer à son 
père s'il consent à entendre autant de fois que moi le même re- 
frain.» Voilà ce que six autres rhéteurs et plus encore hurlent en 
commun. £t les voilà réduits à plaider pour tout de bon et à 
laisser là les causes fictives de l'école '... <> 

Curieux et piquant dialogue ! il nous initie on ne 

' V. 154. 
2 V. 155-159. 
» y. 159-169. 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 179 

peut mieux à la vie intérieure des écoles de rhéteur 
de l'époque; il nous peint en même temps les éter- 
nelles réclamations de certains mauvais élèves que Ton 
trouve dans les amphithéâtres de nos Facultés de droit 
et de médecine aussi bien que sur les bancs de nos 
classes de rhétorique. Pour n'avoir pas à convenir de 
la dureté de leur intelligence, ils aiment mieux mettre 
en suspicion la bonne volonté, voire même la capacité 
du professeur. De nos jours les parents se joignent vo- 
lontiers à leur fils pour faire cause commune avec eux. 
Dans l'aveuglement de leur amour-propre paternel, ils 
ne peuvent et ne veulent pas se figurer que les meil- 
leurs maîtres du monde ne sauraient faire d'un sot un 
savant ou un orateur, ou tout simplement un bon 
élève en n'importe quelle matière. La spirituelle ré- 
plique que Juvénal met dans la bouche de Vettius n'a 
rien perdu de sa valeur depuis dix-huit cents ans, et 
elle pourrait s'appliquer encore à plus d'un bourgeois de 
nos jours aveuglé sur le prétendu mérite de son fils. 

Quant à Juvénal, attristé de la pitoyable situation 
qu'il vient de signaler, il ne craint pas d'engager les 
rhéteurs de son temps à laisser là leur école et leur 
enseignement pour suivre une autre carrière. 

Quittez ce métier, 
Vos pareils y sont misérables, 
Cancres^ hères et pauvres diables^ 

et mieux vaut encore, ajoute-t-il, donner comme Chry- 
sogon et PoUion des leçons de musique aux enfants 
des riches , que d'enseigner la rhétorique ^ 
Je ne sais si Vettius et ses confrères se sont confor- 



!■ * 



* V. 176. 



180 CHAPITRE VU. 

mes à l'avis de Juvénal ; mais de nos. jours, du moins, 
nous avons vu plus d une désertion du genre de celle 
que conseille le poëte; à une époque qui n'est pas 
encore loin de nous, où le corps enseignant était aussi 
mal rétribué que peu encouragé par l'Etat, maints pro- 
fesseurs, gens de talent, d'esprit et de savoir, jetèrent 
leur robe par-dessus la chaire, cherchèrent et trouvè- 
rent une autre voie, moins ingrate et aussi honorable, 
pour y déployer leur activité et leur science. 

Le moyen de conserver à l'enseignement ces trans- 
fuges d'un nouveau genre était tout indiqué. On vient 
enfin d'y recourir, et les avantages qui en résultent 
ne tarderont pas à se faire sentir. Juvénal, lui, qui vi- 
vait dans un temps où l'État ne contribuait guère à la 
rétribution des professeurs, s'en prend surtout, et avec 
raison, aux riches du jour. Ces derniers, adonnés tout 
entiers au luxe et aux jouissances matérielles, se sou- 
ciaient peu de ceux qui distribuaient aux âmes la nour- 
riture dont elles avaient besoin, c'est-à-dire l'instruc- 
tion. Rien ne peint mieux la décadence d'un peuple 
que les traits suivants. Pour se bâtir des maisons on 
dépensera six cent mille sesterces, et plus encore pour 
un portique où le maître puisse se faire voiturer en 
temps de pluie; car enfin on ne peut pas exiger de lui 
qu'il attende le retour du beau temps pour se prome- 
ner, ni qu'il souille ses chevaux dans la fange nouvelle. 
On ne regarde pas davantage à la dépense lorsqu'il s'a- 
git, — suprême raffinement des délicats, — de se don- 
ner, en m^bre de Numidie, une salle à manger d'hiver 
et une salle à manger d'été, pour se garantir, en temps 
utile, ou du froid ou delà chaleur. On est prêt encore 
à délier les cordons de sa bourse quand on veut se 
passer la fantaisie de se procurer un maître d'hôtel 
capable d'organiser un festin selon toutes les règles 



mSÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 181 

de l'art, ou un cuisinier en renom'. Mais demandez 
à ces grands seigneurs de Rome deux sesterces par 
an pour les leçons d'un Quintilien, par exemple, ils 
trouveront que c'est énorme. « Ce qui coûte le moins 
à ce père, c'est l'éducation de son fils. » 

Âes mdla minoris 

Constabit patri quam filius, . . ^ 

Cette plaie sociale constatée, Juvénal remonte par 
la pensée, et selon son habitude, vers les heureux 
temps de la république romaine; c'est là, c'est en rap- 
pelant les vieux usages, qu'il trouve sa consolation. Et 
avec une éloquente émotion et dans quelques vers 
d'une beauté tout antique, où la piété se mêle à la ten- 
dresse, il bénit la mémoire de ces vieux républicains 
qui avaient su honorer comme il convient les institu- 
teurs de la jeunesse : « Dieux , faites en sorte qu'aux 
mânes de nos ancêtres la terre soit douce et légère ; que 
sur leurs urnes fleurisse le safran parfumé et un prin- 
temps éternel, car ils voulaient que leurs enfants res- 
pectassent, dans le maître qui les instruit, la sainte 
autorité d'un père*. » 

Les rhéteurs n'avaient affaire qu'aux jeunes gens. 
Leurs fonctions, nous l'avons déjà fait remarquer, se 
rapprochaient assez de celles des professeurs de notre 
haut enseignement ou de celles des professeurs des clas- 
ses supérieures de notre enseignement secondaire, toutes 
réserves faites en faveur des méthodes et de la pureté 

' V. 178-186. 
' V. 187 et 188. 

^ J)î, majorum umbris tenuem et sine pondère terrain^ 
Spirantesque crocos et in urna perpetuum ver, 
Qui prxceptorem sancti voluere parentis 
Esse loco ! (V. ,207-210.) 



182 CHAPITRE VII. 

du goût de nos maîtres modernes, et en tenant compte, 
bien entendu, de bien d'autres différences encore. 
Les grammairiens, au contraire, dont il nous reste 
à parler, se vouaient exclusivement à Tinstniction des 
enfants; et leurs attributions, sous ce rapport, répon- 
daient à la fois, ce semble, aux attributions des maî- 
tres élémentaires de nos lycées, et à celles de nos insti- 
tuteurs primaires. Ces grammairiens, la plupart d'o- 
rigine grecque et issus de famijles d'affranchis *, appre- 
naient aux enfants à lire et à comprendre de bonne 
heure les poètes, leur faisaient faire des exercices phi- 
lologiques et littéraires et les préparaient de la sorte 
aux écoles des rhéteurs *, c'est-à-dire comme qui di- 
rait aux classes supérieures et au haut enseignement. 
De même que les rhéteurs, ils étaient tantôt payés par 
l'État, tantôt par les particuliers, et assez mal de part 
et d'autre. Au temps de Juvénal, leur situation, comme 
celle des poètes , des historiens et des rhéteurs , était 
des plus tristes ; le satirique insiste ; il ne peut refuser 
son tribut de sympathie, de pitié, à un labeur si obs- 
cur et si ingrat. Il nous fait pénétrer avec lui dans une 
sorte d'école primaire tenue par les grammairiens Cé- 
ladius etPalémon\ Plus malheureux que leurs con- 
frères les rhéteurs, ils ne reçoivent qu'un salaire déri- 
soire que leur rogne encore la plupart du temps, autre 
trait de mœurs, la rapacité d'un gouverneur ou d'un 
intendant; et bien des fois, eux aussi, sont obligés 
pour se faire payer, de recourir à la justice *. Quel mé- 



' Heinech., loc. laud. 

2 Suét., J)e illtistr. grammat., c. i et m. 

3 Le même dont il est question dans la deuxième satire. Né à 
Vicence, d'une mère esclave, ii avait été le maître de Quinlilien. 
(Suét., loc, cU,y c. XXIII.) 

<V, 217-220; 228. 



MISÈRE DES CLASSES LETTRÉES. 183 

tier que le leur ! Ils sont forcés d'être à leur besogne 
bien avant le jour, alors que le forgeron et le cardeur 
de laine sont encore dans leur lit, de respirer la vapeur 
d'autant de lampes qu'ils ont d'élèves, de tenir à la 
main un livre enfumé et graisseux * et qui s'use entre 
leurs doigts, comme leur existence à eux, pauvres gram- 
mairiens, s'use au milieu de ces enfants se renouvelant 
sans cesse. 

Les parents sont toujours les mêmes : s'ils payent 
peu, en revanche ils exigent beaucoup. Ils demandent 
que les maîtres de leurs enfants, et tout cela pour la 
rétribution que Ton sait, soient des puits de science ; 
ils doivent être ferrés sur l'histoire, la mythologie, la 
syntaxe, et sur tous leurs auteurs. 

Auctores noverit omnes 

Tanquam ungues digitosque suos ^ 



Ce n'est pas tout. Il faut que le grammairien se 
charge, à côté de l'instruction, de l'éducation de ses 
élèves; il doit former leur âme encore tendre, être 
pour eux un véritable père, veiller sur leurs mœurs et 
prévenir chez eux toute indécence. Cela est fort com- 
mode assurément, et bien des parents, encore aujour- 
d'hui, aiment à se décharger sur d'autres, précepteurs, 
professeurs ou instituteurs, des devoirs de la pater- 
nité, pour courir à leurs affaires ou à leurs plaisirs; et 
si les résultats nesontpasconformesaux espérances que 
l'on avait conçues, ce sont des plaintes et des récrimina- 
tions sans fin ; et Dieu sait pourtant si elle est mince la 
tâche de maintenir ce qu'on appelle la discipline d'une 
école ou d'une classe composée d'enfants, dont plus 

* V. 222-228. 
2 V. 231 et 232. 



184 CHAPITRE VII. 

d'un, aujourd'hui comme il y a dix-huit cents ans, ap- 
porte avec lui de mauvais penchants et des habitudes 
vicieuses. « Ce n'est pas chose si facile que d'épier au 
milieu de tant d'enfants les mains qui s'égarent et les 
yeux qui, dans certains moments, se troublent convul- 
sivement. » 

Non est levé tôt puerorum 

Observare manus oculosque in fine trementes ^ 

Et, l'année révolue, quelle sera la rétribution de 
l'instituteur, pardon, du grammairien, pour tous les 
services qu'on exige de lui? «L'écu d'or que le peuple 
fait donner à l'athlète victorieux '. » 

Telle est cette satire si piquante, si spirituelle, sou- 
vent si éloquente, et toute pleine de vérités d'une appli- 
cation éternelle. Juvénal y plaide d'un bout à l'autre, 
avec sa vivacité d'esprit et sa chaleur d'àme habituelles, 
la cause des hommes d'intelligence, voués en général 
au culte désintéressé des lettres, et pour qui un siècle 
prosaïque et égoïste n'a que de l'indifférence, ou même 
du dédain. Le poëte veut faire rougir Taristocratie de 
naissance et de fortune de l'état d'abjection où sont ré- 
duits presque tous ceux qui, à divers degrés, s'adon- 
nent aux choses de l'esprit ; et il ne leur épargne ni 
les dures vérités ni les vertes leçons. Le temps n'a rien 
enlevé de son à-propos à ce morceau remarquable ; 
et il faut en recommander la lecture aux puissants, aux 
riches particuliers, dont le devoir est de protéger les let- 
tres, et surtout d'honorer et de soutenir les instituteurs 
de l'enfance et de la jeunesse. 



« V. 240 et 241. 
' V. 248. 



CHAPITRE VIII 



lia noMemie V 



Il ne faudrait pas se méprendre, je crois, sur le motif 
qui a porté Juvénal à s'attaquer à la noblesse de son 
temps. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une 
certaine morgue plébéienne qui lui met les armes à la 
main. Il ne faudrait pas voir davantage dans notre sati- 
rique un soi-disant révolutionnaire en qui fermentaient 
des idées d'égalité et d'émancipation, à la façon d'un 
Jean-Jacques ou d'un Diderot; ce serait méconnaître 
et le temps et les intentions du poëte. Juvénal puisait 
tout simplement ses inspirations dans son grand 
cœur de Romain. Ce cœur souffrait de voir une classer 
de citoyens, autrefois si grande et si respectée, tombée 
dans une extrême décadence, et qui néanmoins, si bas 
qu'elle fût descendue, se targuait encore des noms 
d'aïeux illustres et affichait à cet égard des prétentions 
qui ne pouvaient plus être que ridicules. C'est donc 
avant tout, ici comme toujours, le citoyen, le moraliste 
qui élève la voix. 

Si Juvénal aborde un sujet que d'autres avant lui, 
nous aurons à le faire remarquer, avaient déjà traité, 

» Sat. vni. 



180 CHAPITRE YIII. 

il Ta rendu sien, il se l'est approprié, grâce à la ma- 
nière dont il Ta traité lui-même. Il y a répandu une 
verve, une chaleur , un mouvement extraordinaires ; 
à chaque instant, sans la chercher, il rencontre l'élo- 
quence, et le sujet en lui-même, il a su le féconder de 
la manière la plus heureuse. Quel magnifique début ! 

a Qu'importent les titres ? A quoi te seirt, ô Ponticus ! de sortir 
d'une race antique, d'étaler les portraits de tes ancêtres^ les Émi- 
liens debout sur leurs chars de triomphe ^ si tu vis sans honneur 
en face des Lépidus? A quoi bon ces images de tant d'hommes de 
guerre, si, en présence de ces vainqueurs de Numance^ tu passes 
la nuit à jouer, si tu ne vas te coucher qu'au lever de l'aurore^ à 
l'heure où ces généraux, tes ancêtres, mettaient leurs enseignes et 
leurs armées en mouvement? De quel droit un Fabius ose-t-il se 
glorifier de descendre du vainqueur des AUobroges, et d'être né à 
l'ombre de l'autel d'Hercule, Fauteur de sa race, s'il est avide et vain 
et plus mou qu'une brebis d'Ëuganée, si, se disant épiler à la pierre 
ponce toutes les parties de son corps pour leur enlever touie 
trace de virilité, il insulte de la sorte ses rigides aïeux, si lui- 
même enfin, acheteur de poison, il souille par sa statue qu'il 
faudrait briser ses malheureux ancêtres. C'est en vain que ces 
vieilles figures de cire ornent de tous côtés un atrium, la vraie, 
l'unique noblesse, c'est la vertu. 

(( Sois un Paul Emile, un Cossus, un Drusus, par tes mœurs ; 



*■ Nous retranchons ici avec M. Ribbeck, comme suspects d'i nier- 
polation, les cinq vers suivants qu'on trouve dans les éditions or- 
dinaires ; déjà Hermaon avait mis entre crochets le deuxième et le 
troisième de ces mêmes vers : 

Et Curios jam dimidios, humerosque minorem 
Corvintim, et Galbam auriculis nasoque carentem? 
Quis fructus generi» tabula jactare capMi 
Corvinum, posthac multa contingere virga 
Pumosos equitum cum dictatore magistros? 

(V. ft-9). 

Voyez les arguments très-plausibles, empruntés à la fois aux va- 
riantes des manuscrits et aux lumières de la raison , sur lesquels 
M. Ribbeck base cette élimination. (Der echteund der unechteJÛ- 
vénal, p. 95 et 96.) 



LA NOBLESSE. 187 

préfère-les aux images de tes pères. Fusses-tu consul, cette 
ressemblance ^honorerait encore plus que les faisceaux. La no- 
blesse du cœur, voilà ce que je suis en droit d'exiger de toi. 
As-tu mérité par tes actes, par tes paroles, la réputation d'un 
homme de bien^ d'un incorruptible ami de la justice, alors je te 
reconnais pour noble. Salut^ vainqueur des Gétules ! salut. Si- 
lanus ! Quel que soit le sang dont tu es issu, la patrie tout heu- 
reuse reconnaît eu toi un rare, un illustre citoyen. Le peuple 
fait éclater à ton aspect les cris de joie que pousse l'Égyptien 
quand il a retrouvé son Osiris. Mais comment qualifier de noble 
le citoyen dégénéré qui n'a d'autre mérite qu'un nom illustre? 
C'est un nain qui porte le nom Atlas, un nègre qu'on a nommé 
le cygne, une fille petite et contrefaite qu'on appelle Europe; ce 
sont des chiens paresseux, galeux^ pelés et réduits à lécher les 
bords d'une lampe sans huile, qui s'appelleront lion, tigre, léo- 
pard, ou du nom de tout autre animal plus formidable encore, 
s'il en est dans le monde. Prends donc garde et tremble de-porter 
le nom de Créticusou de Gamérinus \ » 

Voilà le sujet posé avec une éloquence entraînante et 
une incontestable originalité. Aces traits vifs et mordants 
on reconnaît Juvénal. Ils sont d une vérité univei*selle ; ils 
s'appliquent aux nobles dégénérés de tous les pays, de 
tous les temps, et, après deux mille ans, ils n'ont rien 
perdu de leur à-propos ni de leur moralité. Nous connais- 1 
sons tous des gens qui n'ont souvent d'autres titres à l'es-- 
time de leurs semblables qu'une longue galerie d'an- 
cêtres taillés dans le marbre ou peints sur toile ; galerie 
honorable sans doute pour celui qui en serait digne par 
sa propre vie ; mais, si vous n'êtes rien par vous-même, 
à quoi vos ancêtres peuvent- ils vous servir? Aujour- 
d'hui, comme jadis, plus d'un fils de preux déshonore, 
par sa vie privée ou publique, ses aïeux, dont les 
images s'étalent fastueusement dans son hôtel. 

C'est donc avec raison que, dominant les idées et 

' Sat. Vm, V. 1-39. 



188 CHAPITRE \I1I. 

les préjugés de son temps, Juvénal pose dès le prin- 
cipe, au début de son œuvre, cette magnifique maxime 
que Tunique noblesse , c'est la vertu , 



nobilitas sola est atque unica virtusy 



et qu'avant tout on a le droit d'exiger des gens « les 
qualités du cœur », animi bona. 

C'est à peu près dans les mêmes termes qu'avant 
Ju vénal, Horace avait défini la noblesse \ 

Mais, devançant Juvénal et Horace, l'auteur de la 
Guerre de Jugurtha, Salluste, dans un passage d'un 
éclat et d'une éloquence sans pareils, nous a montré 
d'une manière toute dramatique, si je peux le dire, la 
vanité des titres, des généalogies et de la naissance en 
général, s'ils ne sont pas soutenus par la valeur per- 
sonnelle. 

Les théories de Marins que Salluste met en scène 
•sont celles de Juvénal; c'est dans la fameuse harangue 
de Marins que Juvénal a puisé plus d'un argument à 
l'appui de sa thèse. Marius se croit précisément, et non 
^ans raison, malgré son origine plébéienne, plus noble 
que les plus nobles de son temps. Pourquoi? parce 
que, par les actes de sa vie entière , il a la conscience 
d'avoir fait preuve de cette vertu qui constitue à elle 
seule la noblesse ; il a la conscience d'être un de ces 
rares et excellents citoyens dont est fière, à bon droit, 
la patrie reconnaissante. — Marius, à cette époque, ne 
s'était pas encore déshonoré par les proscriptions. — 
Et avec quelle acerbe éloquence et quelle énergique 
rudesse il s'élève contre ces nobles qui, déjà de son 
temps, c'est-à-dire un siècle à peu près avant Juvé- 

' Sat. I, 6. 



LA NOBLESSE. 189 

nal, n*avaîent d*autres titres pour se mêler aux afTaîres 
publiques et à radministration des provinces que Tan- 
cîenneté de leur race, les hauts faits d'ancêtres dont ils 
étaient indignes, et un orgueil qui n'était égalé que par 
leur incapacité ! De là des sorties comme celles-ci : « Ils 
se font un titre d'une vertu qui n'est pas la leur, et ils 
ne veulent pas que je m'en fasse un de la mienne... Je 
ne puis, Romains, pour justifier votre confiance, étaler les 
images, les triomphes ou les consulats de mes ancêtres , 
mais je produirai, s'il le faut, des javelines, des éten- 
dards, des colliers, mille autres dons militaires, et des 
cicatrices qui sillonnent ma poitrine. Ce sont là mes 
images, c'est là ma noblesse ; moi seul je les ai obte- 
nus à force de travaux et de périls * ; » et plus loin , 
Marins, comme Juvénal et comme Horace, estime que 
la vraie noblesse est celle du cœur : c< Foriissimum 
quemque generosissimum '. » 

Pour Juvénal comme pour Marius, la noblesse qui ne^ 
repose pas sur le mérite personnel n'est rien, et qui- 
conque n'a pas à faire valoir des faits honorables qui lui 
soient propres ne saurait, sans se rendre ridicule, se tar- 
guer du grand nom d'un aïeul ; et, développant encore 
sa pensée, il adresse une terrible apostrophe à un 
illustre personnage de la génération précédente, à 
Rubellius Blandus, qui n'était autre chose que le neveu 
du grand Germanicus, petit-neveu, par conséquent, de 
Tempereur Tibère, et cousin germain de Néron. 

« A qui vais-je m'adresser? à toi, Rubellius Blandus. Tu te 
glorifies de descendre de la race illustre des Drusus^ comme si 
tu étais toi-même rartisan de ta noblesse, comme si tu avais fait 
quelque chose pour devoir le jour à une femme sortie du sang 

^ Sallust, Guerre de Jugurtha, c. lxxit. 
» Id., ibid. 



190 CHAPITRE VIIL 

dlule, au lieu d'avoir pour mère la pauvre ouvrière qui tisse de 
la toile aux pieds du rempart, exposée à tous les vents. « Vous 
autres, dis-tu, vous êtes de pauvres hères, une vile populace, la 
lie de la nation ; pas un ne saurait me dire de quel pays sort 
son père, moi je descends de Cécrops. » Je t*en fais mon com- 
pliment ; puisses-tu longtemps savourer la joie d'avoir une si 
illustre origine ! C'est néanmoins au sein de cette basse classe que 
tu trouveras d^ordinaire l'orateur dont l'éloquence défend le 
noble ignorant ; c'est de cette plèbe que sort le jurisconsulte 
habile à résoudre les difficultés de la loi et à en démêler les 
nœuds ; c'est de là que sortent nos jeunes et belliqueux soldats 
pour aller sur l'Euphrate et chez les Bataves rejoindre nos aigles 
protectrices des nations soumises. Toi, tu es le descendant de 
Cécrops; rien de plus; tu n'es pour moi que le buste d'Hermès; 
la seule différence^ c*est qu'il est en marbre^ et que toi, tu vis^.» 

Voilà, pour parler clairement, ce qui s'appelle dire 
son fait à Torgueil patricien. Déjà Salluste, par Torgane 
de Marins, avait adressé le même reproche aux grands 
de son époque, à ces Albirms, à ces Bestia, infatués 
f omme notre Rubellius Blandus, du mérite de leurs 
aïeux, convaincus que les honneurs leur étaient dus 
sans qu'ils eussent rien fait pour les mériter ', et nour- 
rissant un mépris profond pour l'homme du peuple, 
le roturier ; vrais ancêtres de ceux dont Beaumarchais 
a dit qu'ils s'étaient donné la peine de naître y et 
Rousseau, « qu'ils n'avaient d'autre mérite que celui 
d'un homme mort depuis cinq cents ans % » race éter- 
nelle et incorrigible que vous rencontrez à côté et 
autour de vous, écrasant de son dédain ou de sa 
morgue Fhomme de valeur non titré, faisant caste et 
bande à part, se croyant quelque chose, et n'étant plus, 
à peu d'exceptions près, que ridicule. 

» V. 39-54. 

' Sali., loc, dt, 

* Nouvelle fféloïse, !'• partie, lettre lxii. 



LA NOBLESSE/ 191 

Mais, curieux trait de ressemblance : la décadence de 
la noblesse romaine au temps de Juvénal avait eu la 
même conséquence que celle de la noblesse française, 
depuis notre Révolution. Les forces vives de Tintelli- 
gence et de la grandeur nationales s'étaient déplacées, 
et, là comme ici, ce furent les plébéiens qui s'empa- 
rèrent du pouvoir. C'est avec une fierté toute démocra- 
tique, je veux dire toute plébéienne, que Juvénal oppose 
les talents civils et militaires des hommes du peuple à 
l'incapacité et à la faiblesse des nobles dégénérés, 
qu'ils ont justement remplacés. De même chez nous, 
c'est du sein du peuple et de la bourgeoisie que surgi- 
rent, après la grande convulsion de 89 , les hommes 
de science ou de parole qui illustrèrent leur patrie à 
l'intérieur, et aussi ces hommes de guerre qui la dé- 
fendirent d'abord et la rendirent grande au dehors par 
l'éclat de leurs victoires. C'est «dors qu'on vit 

Aux bords du Rhin, à Jemmape, à Fleurus, 

Ces paysans, fils de la République, 

Sur la frontière à sa voix accourus ; 

Pieds nus^ sans pain, sourds aux lâches alarmes. 

Tous à la gloire allaient du même pas, 

et ils repoussèrent les rois coalisés, ces paysans, ces 
enfants du peuple conunandés aussi par des paysans et 
des enfants du peuple. Les héros dont parle Juvénal 
n'étaient pas de plus noble souche. 

Il en est toujours ainsi dans notre chère France, et ce 
sont, en général, les plébéiens et les bourgeois qui con- 
tinuent à illustrer notre pays au barreau , dans les 
sciences, dans les assemblées parlementaires aussi bien 
que sur les champs de bataille et dans les expéditions 
lointaines. 

Pour mieux rendre encore sa pensée, Juvénal em- 



192 CHAPITRE VIII. 

ploie une comparaison originale et hardie. A ses yeux, 
les nobles dégénérés qui s'appuient vainement sur le 
nom et les hauts faits de leurs ancêtres ressemblent à 
ces anciens chevaux de course, issus également d'illus- 
tres ancêtres, mais néanmoins tombés si bas qu'ils ne 
sont plus bons qu'à tourner la meule. Mais lavenir 
est aux plus vaillants, d'où qu'ils viennent^ ; et le poète 
finit par où il a commencé : il n'accordera son estime 
aux nobles qu'autant qu'elle pourra se baser sur leur 
mérite personnel. 

Et revenant à Ponticus, qui peut-être, vu son extrême 
jeunesse, penchait vers les défauts et les vices de 
Rubellius et de ses pai^eils, le poëte l'engage fort à 
ne pas prendre exemple sur de tels personnages, qui 
tirent ridiculement vanité du mérite d'autrui, mais à 
s'illustrer autant que possible par sa propre valeur 
sans avoir besoin de s'appuyer sur les titres d'hommes 
morts depuis des siècles ; il n'y a rien de si triste « que 
de s'appuyer sur le mérite d'autrui ' » . 

Fidèle à ses principes, Juvénal donne au jeune 
noble, dont il veut former l'esprit, quelques conseils 
sublimes ; on les croirait puisés dans l'âme d'un Socrate. 



' V. 56-68. Boileau a imité ou plutôt traduit ce passage avec 

bonheur : 

Dites-moi, grand héros, esprit rare et sublime. 
Entre tant d'animaux qui sont ceux qu'on estime? 
On fait cas d'un coursier qui, fier et plein de cœur. 
Fait paraître en courant sa bouillante vigueur, 
Qui jamais ne se lasse et qui dans la carrière 
S'est couvert mille fois d'une noble poussière ; 
Hais la postérité d'Alfane et de Bayard, 
Quand ce n'est qu'une rosse, est vendue au hasard, 
Sans respect des aïeux dont elle est descendue, 
Et va porter la malle ou tirer la charrue. 

(Satire V.) 

' .... Miserum est aliorum incumbere famœ. 

CV. 76.) 



LA NOBLESSE. 193 

Je doute que jamais moraliste ou poète se soit élevé 
plus haut : 

« Sois soldat vaillant^ tuteur fidèle, juge incorruptible. Si ja- 
mais on Rappelle en témoignage sur un fait incertain, sur une 
chose équivoque, quand même le tyran Phalaris, te menaçant de 
son taureau, serait là pour te commander Timposture et f or- 
donner un faux serment^ regarde comme un crime, comme une 
infamie sans pareille^ de préférer la vie à Thonneur et de perdre, 
pour conserver ta vie^ le seul bien qui donne du prix à notre 
existence. Oui, quand à chaque repas on se gorgerait d'huîtres 
du lac Lucrin^ quand on s'inonderait de toutes les essences du 
parfumeur Cosmus^ dès qu'on ne mérite plus de vivre , on ne 
compte plus parmi les vivants K » 

Toute l'âme de Juvénal respire dans ces admirables 
paroles. On peut le dire, sans crainte de tomber dans^ 
l'exagération, le stoïcisme n'a rien de plus élevé; le 
christianisme lui-même, comme pureté morale, n'offre 
rien de plus grand. On aime à penser, — et le peu que 
nous savons d'ailleurs de la vie de Juvénal le con- , 
firme, — que le satirique latin, ce grand citoyen que 
tout ce qui est mal indigne, fait ici sa profession de 
foi de philosophe, de moraliste et d'homme; cette pro- 
fession peut servir de credo aux honnêtes gens ; c'est 
un code moral digne de régler les consciences les plus 
austères et les plus délicates, et ce code peut se résu- 
mer ainsi : Honneur, loyauté , justice, courage civil, 

' Esto homis miles, tuior bonus, arbiter idem 

Integer : ambiguœ si quando citabere testis 
Incertœque rei, Phalaris licet imperet, ut sis 
Falsus, et admoto dictet perjuria tauro. 
Summum crede nefas animam prœferre pudori^ 
Et pr opter vitam Vivendi perdere causas, 
Dignus morte périt, cœnet licet ostrea centum 
Gaurana, et Cosmi toto mergatur aeno, 

(V. 79-88.) 



194 CHAPITRE Vin. 

devoir. Comrae Sénèque, Juvénal, lui aussi, fait en- 
"^tendre des accents tout chrétiens, devance son temps^ 
et s'élève à une hauteur qu'on a rarement pu atteindre. 
Voilà donc Ponticus averti de ce qui constitue la vé- 
ritable noblesse, la vraie grandeur de Thomme; il sait 
maintenant quelles sont les qualités qui lui feront le 
plus d'honneur. Or ces qualités, ces sentiments, tous 
les nobles Romains pouvaient être appelés à les mettre en 
lumière dans les affaires publiques, puisqu'on les choi- 
sissait de préférence pour toutes les hautes fonctions 
de l'État. Ponticus, qui appartenait à la noblesse^ pou- 
vait donc, sans être taxé de présomption, s'attendre 
à se voir investi tôt ou tard de Tadministration d'une 
province, conquise ou alliée, et c'est en vue de cette 
.éventualité que Juvénal lui donne d'avance les graves- 
instructions qu'on va lire. La sagesse, la bonté de 
cœur, l'élévation de caractère et le patriotisme de Juvé- 
nal y éclatent à la fois. On y trouvera en même temps 
comme un supplément à ce que l'histoire nous apprend 
sur la manière dont on gouvernait en général les pro- 
vinces romaines, et sur les abus qui s'y commettaient 
de temps immémorial. On y verra aussi, et là est le côté 
moral de ce passage, quelle popularité pouvait acqué- 
rir un proconsul esclave de son devoir, attentif aux 
intérêts de ses administrés, ennemi de l'arbitraire, de 
la cruauté, et sachant réprimer les mauvaises pas- 
sions; il y a là d'énergiques coups de pinceau et 
une admirable morale pratique. 

R Si jamais, après te l'avoir fait longtemps désirer, TÉtat te 
confie le gouvernement d'une province, mets un frein à ta co- 
lère, des bornes à ta cupidité, compatis à la misère de nos alliés; 
leurs rois ne sont plus en quelque sorte que des os sucés 
jusqu'à la moelle. Respecte les . prescriptions de la loi^ les 
ordres du sénat. Songe aux récompenses qui attendent les gou* 



LA NOBLESSE. 195 

verneurs honnêtes, et au châtiment que le sénat a lancé comme 
un coup de foudre contre Capiton et Numitor, ces pirates des pi- 
rates de Cilicie. Mais que sert de les punir quand on voit Pansa 
dérober à une province ce que Natta y a laissé ?..... 
Jadis le sort de nos alliés était moins déplorable ; ils ressentaient 
moins vivement les plaies de la rapine quand leur pays^ nouvel- 
lement vaincu^ était encore florissant. Chaque maison alors re- 
gorgeait de choses précieuses ; partout s'élevaient des monceaux 
d'or. Les chlamydes lacédémoniennes, la pourpre de Cos, les 
tableaux de Parrhasius, les œuvres de Praxitèle, tout cela s'offrait 
partout aux regards ; presque pas une table où Ton ne pût voir des 
vases ciselés par Mentor. De là les déprédations d'un Dolabella, 
d'un Antoine, de là les sacrilèges d'un Verres. Leurs vaisseaux 
chargés jusqu'au fond rapportaient furtivement à Rome les dé- 
pouilles de ces infortunés, plus ruinés par la paix que par la 
guerre. 

« Aujourd'hui que prendre à nos alliés? quelques paires de 
bœufs, quelques cavales^ un taureau^ un misérable champ, ou 
bien enfin leurs dieux Lares eux-mêmes, si, par hasard, quelque 
buste de prix décore encore l'autel de famille ^ 

« Si ton entourage n'est composé que d'honnêtes gens^ si tu 
n'as pas près de toi quelque Ganymède à la flottante chevelure 
pour vendre ta justice, si ton épouse est irréprochable, si on ne 
la voit pas, nouvelle harpie, courir de ville en ville^ de bourgade 
en bourgade, allongeant ses doigts crochus partout où il y a de 
l'argent à prendre^ oh ! alors descends de Picus, je ne trouve 
rien à dire, et, si tu aimes les grands noms^ fais remonter ton 
origine jusqu'aux Titans et à Prométhée lui-même, prends dans 
n'importe quelle histoire l'aïeul qui te fera plaisir. Mais, si tu te 
laisses entraîner à l'ambition et à la volupté, si tu te plais à trem- 
per les verges de tes licteurs dans le sang de nos alliés, à fati- 
guer les haches émoussées de tes bourreaux épuisés, alors la no- 
blesse de tes pères se dresse soudain contre toi, et leur gloire^ 
comme un flambeau, éclairera tes turpitudes 3. » 



^ Nous suivons encore ici l'édition de M. Ribbeck, qui retranche 
du texte ordinaire dix-neuf vers suspects d'interpolation. Voyez 
comment M. Ribbeck justifie cette suppression (Der echte und der 
unechte Juvencd, p. 98, 99 et 100). 

» V. 87-140, édit. Hermann. — V. 80-116, édit. Ribbeck. 



196 CHAPITRE Vni. 

On dirait un supplément aux Verrines de Gicéron ; 
Juvénal plaide la cause des vaincus, des faibles, des 
lopprimés, de Thumanité, en un mot. Il flétrit le hideux 
régime des proconsuls qui, de son temps comme dans 
les derniers temps de la république , dépouillaient leurs 
administrés, en faisaient matière taillable et corvéable 
avec une impudence, une rapacité et un cynisme qui 
,nous rappellent les exploits des Cortez et desPizarre en 
Amérique, ceux de lord Clive et de Warren Hastings, 
dans les Indes orientales. Eux aussi prenaient plaisir, à 
Téternelle honte de leur mémoire, à se baigner dans le 
sang des populations et à émousser la hache de leurs 
bourreaux pour frapper et dépouiller de paisibles po- 
pulations. 

De quelle tendre pitié le poète homme de bien nous 
pénètre pour le sort des alliés romains, pauvres brebis 
tondues, qu'il nous montre réduits à la dernière misère, 
grâce aux exactions d'impitoyables proconsuls ! Tant 
d'injustices émeuvent le cœur du satirique honnête 
homme ; il y a là un cri parti de l'âme qui fait songer 
aux plaintes éloquentes que notre la Fontaine a placées 
dans la bouche de son Paysan du Danube. 

c Pourquoi venir troubler une innocente vie? 

Nous cultivions en paix d*heureux champs ; et nos mains 

Étaient propres aux arts ainsi qu'au labourage. 



Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome 
La terre et le travail de l'homme 

Font pour les assouvir des efforts superflus. 
Retirez-les, on ne veut plus 
Cultiver pour eux les campagnes. 



Retirez-les *. 



^ La Font., Fables, XI, vi. 



LA NOBLESSE. 197 

Juvénal ne s*égare jamais dans de vaines digressions ; 
alors qu'il semble s'écarter de son sujet, il y court ou 
s'y- maintient. Son but, en effet, est de montrer que- 
pour lui, en toutes choses, la vraie noblesse consiste 
dans l'élévation des sentiments et la dignité de la con-; 
duite, qui en est la conséquence. De là ce magnifique 
portrait du gouverneur et de l'administrateur honnête 
homme, tel qu'il le comprend, étranger à toute hon- 
teuse passion, uni à une vertueuse compagne, qui 
l'aide à conquérir l'estime et l'amour des peuples, inac- 
cessible à toute intrigue, entouré de gens intègres, 
n'ayant d'autre intérêt que celui de TÉtat. Quiconque 
offre cet assemblage de qualités et de vertus, Juvénal 
l'estime et l'honore, qu'il soit noble ou roturier. C'est 
là son principe. 

.... Nohîlitas sola est atque unica virtus. 

De là aussi la beauté du trait final de la tirade citée 
plus haut, trait final emprunté, il faut le constater, à 
Salluste *, et qui, par Juvénal, est venu à Boileau ', à 

> (( En rappelant les beUes actions de leurs ancêtres, ils croient 
se donner à eux-mêmes du relief. En cela ils se trompent. Plus la 
vie des uns a d'éclat, plus est honteuse la nullité des autres. Et c'est 
une vérité incontestable : la gloire des ancêtres est comme un flam- 
beau qui ne permet point que les vertus ni les vices de leurs des- 
cendants restent dans Tobscurité. » Eorum fortia facta memorando 
clariores se putant ; quod contra est. Nom quanto vita eorum prx^ 
clarior, tanto horum socordia flagitiosior. Et profecto ita se res 
habet : majorum gloria posteris quasi lumen est, neque bona neque 
mala in occulto patitur. (Jugurtha, c. lxxxyi.) 

2 ... Fussiez-vous issu d*Hercule en droite ligne. 

Si vous ne faites voir qu'une bassesse indigne. 
Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous 
Sont autant de témoins qui parlent contre vous. 
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie 
Ne sert plus que de jour à votre ignominie. (Sat. Y .\ 



198 CHAPITRE YIII. 

Corneille* et à Molière. Molière, surtout, l'a repro- 
duit avec son éloquence et son originalité accoutumées 
dans le Festin de Pierre. Tout le monde se rappelle les 
énergiques paroles de Don Louis, rabattant l'orgueil de 
son indigne fils don Juan, et lui faisant honte de ses 
déportements que l'illustration de ses aïeux, dont il est 
toujours à tirer vanité, ne fait que mettre davantage en 
lumière '. 

Pour continuer son sujet, Juvénal n'a qu'à se souve- 
nir et à peindre d'après ses souvenirs. Ils semblent se 
rapporter presque tous au règn^ de Néron, ce règne 
aussi honteux qu'effroyable, qu'il avait vu passer tout 
entier sous ses yeux. Aussi les principaux traits de sa 
satire sont-ils dirigés contre les hommes et les choses 
de cette époque néfaste. On se rappelle sa véhémente 
sortie contre Rubellius Blandus. Voici maintenant le 
tour de quelques autres nobles personnages descen- 
dus au dernier degré de bassesse et de décadence; 
c'est à Plautius Latéranus tout d'abord que s'adresse 
le poëte. Plautius Latéranus figure dans l'histoire. Ta- 
cite le signale comme ayant été, à ses débuts, un des 
amants de Messaline ^. Claude aurait pu le faire pé- 
rir comme adultère ; il se contenta de le chasser du 
sénat. Sous Néron il rentra en grâce *; mais, s'étant 
enrôlé dans la fameuse conspiration de Pison^ et 
cette conspiration ayant été découverte, Latéranus, 
tout consul désigné qu'il était, fut mis à mort et avec 
une promptitude telle qu'on ne lui permit même pas, 
nous dit l'auteur des Annales ^ d'embrasser ses en- 

* Voyez le Menteur, acte V, se. m. 
^ Acte IV, scène iv. 

* Annal., XI, xxx. 

* Id., ibid., Xin, XI. 

* Id., im., XV, XLix. 



LA NOBLESSE. 199 

fants \ L'amour seul de la patrie en avait fait un coiï- 
juré, et il périt avec un courage plein de dignité. C'est 
encore Tacite qui Taflirme '. Juvénal nous le peint sous , 
des traits moins honorables. Jnvénal écrit des sati- 
res, et la satire s'attaque à la vie privée non moins qu'à 
la vie publique. La vie privée de Latéranus prêtait 
ample matière, à ce qu'il paraît, aux reproches; en lui 
le poète personnifie et persifle tout d'abord toute une 
classe de citoyens adonnés à la folle passion de la 
iîourse des chars et des chevaux, passion qui est loin 
d'être éteinte de nos jours. 

Latéranus, à ce qu'il semble, faisait partie comme qui 
dirait d'une sorte de Jockey-club de Rome; quoique 
consul, il s'abaissait, — et cela choque la gravité ro- 
maine de Juvénal, — jusqu'à conduire et à enrayer lui- 
même un char le long des monuments où reposaient 
ses ancêtres ; et pourtant il ne se livrait à cet exercice, 
par pudeur et par respect humain sans doute, que la 
nuit; Juvénal néanmoins, ce rigide gardien du déco- 
rum ne le lui pardonne pas. « La lune ne le voit-elle 
pas? les astres ne sont-ils pas là qui le regardent '? ». 
Une fois sorti des fonctions du consulat, notre 
homme fera pis encore. Sans nul doute on le verra alors 
conduire en plein jour, et, loin de se troubler à la ren- 
contre de quelque personnage respectable, il le saluera 
le premier, du manche de son fouet, à la façon des 
cochers ou des palefreniers; il ira jusqu'à délier les 
gerbes et donner l'orge lui-même à sa monture, et il 



* Annal., XV, lx. 
2 Ibid. 

* .... Sed luna videt, sed sidéra testes 
Intendant ocutos, 

(V. 149 et 150.) 



200 CHAPITRE VlII. 

ne jurera plus que par Épone^ la déesse peinte sur 
toutes les portes d'écuries. 

Aux yeux de l'étiquette romaine, c'était là le comble 
de rinconvenance ; vivre ainsi, c'était déroger et com- 
mettre un acte indigne d'un homme libre. 

De nos jours, il faut en convenir, les idées ont bien 
changé à cet égard; on peut, quelque grand person- 
nage que l'on soit, conduire soi-même son attelage, 
s'occuper de sa monture , saluer du fouet ses amis 
qui passent. Mais encore une fois, les Romains, la 
nation grave par excellence, en jugeaient autrement, 
et Juvénal se fait ici l'interprète du sentiment pu- 
blic. Et puis, il ne faut pas l'oublier, pour notre 
poète philosophe, tout s'enchatne; un défaut peut con- 
duire à un autre défaut, un vice à un autre vice; ne 
répétez donc pas à Juvénal le vieil adage « qu'il faut 
que jeunesse se passe», son avis à lui est « que le règne 
des passions déshonnêtes soit court et que bien des 
vices doivent disparaître avec notre première barbe * », 
autrement on glisse sur la pente et l'on s'embourbe 
dans le mal. Latéranus en est un vivant exemple; pour 
n'avoir pas su ou voulu gouverner ses premières pas- 
sions, son cœur s'est amolli, son âme s'est dégradée; 
et il n'est plus bon à rien, ainsi que la plupart des jeunes 
nobles ses égaux qui ont débuté comme lui. La patrie 
est-elle en danger? elle ne saurait compter sur eux ; 
l'honneur n'a plus de prise sur ces natures avilies ; au 
lieu de voler au combat comme il convient à ces des- 
cendants d'illustres familles, les Latéranus préfèrent 
la vie des taudis et des cabarets ; et là ils se vautrent 



. . . . Brève sit quod iurpiter audes ; 
Quxdam cum prima resecenlur crimina barba. 

(V. 165 et 166.) 



LA NOBLESSE. 1201 

dans la crapule et rinfamie, tout en faisant parade de 
leurs aïeux. 

L'Etat a-t-il besoin d'un général pour faire face à 
l'ennemi? c'est dans quelque ignoble taverne qu'il de- 
vra le chercher, et le poète, qui est un grand peintre, 
nous fait pénétrer dans un de ces repaires qu'on trou- 
vait déjà dans la Rome impériale, semblables à ceux 
qu'offrent nos grandes cités modernes, Paris et Lon- 
dres. Voulez- vous savoir en quelle compagnie vivaient 
Latéranus et les jeunes gens de son rang, parvenus, 
à la suile des premières passions mal dirigées, au der- 
nier degré d'abaissement? suivez Juvénal dans un bouge 
du quartier des Esquilles. Il y a là un tableau très-court, 
mais digne , dit un commentateur \ du pinceau d'un 
Hogarth : « Là tu trouveras ton homme côte à côte avec 
un assassin , mêlé à des matelots, des filous et des es- 
claves fugitifs, pêle-mêle avec des bourreaux, des fos- 
soyeurs, des prêtres de Cybèle, couchés près de leurs 
cymbales muettes. Ici égalité et liberté plénières. On 
boit aux mêmes coupes, on mange aux mêmes tables, 
on partage le même lit *. » 

Et après cela le poëte n'est-il pas fondé à demander 
à Ponticus s'il s'accommoderait, sans le châtier, d'un 
esclave qui mènerait une pareille vie ; mais que veut- 
on? aux nobles descendants des Troyens tout est per- 
mis. « Ce qui de la part d'un pauvre savetier serait 
infâme, de la part du descendant d'un Volésus ou d'un 
Brutus est fort bien accepté ^ » . Amère ironie, éternelle 
vérité, qui n'est pas sans rapport avec cette fameuse 
remarque de Sosie : 



* Heinrich, ouvr, cité, t. II, p. 333. 
»V. 173-179. 
» V. 181 et 182. 



202 CHAPITRE VIII. 

<K Tous les discours sont des sottises 
Partant d'un homme sans éclat ; 
Ce seraient paroles exquises 
Si c'était un grand qui parlât ^ >> 

Est-ce là tout cependant? étaient-ce là les seules habi- 
tudes dégradantes auxquelles se laissait entraîner la 
noblesse du temps de Néron P II s'en faut. Le satirique 
constate qu'en matière de désordres et d'infamies, il y 
a toujours quelque chose de pis encore à citer pour ren- 
chérir sur ce qui précède. A ses yeux Damasippe, — 
un autre contemporain de Néron et sur le compte du- 
quel l'histoire ne nous a rien fourni d'ailleurs, — Da- 
masippe s'est oublié jusqu'à se prostituer sur le théâtre, 
jusqu'à vendre sa voix pour hurler le Spectre de Ca- 
tulle ; un Lentulus, un grand et illustre nom celui-là 
encore , s'est abaissé au même niveau ; on a vu des 
Fabius chausser le brodequin comique pour faire rire 
le peuple, et un Mamercus recevoir des soufflets pour 
l'amuser ; bien mieux encore ; ce scandale a été dépacssé ! 
A la honte de Rome, on a pu voir un Gracchus des- 
cendre dans l'arène, revêtir les armes d'un gladiateur. 
Ne croyez pas du moins qu'il ait eu la précaution de 
dérober son visage aux yeux de la foule, sous un dé- 
guisement quelconque, pour sauver de la sorte la dignité 
de son nom et de son rang; loin de là, il a eu soin de se 
faire reconnaître à son costume et il a tourné effronté- 
ment son visage du côté du public. Or ce sont ces 
mœurs, ce cynisme dans l'abjection, c'est cette dégra- 
dation spontanée, c'est cet oubli de tout devoir et de 
tout respect de soj-môme, chez des hommes apparte- 
nant aux premières familles de Rome, qui révoltent le 

' Molière, Amphitryon, acte II, se. i. 



LA NOBLESSE. 303 

patriotisme de Juvénal, et froissent sa grande âme 
toute pleine encore, comme l'était celle de Tacite son 
contemporain, des souvenirs de l'antique sévérité des 
mœurs et du sentiment de la dignité humaine. Une 
telle décadence lui navre le cœur; il en rougit pour 
son siècle. Pour lui aussi noblesse oblige; mais que 
dis-je? Juvénal n'est pas noble; mais il est Romain et 
homme libre , et comme tel , s'il avait à choisir entre 
la mort et les tréteaux ou l'arène, son choix ne serait 
pas douteux. Fidèle au sublime 'précepte qu'il a donné 
plus haut à son jeune ami, il préfère la mort au déshon- 
neur. « Comment tenir assez à la vie, s'écrie-t-il avec 
une vertueuse indignation, pour s'abaisser à jouer le 
rôle du jaloux de Thymèle , à donner la réplique au 
stupide Corinthien ^ ? » 

Mais ne nous y trompons pas; en tout ceci les 
nobles qui consentent ainsi à leur déchéance ne sont 
pas les seuls coupables. Juvénal, qui est avant tout Ro- 
main et patriote ardent, dit ses vérités à tout le monde 
et il n'épargne pas plus le peuple que les grands. A ses 
yeux, ce peuple qui tolère les patriciens venant l'amu- 
ser de leurs lazzi , et qui a le cœur de rire en voyant 
les plus grands noms de Rome se déshonorer et se don- 
ner en spectacle, mérite des reproches non moins san- 
glants. Il y a de sa part une effronterie égale pour le 
moins à celle de ceux qu'il vient applaudir ou siffler *. 

Nobles paroles qui sentent, avant tout, le bon ci- 
toyen et l'honnête homme. Juvénal a mille fois raison ; 
il fustige à bon droit les acteurs et les spectateurs, les 
uns parce qu'ils font acte de lâcheté, 

« Et les autres pour être aux lâches complaisants, » 

' V. 195-198. 
^ V. 188 sqq. 



204 CHAPITRE Vlil. 

Le parterre, ici comme en bien d'autres circons- 
tances, est le premier complice des mauvaises choses 
auxquelles il applaudit, et comme tel il est au même 
degré responsable devant la morale publique. 

Mais faut-il après tout s'étonner de voir les nobles, 
une fois leur patrimoine dévoré, s'avilir au point de se 
faire acteurs et gladiateurs, ce qui , selon les idées du 
' temps, et même selon les lois, était encourir l'infamie 
et se condamner à ur^e espèce de mort civile*? Faut-il 
s'en étonner, quand en tout ceci l'exemple leur venait 
de si haut? Eh 1 quoi? Rome n'avait-elle pas vu un de 
ses empereurs en personne, sans souci ni de son rang, 
ni de sa dignité d'homme et de Romain, subissant sans 
rougir l'impulsion de ses ignobles instincts, descendre 
le premier à toutes ces bassesses? Cet empereur, c'était 
Néron. Juvénal, ainsi que l'avait fait Tacite', flétrit 
ici, et à sa manière, et comme ils méritaient de l'être, 
les folies et les crimes de Néron, et en quelques vers 
d'une rare énergie et d'une ironie amère, il traîne 
devant le tribunal de la postérité la mémoire de ce 
détestable prince. Il flagelle à la fois le parricide, le 
fratricide, le meurtrier d'Octavie et de Poppée, l'in- 
cendiaire de Rome, le ridicule et cruel poëte-ama- 
teur, le joueur de harpe, le cocher et l'histrion cou- 
ronné, dont l'insurrection de Galba, de Virginius et 
de Vindex que le poëte glorifie ont enfin débarrassé 
l'univers. Tout ce passage, qu'il faut lire dans le texte', 
et que j'aurais voulu citer n'était la crainte de dépasser 
les limites de cette analyse, déjà trop longue, respire 

• Quintil., Institut, orat,, III, vi, xviii. ZHgest.y 1. III, tit. ii. De 
his qui notantur infamia, cité par Ileinrich, t. II, 334. 

' Annal, 1. XIII, XIV, XV et XVI, passim, — Voyez aussi Dion 
Cass., LX, XXXII ; LXIII, iii-xxix. 

' Y. 2li-2Zi. 



LA NOBLESSE. SOS 

une indignation profonde, comme devait la ressentir 
Juvénal , qui, jeune encore, avait vu de ses propres 
yeux tous les excès, toutes les folies, tous les scandales 
du fils d'Agrippine. 

La conclusion, le lecteur la tire lui-même. Elle 
vient à l'appui de la thèse générale que le poëte sou- 
tient ici. On voit à quoi servent l'illustration de la 
race, la noblesse la plus antique et la plus haute, 
quand elle n'a pas pour base la vertu. Néron en est un 
éclatant et déplorable exemple. Mais avant Néron, et 
dans les derniers temps de la république, des hommes 
sortis des premières familles, et tombés ensuite au 
dernier degré de perversité, avaient affirmé par leur dé- 
testable vie ces détestables habitudes; ce sont ceux-là 
dont Juvénal évoque le triste souvenir, ce sont eux qu'il 
apostrophe avec sa verve accoutumée. Que Catilina et 
Céthégus le disent ; est-il beaucoup de citoyens qui aienj 
appartenu à des races plus hautes? En revanche, en 
est-il beaucoup aussi qui aient porté dans leur poitrine 
un cœur plus vil et plus lâche que le leur? N'est-ce pas 
Catilina et Céthégus qui avaient préparé contre la 
république un guet-apens nocturne, des armes, des 
torches, l'incendie et la ruine, autant que l'avaient fait 
jadis les Gaulois, ces implacables ennemis de Rome? 
Et à ces nobles dégénérés, dignes, selon Juvénal, du 
supplice des parricides, dont la vie et les actes ont désho- 
noré la naissance, il oppose, avec un orgueil tout pa- 
triotique quelques-uns des plus illustres de ces hommes 
nouveaux, d'une extraction toute plébéienne il est 
vrai, mais qui, en de solennelles conjonctures, ont 
arraché la patrie à une perte imminente, les uns par 
leur courage civil, les autres par leurs vertus militai- 
res. Ici encore il faut traduire et citer, tout en faisant 
à l'avance quelques réserves. 



206 CHAPITRE VIII. 

« Mais il y a quelqu'un qui veille, un consul qui va arrêter 
votre marche. G*est un homme nouveau, un obscur citoyen, venu 
naguère d'Arpinum , simple chevalier de ville municipale. C'est 
lui qui rassure Rome éperdue, en plaçant partout des citoyens 
armés. C'est lui qui prend en main les intérêts de la cité entière. 
Sans sortir de la ville, sans quitter la toge du citoyen, il a con- 
quis des titres et une célébrité tels que jamais Octave n'en a pu 
acquérir ni à Actîum ni à Philippes, quand il trempait son épée 
dans le sang de tant de Romains. Aussi Rome, libre, a proclamé 
Cicéron son second fondateur, le père de la patrie. 
. « Un autre habitant d'Arpinum allait dans la montagne, chez 
les Volsques, labourer le champ d'autrui, et, le soir venu, tout 
épuisé, se faisait payer sa journée. Après cela, il devient simple 
soldat, et le centurion le frappait du sarment sur la tête s'il se 
montrait trop lent à travailler aux fortifications. C'est cet homme 
cependant qui se chargea de recevoir le choc des Cimbrés, c'est 
lui qui fit face aux périls les plus extrêmes, et sauva Rome aux 
abois. Aussi, au moment où sur les cadavres gigantesques des 
Cimbres s'abattaient des volées de corbeaux qui n'avaient jamais* 
eu pareille proie, le collègue de Marins, quoique noble d'origine, 
ne recevait la couronne de lauriers qu'après lui. 

a C'étaient des âmes plébéiennes, celles des Décius; leurs noms 
étaient plébéiens. Pourtant les divinités infernales et la Terre, 
notre mère, se contentèrent de leur vie pour la rançon de toutes 
nos légions, de tous nos auxiliaires et de nos alliés les Latins. 
Pour ces dieux, les deux Décius valaient mieux que tous ceux 
que sauva leur dévouement * . » 

Et à la suite des Décius, le poëte énumère d'autres 
plébéiens qui n'avaient pas moins bien mérité de la pa- 
trie, y compris même resclave Vindex. Vindex, tout 
esclave qu'il était, n'avait-il pas dénoncé au sénat les 
honteuses menées des nobles fils du premier consul de 
Rome, accusés et convaincus d'avoir conspiré contre 
la liberté naissante et justement mis à mort en expia- 
tion de leur coupable tentative ? 

Et la morale de tout ceci? Juvénal la résume, et 

^ V. 236-259. 



LA NOBLESSE. 207 

en même temps tout ce qui précède, par ce trait final, 
qui est un trait d'esprit et de satire : a J'aimerais 
mieux, Ponticus, te voir fils de Thersite, avec le cœur 
d'Achille et revêtu des armes fabriquées par Vul- 
cain, que fils d'Achille avec le caractère d'un Ther- 
site*. » 

Les grands rôles joués dans l'histoire romaine par 
Cicéron et Marins sont retracés ici avec une rare élo- 
quence. Sous les paroles émues du poëte circule je ne 
sais quel souffle libéraL On dirait encore d'une page de 
Tacite, toujours heureux lorsqu'il doit retracer quelques 
grands souvenirs ou quelques nobles caractères des 
beaux temps de Rome. Juvénal ne manque jamais 
l'occasion de sangler, en passant, le fondateur de cet 
empire qu'il déteste. Il remet les choses à leur place. 
Les poëtes officiels d'Auguste ont eu beau l'encenser 
dans leurs vers , comme ont fait Horace et Virgile : 
pour Juvénal, Auguste n'a pas cessé d'être Octave; 
et le sort de Cicéron, nommé père de la patrie, pro- 
clamé le second fondateur de Rome, titre d'autant 
plus honorable qu'il fut conféré par une cité libre 
encore, ce sort lui paraît bien autrement digne d'en- 
vie que celui de l'ex-triumvir devenu empereur par les 
proscriptions , la guerre civile et l'hypocrisie la plus 
raffinée. Auguste, il est vrai, lui aussi, avait été pro- 
clamé Père de la patrie^ mais moins par l'élan spon- 
tané du peuple que par l'adulation et la servilité. Notre 
poète ne dit pas les choses aussi nettement que cela, 
sans doute, mais il le donne à entendre, et les lecteurs 

^ V. 269, ad finem. Ce qu'il ne veut pas dire, le lecteur le devine; 
on Bait que les premiers habitants de Rome étaient un ramassis de 
voleurs. Il y a là de quoi rabattre l'orgueil des plus anciennes fa- 
milles sorties d'une telle race. 



208 CHAPITRE VIII. 

auxquels il s'adresse le comprenaient à demi-mot. Ju- 
vénal écrit partout et toujours en vrai citoyen. 

Les vers consacrés à Marins sont d'une couleur tout 
antique. Nous assistons, et cela est touchant, aux hum- 
bles débuts du grand homme ; pauvre et misérable dans 
les commencements de sa vie, il est réduit pour gagner 
son pain à piocher la terre chez quelques paysans du 
voisinage et à se faire journalier. Devenu soldat, il dut 
éprouver plus d'une fois les effets de l'inexorable dis- 
cipline romaine; et cet homme pourtant sera Marins, 
le vainqueur des Cimbres et des Teutons, le sauveur 
de sa patrie et du monde romain. Une telle vie nous 
inspire des réflexions profondes sur les vicissitudes de 
la fortune et sur les voies secrètes de la Providence, qui 
va chercher dans les conditions les plus humbles ceux 
dont elle veut faire l'instrument de ses desseins. La 
France, dans les campagnes libératrices de la Répu- 
blique, avait été conduite à la gloire et à la victoire par 
plus d'un plébéien devenu, comme Marins, général 
d'armée; comme Marins, il s'élevait tout à coup de la 
situation la plus obscure, et quelques mois auparavant 
il s'igQorait encore lui-même. 

On voit tout le parti que Juvénal a tiré de son sujet, 
comment il l'a développé, agrandi, élevé. Et pourtant, 
c'est ici que j'arrive aux réserves faites plus haut; je ne 
voudrais pas affirmer, en effet, que le raisonnement 
final du satirique soit tout à fait exempt d'exagération, 
voire même de partialité. Sans doute, les illustres plé- 
béiens dont on. vient de rappeler la vie et les services 
sont dignes, en tout point, des éloges qu'on leur dé- 
cerne. Mais le poëte n'oublie-t-il pas, ou plutôt n'af- 
fecte-t-il pas d'oublier, dans l'intérêt de sa thèse, que, 
dans tous les temps, à Rome, à côté des hommes sortis 
du peuple^ et qui s'étaient distingués par leurs hauts 



LA NOBLESSE. 209 

faits, dont la patrie a profité, se sont rencontrés des 
patriciens d'un mérite égal*. 

Juvénal s'est laissé entraîner trop loin par son sujet, 
et il a établi un parallèle qui manque à la fois de justice 
et de justesse. Ce n'est pas pourtant, hâtons-nous de le 
constater malgré les apparences, que cette satire soit 
un pamphlet ou une insulte : c'est une censure. Elle 
peut humilier certains amours-propres, froisser cer- 
taines vanités, mais elle rend justice après tout, d'un 
bout à l'autre, — qu'on la relise avec attention, — à 
toutes les grandeurs personnelles ; elle n'a que des éloges 
pour ceux qui sont dignes encore de rester nobles; ce 
qui irrite et indigne le poëte, on ne saurait trop le ré- 
péter, ce sont les prétentions des patriciens qui, n'étant 
rien par eux-mêmes, se croient tout permis en s'ap- 

' Un éditeur de Juvénal, et en même temps son commentateur, a 
fait à ce sujet cette remarque qui ne manque pas de vérité : <« A Ten- 
tendre (Juvénal), il n'y a que les plébéiens qui soient bons, que les 
nobles qui soient méchants... Il nous vante les Décius, les Fabri- 
cius, les Marins, les Cicéron, tous les hommes nouveaux existants 
du temps de la république ; mais il oublie que dans ce même espace 
de temps, qui comprend environ deux cent cinquante ans et qui 
fut Tapogée de la grandeur romaine, ces mêmes personnages, très- 
recommandables sans doute, avaient pour collègues des nobles qui 
ne Tétaient pas moins ; qu'à côté d'eux marchaient, avec une gloire 
au moins égale, les Camille, les Emile, les Scipion, les Jules, en 
qui les vertus se trouvaient au suprême degré... A ces hommes di- 
vins qui oppose-t-il? des nobles de son temps, des nobles abâtardis 
qui ont abjuré tout sentiment d'honneur et de probité... l\ leur 
reproche des crimes, des goûts dépravés^ des passions honteuses qui 
leur étaient communes avec les plébéiens... Les plébéiens, dont il a 
découvert et flétri les bassesses dans les satires précédentes, sont des 
avocats, des affranchis, des délateurs, des esclaves échappés de la 
maison de leurs maîtres et ensuite enrichis n'importe comment... » 
(Satires de Juvénal , trad. par Dussaulx , 2® édit. augmentée de 
notes par L. Achainlre, t. II, p. 156 et suiv.) 

Cet argument ne manque pas de force ; il nous parait même dif- 
ficile à réfuter. 



210 CHAPITRE VIU. 

puyant sur la gloire, légitime d'ailleurs, de leurs an- 
cêtres ; c'est là ce que le poëte ne saurait tolérer ; il ne 
demande pas mieux que d'honorer la noblesse, mais à 
la condition rigoureuse qu'elle se base sur le mérite 
personnel; et que, d'autre part, elle ne se ravale pas par 
une conduite indigne d'une grande institution. 

Boileau, dans sa satire sur le même sujet, n'a pas 
rompu, lui, en visière à une institution encore toute- 
puissante de son temps. Tout en attaquant la noblesse, 
il ménage les nobles ; il n'écrit pas contre la noblesse, 
on l'a remarqué avant nous, mais sur la noblesse. Ce 
qu'il s'efforce de démontrer, c'est qu'un noble qui se 
laisse aller à une conduite indigne de son rang se 
dégrade lui-même, et qu'au contraire l'homme du peu- 
ple qui s'illustre par des vertus est digne de devenir 
noble à son tour. Mais encore une fois, il encourage la 
noblesse, il est pour elle plein de respects. 

« La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère, 
Quand sous Tétroite loi d'une vertu sévère 
Un homme issu d'un sang fécond en demi-dieux 
Suit comme toi la trace où marchaient tes aïeux \ » 

Ceci posé, cette précaution prise, cette réserve exi- 
gée par le temps faite , Boileau s'élance presque cons- 
tamment sur les traces de Juvénal, et met en beaux 
vers appropriés aux temps modernes les principaux 
griefs du satirique latin. On peut môme dire que, venu 
le dernier, il va, en bien des choses, plus loin que son 
devancier; et il offre certains types de nobles dégé- 
nérés que l'antiquité ne semble pas avoir connus. Tels 
sont par exemple ces hommes de grande naissance qui, 
pour soutenir leur rang et mener un train de vie com- 

'Sat. V. 



LA NOBLESSE. 211 

mandé par leur blason, puisque la fortune manque, 
contractent des dettes qu'ils sont hors d'état de payer : 

. . . Pour soutenir son raog et sa naissance 
U fallut étaler le luxe et la dépense. 
Il fallut habiter un superbe palais^ 
Faire par des couleurs distinguer ses valets. 



Bientôt, pour subsister, la noblesse sans bien 
Trouva l'art d'emprunter et de ne rendre rien ^ » 

Mais, quand on emprunte, on doit payer ; et tout 
noble qu'on est, lorsqu'on ne paye pas ses dettes, il 
faut, comme le plus humble des roturiers, aller en pri- 
son. Que faire alors pour sortir d'embarras? On tra- 
fique tout simplement de son nom pour faire un riche 
mariage. Le poète stigmatise ce commerce honteux 
avec sa verve habituelle, 

« Alors le noble altier, pressé de l'indigence, 
Humblement du faquin rechercha Falliance, 
Par un lâche contrat, vendit tous ses aïeux, 

Et. corrigeant ainsi la fortune ennemie, 
Rétablit son honneur à force d'infamie ^. » 

. Ce dernier vers est digne de Juvénal pour la force 
du trait et l'honnêteté de l'indignation. 

Notre dix-neuvième siècle connaît et a vu plus d'une 
fois tout ce que signale ici Boileau. Les choses, à cet 
égard, ont suivi constamment une marche ascendante. 
^ La noblesse, toujours entichée de son passé, s'y con- 
fine, et, à force de s'y confiner, elle ignore le présent. 
Arriérée, et souvent incapable pour n'avoir rien voulu 



» Sat. V. 
' Ibidem, 



2f2 CHAPITRE VIII. . 

apprendre ni rien oublier, elle est dépassée par une 
bourgeoisie active et éclairée. La noblesse perd ses biens, 
la bourgeoisie fait fortune. Quel parti prendre alors? 
et comment refaire un patrimoine dévoré ou tout au 
moins bien écorné? Recourir à l'emprunt? Cela se fait 
sans doute; mais pour se tirer d'embarras il est un 
moyen moins ruineux et plus sûr. Comme les nobles 
peints par le satirique du temps de Louis XI Y, on vend 
son nom à beaux deniers comptant à quelque opulent 
parvenu, dont on épouse la fille sans la regarder. Il ne 
manque pas en France de roturiers enrichis, tout prêts, 
tant leur vanité est grande, à redorer le blason de quel- 
que noble ruiné qui voudra les honorer avec sa par- 
ticule. Nos bourgeois recherchent avant tout une al- 
liance, et bien des gentilshommes en détresse , avides 
de se remettre à flot, cherchent, eux aussi, avant tout, 
mais à bon escient, une mésalliance. Turcaret paye les 
dettes de son gendre pour que sa fille soit baronne, du- 
chesse, comtesse ou princesse. Et le gendre ne dédai- 
gne pas d'entrer dans la maison de Turcaret, pourvu 
qu'il passe sur un pont d'or. Et alors tout est pour le 
mieux, tout le monde est content, excepté peut-être 
quelques honnêtes gens attardés et assez malavisés 
pour trouver un tel marché honteux et contraire à la 
dignité, à la morale. 

Mais un autre type de la noblesse dégénérée, inconnu 
à Juvénal, voire même à Boileau, ce semble, et que 
notre époque a vu se produire et s'affirmer, c'est le 
noble devenu homme d'affaires. Jadis on aurait cru 
déroger en se mêlant de toute autre chose que du mé- 
tier des armes; aujourd'hui, pour garder ou refaire sa 
fortune, ^-^ nous ne blâmons pas ici, nous constatons 
seulement, — on ne dédaigne nullement de prêter le 
prestige de son nom à de grandes entreprises commer- 



LA NOBLESSE. t213 

ciales ou à d'importantes institutions industrielles et 
de crédit public. On se laisse volontiers nommer prési- 
dent ou administrateur de certaines compagnies finan- 
cières, qu'on n'administre guère, mais dont on retire 
grand profit. L'éclat de certains noms attire les clients, 
et l'actionnaire se laisse toujours éblouir par la parti- 
cule nobiliaire ^ 

Je m'arrête pour ne pas me perdre dans ces déve- 
loppements, qu'on me pardonnera, je l'espère, car ils 
sont inspirés par notre sujet même, la satire de Juvé- 
nal sur la noblesse. Cette satire, à laquelle je reviens 
d'un peu loin, est la dernière de ses pièces où il nous 
apparaît armé en guerre contre les vices et les hontes 
de son temps. Celles qui suivent, et dont nous nous 
occuperons dans la seconde partie de ce travail, sont 
d'un ton tout différent, trahissent des intentions tout 
autres. Au lieu de nous émouvoir et de nous embraser 
au spectacle de la corruption du jour, Juvénal essayera 
de nous débarrasser nous-mêmes de passions nuisi- 
bles, de préjugés fâcheux; il va s'insinuer . dans nos 
cœurs par la persuasion. On aura là moins des satires 
proprement dites que des harangues, des épîtres de na- 
ture diverse : les unes pleines d'élévation et de sagesse 
pratique, et quelquefois aussi d'une grâce sévère; les 
autres, il faut bien le dire, remplies souvent de déve- 
loppements inutiles, de lieux communs, de tirades dé- 
clamatoires. Curieuses et belles encore, à plus d'un 
titre, dans leur ensemble, elles constituent les œuvres 
philosophiques et morales de notre poëte, 

' Voyez la comédie de M. Ponsard intitulée : la Bourse. 



II. 



CHAPITRE IX. 



0« 1» wmnkté de nos désir» 



Juvénal fait ressortir, dans cette satire, la folie de la 
plupart de nos vœux : il cherche à démontrer qu'en 
s'adressant aux dieux pour leur demander, les uns ou 
les autres, quelque faveur, les hommes ne savent guère 
à quels cruels mécomptes, à quelles déceptions amères 
ils s'exposent si, par hasard, les dieux, les prenant au 
mot, exauçaient leurs désirs inconsidérés. C'est là, on 
le voit, une de ces graves questions de morale pratique 
que les maîtres de la sagesse antique aimaient en gé- 
néral à traiter. Le sujet en lui-même, il faut bien en 
convenir, est loin d'être neuf. Platon chez les Grecs', 
Perse ' et Séhèque * à Rome, l'avaient traité avant Ju- 
vénal, et il n'est pas impossible que d'autres écrivains 
de l'antiquité, dont les ouvrages ne nous sont pas par- 
venus, s'en soient également occupés. C'est un de 

4 SaL X. 

> Alcibiade, II. 

3 Sat. II. 

^ Epïst, LXIX* , 



216 CHAPITRE IX. 

ces thèmes qui ont dû servir d'exercice de décliamation 
à plus d'un rhéteur ancien. Je vais plus loin ; à ne con-* 
sidérer que Tensemble des idées, le thème de notre poète 
est tout bonnement un lieu commun ; car il veut prou- 
ver qu'il n'y a ici-bas ni avantages ni biens qui ne 
soient mêlés d'inconvénients et de périls; et j'ajoute 
tout de suite que ce lieu commun repose sur un so- 
phisme. Je m'explique. 

Le poète moraliste nous engage à ne désirer ni ri- 
chesses, ni honneurs, ni pouvoir, ni gloire, parce que 
plus d'une fois toutes ces choses-là ont fini par être 
fatales à ceux qui les ont sollicitées et obtenues. Mais 
ne peut-on pas répondre que ces mêmes avantages ont 
été accordés à bien des hommes, sans qu'ils aient 
éprouvé des malheurs? Disons encore que la mission 
de rhomme sur cette terre ne serait plus qu'une chi- 
mère, qu'il mentirait à lui-même et à sa propre desti- 
née, s'il lui fallait renoncer à tout ce qui est grand, 
beau, partant désirable, parce qu'il y a quelque danger 
à redouter; car enfin il est tel talent, telle carrière, 
telle gloire, que l'on ne doit point regarder comme 
achetés trop cher, fût-ce au prix de quelques années 
de sa vie. Ainsi le sermon, — sermon est le mot, — 
que le poète va nous faire, roule sur une vérité com- 
mune frisant plus d'une fois le paradoxe. Et pour- 
tant, tant il est vrai que la manière de traiter un sujet 
décide du succès, cette satire des Vœux est certaine- 
ment une des plus belles, une des plus grandioses 
que Juvénal ait écrites. Tous les connaisseurs, tous les 
critiques, même les plus sévères ^, à l'exception du seul 

* « La satire des Vœux est la meilleure e Juvénal. Le poêle y est 
dans tous ses avantages. » (D. Nisard, Poët, lat, de la çlécad., 
3'édit,t. U,p.^7') 



DE LA VANITE DE NOS DÉSIRS. 217 

M. Ribbeck peut-être, sont d'accord sur , ce point. Aussi 
bien le poëte a-t-il su rajeunir et féconder d'une ma- 
nière merveilleuse son sujet ; il y a fait entrer le fruit 
de son expérience et de ses méditations de philosophe ; 
de plus, il ranime par le souffle puissant de l'éloquence 
et réchauffe sans cesse par le sentiment. C'est ainsi 
qu'il a imprimé à cette pièce un rare cachet d'origina- 
lité et de grandeur. 

Quels sont les avantages que, dans notre ambition et 
dans notre vanité, nous demandons le plus souvent aux 
dieux? Juvénal les range au nombre de six, sans avoir, 
bien entendu, la prétention d'épuiser le catalogue des 
souhaits que chacun forme ici-bas. U ne s'arrête qu'aux 
principaux d'entre eux ; et il s'efforce de faire voir par 
des exemples frappants que l'homme, — tant est pro- 
fond son aveuglement, — se laisse d'ordinaire séduire 
par les apparences des choses, préférant à son vrai 
bonheur ce qui n'en est que l'ombre, voire même ce 
qui y est totalement contraire. Ainsi ce que nous dési- 
rons généralement avec le plus d'ardeur, ce sont les 
biens de la fortune, le pouvoir que donne une haute 
situation politique, l'éloquence , la gloire militaire, la 
beauté physique et une longue vie. 

Juvénal n'a pas de peine à faire ressortir les incon- 
vénients attachés à la possession des richesses. Quel- 
ques-uns de ses arguments sont puisés dans ce fonds 
d'expérience générale constituant la sagesse des na- 
tions , d'autres dans l'histoire contemporaine : ici, il 
nous montre les pièges de toute nature qui entourent 
l'homme riche, pièges dressés par ses proches, les solli- 
citudes et les craintes que lui causent les voleurs ; là, 
c'est la cupidité des mauvais empereurs qui s'attaque 
aux vastes possessions des grands; c'est Néron ^ par 
exemple, avide des jardins de Sénèque et des immft\i%<^'^ 



218 CflAPITRE IX. 

possessions de Latéranus. GommeDt dès lors les hom- 
mes peuvent-ils être assez insensés pour demander aux 
dieux d'augmenter leur richesse ou leurs biens *? 

Qui prouve trop ne prouve rien. Juvénal plaide une 
cause où il a par trop raison ; par conséquent il dé- 
clame. 

Plus loin, pour nous engager à ne désirer ni pour 
nous ni pour nos enfants la gloire que donne l'élo- 
quence, le poète nous cite la fin déplorable des deux 
princes de la tribune antique, Démosthène et Cicéron : 
c'est pour son génie que Cicéron eut la tête et les mains 
coupées; ce fut aussi le génie de Démosthène qui causa 
sa mort. Juvénal exprime cette idée en fort beaux vers * ; 
mais, en somme, son raisonnement est faux. L'auteur 
du Lycécy qui n'était, on le sait, que médiocrement 
familiarisé avec les lettres anciennes, mais auquel on ne 
saurait refuser un esprit très-juste et beaucoup de goût, 
La Harpe avait réfuté ce raisonnement. « Il est faux, 
dit-il, qu'un homme ne doive pas souhaiter à son fils 
les talents de Cicéron, parce qu'il a péri sous le glaive 
des proscriptions; et quel homme, pour peu qu'il ail 
quelque amour de la vertu et de la véritable gloire, 
croirait qu'une aussi belle carrière que celle de Cicé- 
ron soit payée trop cher par une mort violente, arrivée 
à l'âge de soixante-cinq ans? Qui refuserait à ce prix 
d'être l'homme le plus éloquent de son siècle et peut- 
être de tous les siècles '^ ? etc. » 

Il y a beaucoup plus de vérité et de sentiment dans 
la peinture des inconvénients qu'offre le don de la beauté 
physique ; et ce qui rend précisément cette peinture 



^ V. 24 et 25. 
» V. 114-133. 
'Zycéeou Cours de littérature, t. H, p. 123, édit. 1813. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 319 

touchante, c'est qu'elle xepose en grande partie sur des 
exemples empruntés à l'histoire romaine , et surtout à 
l'histoire romaine des derniers temps ; cela donne de la 
force à l'argument, qui cesse par là même d'être banal. 
Dans le temps dépravé où l'on vit, « un beau jeune 
homme est pour ses infortunés parents une cause d'alar- 
mes perpétuelles. Il est bien rare qu'aujourd'hui, beauté 
et chasteté aillent ensemble *. » Et, de fait, on sait à quoi 
étaient exposés les enfants sous le règne des Tibère, des 
Néron et des Domitien *. Ce que dans nos temps mo- 
dernes, les temps du Parc aux Cerfs y par exemple, 
un honnête père de famille avait à redouter pour sa 
fille , pour peu que la nature l'eût favorisée , les ci- 
toyens de Rome avaient à le craindre à chaque instant 
pour leurs fils, sous le règne de certains princes, 
monstres de cruauté et d'impudicité couronnés. 

A défaut de la corruption des maîtres du monde, il y 
avait encore à craindre la corruption générale des 
mœurs et les débauches bien connues de certaines 
grandes dames, qu'ailleurs déjà le poète a si énergique- 
ment flétries '. Elles n'épargnaient rien, quand il s'agis- 
sait de satisfaire leurs coupables caprices, et les jeunes 
gens qui tombaient dans leurs pièges étaient souvent 
exposés à de terribles vengeances maritales *. Un scan- 
daleux événement du règne de Claude vient à l'ap- 
pui de la thèse de Juvénal. Je veux parler de la mort 
tragique du beau Silius, que l'infâme Messaline força 
à l'épouser, du vivant même et pendant l'absence de 
Claude; et Claude revenu à Rome, et rendu un ins- 

* V. 295-299. 

' Voy. Tacite, AnnaLy XV, 37; Suétone, Tiher.^ passim; Nero, 
28-29; Dion Cassius, XIU, 13. 
3 Sat. VI. 

♦ Sat. X,v. 310-318. 



220 CHAPITRE IX. 

tant à lui-même , grâce aux efforts d'un affranchi intri- 
gant, ennemi de Messaline, Silius dut périr à la fleur 
de l'âge, avec celle même qui l'avait entraîné au crime. 
C'est dans Tacite qu'il faut lire l'éloquent et émou- 
vant récit de cette honteuse affaire * ; c'est de Tacite 
aussi que Juvénal semble s'être inspiré, quand, à son 
tour et pour le besoin de la thèse qu'il soutient, il re- 
trace le même fait dans des vers à la fois pleins d'énergie 
et de sentiment *. 

Mais passons maintenant au plus célèbre, au plus 
bel endroit , sans contredit , de la satire des Vœux : 
il s'agit de nous édifier sur le néant des grandeurs poli- 
tiques et des honneurs qui y sont attachés. Ici encore le 
poète va prendre son exemple tout près de lui. Il ouvre 
l'histoire romaine du temps de Tibère, et il y trouve 
un témoignage frappant des vicissitudes de la vie hu- 
maine, une confirmation éclatante de cet adage tout 
romain, que la roche Tarpéienne est près du Capitole ! 

' Annal,, XI, xii-xxyi. Voyez aussi Suét., Claud., xxix, et Dioo 
Cassius, X, XXXI. 

' u Voyons, dis-moi, quel conseil donnerais-tu à ce jeune Silius 
que la femme de César s'est mise en tête d'épouser? C'est le plus 
honnête, c'est le plus beau de nos jeunes patriciens. On le traîne, 
le malheureux, auprès de Messaline, ou plutôt à la mort. Il y a 
longtemps déjà qu'elle l'attend en costume de mariée. Le lit nup- 
tial, orné de pourpre, est dressé dans les jardins sous les yeux de tous. 
Selon l'antique usage, le million de sesterces sera compté; le prêtre 
viendra avec les témoins. Ah! Silius, tu t'étais flatté que tout cela se 
passerait secrètement, que peu de gens seraient dans la confidence? 
Mais non ! Messaline veut un mariage légal. A quoi te décides-tu ? 
parle. Si tu refuses, tu périras avaut la nuit. Si tu consens, tu ob- 
tiendras un court sursis; tu vivras jusqu'à ce que ton crime, connu 
de Rome et du peuple entier, soit connu aussi de l'empereur. Il sera 
le dernier à savoir te déshonneur de sa maison. Obéis donc, si tu 
tiens à vivre quelques jours de plus. Mais, quel que soit le parti au- 
quel tu te décides, il n'en faudra pas moins tendre au bourreau 
celle jeune et charmante tète. » (V. 329-344.) 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 221 

C'est la vie et la mort de Séjan qui vont servir de texte 
à son argumentation, de ce Séjan, le ministre tout- 
puissant du tout-puissant Tibère, dont Tacite nous a 
raconté la rapide élévation*, et Dion Cassius, l'éléva- 
tion et la chute*. 

Résumons tout d'abord, le sujet en vaut la peine, le 
récit de ces deux historiens relatif à la vie et à la mort 
de Séjan. 

Originaire d'une obscure ville de la Toscane, Séjan 
était arrivé à Rome dévoré d'une ambition démesurée, 
et prêt à tout pour se frayer un chemin vers les hon- 
neurs. Habile, insinuant, excellant dans l'art de se 
pousser auprès des grands, il se donne, dans sa pre- 
mière jeunesse, à un petit-fils d'Auguste ; à force d'ar- 
tifices il gagne les bonnes grâces de Tibère. Il est nom- 
mé préfet du prétoire ; il s'attache les soldats par ses 
familiarités calculées et se ménage des appuis dans le 
sénat en distribuant à ses créatures des places et des 
dignités. L'âme et le cœur de Tibère, fermés à tout le 
monde, s'ouvrent pour le seul Séjan; Séjan n'est pas 
seulement le compagnon des travaux de Tibère et son 
premier ministre, il est son ami, son favori. Tibère et 
Séjan paraissent ensemble au spectacle ; on élève des 
statues aussi bien à Séjan qu'à Tibère ; Rome est peu- 
plée des images de Séjan ; on les honore à l'égal de 
celles de Tibère; on confond Tibère et Séjan dans le 
même respect ; on leur offre des vœux et des sacrifices 
en commun ; on les invoque dans les serments et on 
ne jure plus que par leur bonheur à tous les deux. 



* Annal., IV, passim. Ce qui est relatif à la chute de Séjan est mal- 
heureuseqieut perdu avec une partie du V* livre des Annales, Voyez 
aussi Suétone, Tib,, c. lxt. 

* LVIII, iv-xix. 



222 CHAPITRE IX. 

Tous ces honneurs ne suffisent plus à l'insatiable am- 
bition de Séjan ; il n'aspire à rien moins qu'à remplacer 
son maître sur le trône. Pour écarter les obstacles qui se 
trouvent sur son chemin, tous les moyens luî sont bons ; 
il fait exiler les enfants de Germanicus, frappe de dis- 
grâce Agrippine leur mère ; il séduit Livie, femme de 
Drusus, fils de Tibère, et, après avoir acquis sur elle 
les droits que donne un premier crime, il lui met en 
tête l'espérance du mariage et le partage du trône ; il 
se débarrasse secrètement de son rival par le poison ; 
pour ôter tout ombrage à sa complice, Séjan répudie sa 
propre femme, Apicata. Tibère est absent de Rome, 
retiré à Caprée*. Séjan touche à son but; l'énormité 
de l'attentat seule le fait hésiter, lui fait multiplier les 
délais. Mal lui en prit. Il devait éprouver bientôt que 
l'âme soupçonneuse du vieux tyran était tout au moins 
aussi rusée que son ambition à lui. Pendant que Séjan 
conspire contre Tibère, Pallas, un affranchi d'Antonia, 
veuve du frère de Tibère, de Drusus, arrive à Caprée, 
et dévoile à l'empereur les projets de son premier mi- 
nistre. Tibère se retrouve tout entier. Il fait venir Ma- 
cron, le chef de ses gardes; c'est à lui qu'il confie, à 
partir de ce moment, le commandement des préto- 
riens ; puis il le dépêche à Rome avec des lettres secrètes 
pour le sénat. Macron, en homme habile, laisse croire 
au favori qu'il lui apporte des nouvelles très-flatteuses*. 
Le sénat est convoqué. Dion Cassius nous a peint en 
détail cette mémorable séance. Les sénateurs et les amis 
de Séjan rivalisent entre eux d'obséquiosités et de bas- 
sesses envers le tout-puissant Séjan; tout le monde 
s'attendait à le voir promu à quelque nouvelle dignité, 



' Tacite, Ann,, IV, c. i, ii, m, xi, lu. 
^ Dion Cassius, loc. ciU 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 223 

bien qu'il eût atteint le faîte des honneurs et du pou- 
voir. On l'en félicite déjà à l'avance. Cependant un des 
consuls ouvre la lettre impériale et en commence la 
lecture. Elle était longue, vague, enveloppée de réti- 
cences et pleine de phrases tortueuses ; quelques cri- 
tiques formulées, par-ci par-là, contre l'administration 
de Séjan refroidissent d'abord le zèle de ceux qui tout à 
rheure lui témoignaient le plus de déférence et d'em- 
pressement. Ils se lèvent inquiets, indécis; mais à la 
ligne suivante ils se rassurent; puis reviennent encore 
des récriminations indirectes, et enfin la lettre termine 
par l'ordre d'arrêter Séjan. Le vide se fait autour de 
l'accusé et le sénat tout entier pousse contre lui un cri 
de réprobation. On s'empare de sa personne, on met 
ses vêtements en lambeaux; il est conduit en prison*; 
le peuple, à son passage, le couvre de huées. Le même 
jour le même sénat qui l'avait encensé le matin le 
condamne à mort. Il est aussitôt exécuté; on traîne 
son corps aux Gémonies. Pendant trois jours entiers la 
populace se fit un jouet de son cadavre, qu'elle jeta en- 
fin dans le Tibre. Les statues de Séjan, qui s'élevaient 



* Dion Cass., 1. VHI, c. x. L* Anglais Ben Johnson, contemporain 
de Shakspeare, a tiré de cette partie du récit de Dion Cassius (1. VHI, 
x) une des plus beUes scènes de sa tragédie de Séjan (acte V, se. x). 
C'est du Tacite mis en drame. M. Taine,dans son Histoire de la lit- 
térature anglaise (t. l\, p. 2ô et suiy.), en a donné une analyse 
pleine de verve et d'éloquence. Nous y renvoyons le lecteur. Voyez 
aussi, sur la même pièce, le jugement si net et si juste de M. Alf. 
Mézières (Prédécesseurs et contemporains de Shakspeare, 2* édi- 
tion, p. 380 et suiv. ). On lira également, avec intérêt et profit, 
dans la Revue des cours littéraires (14 mars 1868), la belle étude 
de M. Beulé, intitulée le Ministre Séjan. M. Beulé, avec la science 
de l'archéologue et l'émotion de l'écrivain honnête homme, a tracé 
un tableau vif et animé de l'ambition, des crimes et de la fin de 
ce trop célèbre et détestable personnage. Nous encon^ftlU^^^d^V^V^- 
ture. 



2Î4 CHAPITRE IX. 7 

dans tous les carrefours de Rome, sont renversées et 
mises en morceaux. Les sénateurs poursuivirent jusqu'à 
sa mémoire, et quantité de citoyens furent enveloppés 
dans sa perte \ 

Voilà, certes, un exemple terrible des vicissitudes 
humaines. C'est ici que le poète philosophe et mora- 
liste nous attend ; c'est cet exemple qu'il va choisir pour 
nous guérir à tout jamais de l'ambition et du désir des 
grandeurs humaines. De là un tableau admirable 
peint des plus vives couleurs. Juvénal triomphe ici, à 
la façon de Bossuet, de la vanité de nos grandeurs. Il 
nous montre les statues équestres de Séjan brisées par 
le peuple en fureur et jetées ensuite dans des fournaises 
ardentes pour y être fondues ; on entend craquer sous 
' l'action du feu l'image de celui qui fut le grand Séjan, 
et a de cette tête, la seconde de l'univers entier, on fait 
des marmites, des pots, des poêles à frire et des us- 
tensiles de ménage'. » Je ne sais si je me trompe, 
ces trivialités à la Shakspeare ne font que mettre plus 
encore en relief l'idée du poëte qui oppose à cette gran- 
deur passée les misères du présent. Cela rappelle Ham- 
let, dans la scène du cimetière, jouant avec les crânes 
et philosophant sur les plus belles destinées <( aboutis - 
sant à un peu de pourriture ' » . 

Cependant les portes des maisons sont décorées de 
lauriers; on court immoler un taureau blanc à Jupiter. 

Mais voici le corps de Séjan. Du doigt, Juvénal nous 
désigne son cadavre traîné avec un croc, à la grande 
joie des Romains. 

* Dion Cass., Vni, c. x-xix. 

Deinde ex fade toto orbe secunda, 

Fiunt urceoHf pelves^ sartago, matellœ. 

(V. 63 et 64.) 
' Hamlet, traduct. Fraiiqo\s.-N\cVot ^xxçfi, \.. l^ «c. x. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 225 

Ici le poëte imagine un dialogue entre deux obscurs 
citoyens, un dialogue qui jette un jour bien vif sur les 
mœurs de l'époque, en même temps qu'il éclaire le 
cœur humain jusque dans ses dernières profondeurs. 

« Quelle bouche, quelle tête il avait! jamais, tu peux m'en 
croire, je D*ai aimé cet homme-là. Mais de quoi l'accusait-on? 
qui Ta dénoncé? par quelles preuves, parquets témoins a-t- on 
démontré son crime? 

« — Il n'en a pas fallu tant. Une lettre longue et diffuse est 
arrivée de Caprée. 

<« — C'est bien ; en voilà assez *. » 

Ce dialogue commencé, Juvénal l'interrompt sou- 
dain par quelques réflexions personnelles comme 
celles-ci : 

« Et que fait-elle, cette tourbe des enfants de Ré- 
mus? Ce qu'elle a toujours fait. Elle salue le succès et 
maudit la victime. Oh ! si Nursia, qu'on adore en Tos- 
cane, eût favorisé son Toscan, si Séjan avait réussi à 
faire tomber le vieil empereur, ce même peuple, à 
cette heure môme, proclamerait Séjan et le nommerait 
Auguste. Depuis qu'on n'a plus de suffrages à vendre, 
ce peuple ne s'occupe plus de rien, et lui qui jadis 
distribuait les commandements militaires, les faisceaux, 
les légions, il s'enferme aujourd'hui dans une honteuse 
oisiveté et ne se soucie plus que de deux choses : du 
pain et des jeux du cirque *. » 

' Quse labra, quis illi 

VuUus erat! Nunquam, si quidmihi créais, amavi 
Hune hominem ! sed quo eeeidit sub erimine ? quisnam 
Delator? quitus indieïiSyquo teste prohavit ? 
NU horum : verbosa et grandis epistola venit 

A Capreis,— Bene habet ; nU plus interrogo 

(V. 67-73.) 

* Sed quid 

Turba Rémi? sequitvr fortunam, ut semper^ et od\t 



226 CHAPITRE IX. 

Ceci dit, il donne de nouveau la parole aux deux 
interlocuteurs qui s'entretenaient tout à Theure de 
l'événement. « — J'entends dire qu'il en périra bien 
d'autres. — Nul doute : la fournaise est vaste. Je viens 
de rencontrer près de Tautel de Mars mon ami Bru- 
tidius... il était tout pâle. — Mais si Ajax vaincu allait 
se mettre en fureur et nous punir pour ne l'avoir pas 
assez vengé I Gourons, hâtons-nous , et , tandis que le 
cadavre est encore sur là rive, donnons notre coup de 
pied à l'ennemi de César. Mais que nos esclaves nous 
voient agir, de peur qu'ils ne nous démentent et ne nous 
traînent, nous, leurs maîtres, en justice, la corde au 
cou\ » 

Et Juvénal ajoute : 

a Voilà ce qui se dit, ce qui se murmure sourde- 
ment dans la foule au sujet de Séjan ^ » . 

Damnatos : idem popultis, si Nursia Tusco 
Favisset, si oppressa foret secura senectus 
Principis, hac ipsa Sejanum diceret hora 
Atigustum, Jam pridem, ex quo suffragia nulli 
Vendimtts, effundit curas ; nam qui dahat olim 
Imperium, fasces, legionesy omnia, nunc se 
Conlinetj atque duos tantum res anxius optait 
Panem et circenses, 

(V. 72-81.) 

' Perituros audio multos. 

Nil dubium, magna eslfornacula; pallidulus mi 
Brulidius meus ad Martis fuit obvius aram, 
Quam iimeo, viclus nepœnas exigat Ajax, 
Ut maie defensus / Curramus prxcipiteSf et 
Dum jacet in ripa calcemus Cœsaris hostem, 
Sed videant servi, ne quis negel, etpavidum in jus 

Ceroice obstricta dominum Irahat 

(V. 81-88.) 

* Hi sermones 

Tune de Stjanoy sécréta fuec murmura vulgi. 

(V. 88-89.) 



DE LA VANITÉ DÉ NOS DÉSIRS. m 

Cette peinture est fort belle. Elle débute par un trait de 
génie : « Jamais, croyez-moi, je n'ai aimé cet homme. » 

Nunguam, si quid mîhi credis, amavi 

Hune àominem. 

Ces mots en disent long sur la versatilité des esprits 
et les honteuses palinodies si fréquentes en temps de 
révolutions. On aurait beau jeu à les commenter, notre 
histoire politique à la main. 

Quant aux réflexions du satirique sur la conduite de 
k foule, elles sont pleines d'ironie et d'éloquence. On 
croirait entendre Tacite flétrissant avec son indignation 
habituelle la lâcheté et l'inconstance de la multitude, 
toujours prête à s'incliner devant le vainqueur et à in- 
sulter le vaincu. Comme chez Tacite, le patriotisme de 
Juvénal souffre de cette honteuse décadence des Ro-^ 
mains que ne préoccupent plus ni la politique, ni la di- 
gnité personnelle ; privé de tout droit de suffrage , au- 
quel il tenait si fortement jadis, malgré l'abus qu'il en 
faisait, le peuple est descendu au rôle de lazzarone : 
il n'est plus qu'une tourbe d'oisifs et de mendiants. 
C'est déjà le commencement du Bas-Empire. 

Que de vérité encore dans le reste du dialogue qui 
recommence entre les deux interlocuteurs ! On sait que 
Tibère, après le meurtre de Séjan, procéda par égor- 
gements en masse * ; il voulait faire un exemple et se 
venger d'avoir eu peur. La fournaise dont parlent ici 
nos deux Romains, c'est la colère du maître dévorant 
en quelque sorte tous ceux qui lui paraissaient suspects 
d'attachement à la cause de Séjan. Dès lors la pâleur 
du malheureux Brutidius s'explique. Il est donc de 
bonne politique de se montrer zélé pour celui que Ju- 



* Tacite, i4ww.,V, c. vu et viii, et Dion Cass., 1. Vill, xiv etsuiv. 



338 GHAPITBE IX. 

vénal appelle TAjax vaincu, par opposition sans doute 
à Séjan, qui avait cru devoir procéder à l'égard de Ti- 
bère, par ruse, comme jadis procéda Ulysse à l'égard 
du fils de Teucer. Si donc on n'apaise pas, si on ne flatte 
pas rAjax impérial, il est à craindre que, dans sa fu- 
reur, comme î'Ajax grec dans la sienne, il ne fasse tout 
massacrer autour de lui. Ces deux citoyens, se h&tant 
d'aller donner leur coup de pied au mort gisant encore 
sur le rivage du Tibre, sont dans leur rôle ; ils repré- 
sentent les lâches instincts de la multitude de tous les 
temps, conspuant aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. 
C'est ainsi que, trente ans plus tard, elle insulta Yi- 
tellius tombé, le traîna aux Gémonies, foula son ca- 
davre sous ses pieds ; ce qui a fait dire à Tacite, qui 
comme toujours se rencontre ici avec Juvénal, que a le 
peuple outragea Yitellius mort avec la même bassesse 
qu'il l'avait adoré vivant * » . 

Les mauvais jours de la Révolution française ont 
présenté des spectacles analogues. Plus d'un des ty- 
rans subalternes qui avaient dominé la France par la 
terreur furent hués le jour de leur chute avec la même 
frénésie qu'on avait mise aies acclamer la veille. Qu'on 
se rappelle, pour ne m'en tenir qu'à un seul exemple, 
la chute et la mort de Robespierre. « Étendu sur une 
table, dit à ce sujet un de nos éminents historiens, 
d'accord avec Tacite et Juvénal sur la versatilité et la 
bassesse de la multitude, le visage défiguré et san- 
glant, livré aux regards, aux invectives, aux malédic- 
tions, il vit les divers partis applaudir à sa chute et le 
charger de tous les crimes commis... Le 10 thermidor, 
vers cinq heures du soir, il monta sur la charrette de 

t « Et vulgus eadem pravitate insectabatur interfectum qua fo- 
verat vivent em, » {Histor.^ HI, lxxxv.) 



DK LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 229 

mort... une foule immense se pressait autour de la 
charrette, montrant la joie la plus bruyante et la plus 
expansive... on Taccablait d'imprécations... Au mo- 
ment où sa tète tomba on applaudit, et ces applaudisse- 
ments durèrent plusieurs minutes ^ » 

Sans doute on s'explique cette joie à la mort d'un 
homme comme Robespierre qui avait fait répandre 
tant de flots de sang innocent; néanmoins, l'ennemi 
une fois à terre et justice faite, ces acclamations et ces 
applaudissements sont tout aussi lâches que les coups 
de pied donnés à Séjan mort. 

De cette chute de l'ambitieux, Ju vénal tire une leçon 
morale qui ne manque pas d'éloquence, bien que, 
comme on l'a déjà remarqué avec justesse, elle sente 
« un peu le lieu commun de Técole ' ». 

« Eh bien ! veux-tu encore, comme Séjan, avoir à ton lever tout 
un monde de courtisans venus pour te saluer? posséder d'im- 
meuses richesses, distribuer des magistratures curules, les com- 
mandements militaires, et passer pour le tuteur d'un prince 
confiné sur Tétroit rocher de Caprée avec sa bande d'astrologues 
cbaldéens? Tu désires tout au moins avoir à tes ordres des co- 
hortes armées de la lance des cavaliers et tout un camp dans ta 
maison ?... Pourquoi pas? On ne veut tuer personne, mais on dé- 
sire pouvoir le faire. Mais pourtant est-il grandeur^ est-il pros- 
périté qui vaille tous les maux qu'elle traîne à sa ^uite '? » 

Non, mille fois non, est-on tenté de répondre ici, et 
mieux vaut rester toute sa vie, dans une honnête médio- 
crité, voire même dans l'obscurité, que d'arriver si haut 
pour tomber si bas; et[yous avez bien raison ,(^0 poëte 
philosophe, d'ajouter, comme vous le faites, qu'il est 



* Mignet, Histoire de la JRévolution française, 8' édit, t. Il, p. 95. 
^ M. D. Nisard, loe, cit. 
» V. 90-99. 



230 CHAPITRE IX. 

préférable de passer son existence dans quelque petite 
ville de province, revêtu de quelque humble fonction, 
que de porter tous les insignes de cet homme dont nous 
venons de voir passer le cadavre ; et tous nous sommes 
prêts, d'après ce que vous venez de nous montrer, à 
conclure avec vous que « Séjan s'est trompé sur le but 
que devaient se proposer ses désirs, car, en aspirant à cet 
excès d'honneurs, en demandant une trop haute for- 
tune, il n'a fait qu'élever les divers étages d'une tour 
colossale pour tomber de plus haut, d'une chute plus 
profonde et avec plus de fracas * » . 

1 Ergo quid optandum foret, ignorasse fateris 

S^anum; nam qui nimios optabat honores 
Et nimios poscebat opes, numerosa parabat 
ExceUx turris tabulaia, unde altior esset 
Cdsus^ et impulsx prœceps immane ruinas, 

(V. 103-108,) 

Juvéaal corrobore encore son argument par l'exemple de la mort 
de Crassus, de Pompée et de César, qui, indifférents sur le choix des 
moyens pour arriver à leur but, trouvèrent tous les trois dans leur 
fin même le châtiment de leur ambition : une mort violente. Cette 
idée, Juvénal l'exprime en deux vers pleins d'originalité et d'éner- 
gie : 

Ad generum Cereris sine cœde ac vulnere pauci 
Descendunt reges, ac sicea morte tyranni* 

(V. 112-113.) 

La grandeur et la disgrâce de Séjan font penser à la grandeur et 
à la disgrâce du fameux cardinal Wolsey, le favori tout-puissanl 
de Henri VIII d'Angleterre, et qui, sur un caprice du maître, tomba, 
de la veille au lendemain, du faitede la prospérité dans un abimede 
misères. Shakspeare, dans sa tragédie de Henri Vlll, avec le talent 
dramatique qu'on lui connaît, nous a montré Wolsey dans les deux 
phases de son existence (scène iv et scène x, trad. F.-V. Hugo). Il y 
aurait plus d'un curieux rapprochement à faire entre Juvénal 
et l'auteur de Henri VIII^ si nous ne craignions d'allonger ces 
notes outre mesure ; nous ne pouvons donc que l'indiquer. Un autre 
Anglais, d'illustre mémoire, Samuel Johnson, dans son excellente imi- 
tation de la dixième satire de Juvénal, imitation intitulée : la Va- 
nité des désirs humains (the Vanity ofhuman wishes), s'est souvenu 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 231 

Ce tableau, cetexemple, instruit comme rexpérience. 
En présence de ces terribles jeux de la fortune, nouô 
faisons tous un retour salutaire sur nous-mêmes, et 
nous sommes tentés de nous écrier avec le personnage 
de Racine : 

c Heureux qui, satisfait de son humble fortune^ 



Vit dans l'état obscur oii les dieux Pont caché * ! » 

S'il y a de la folie d'aspirer aux honneurs politiques 
et au pouvoir, il n'y en a pas moins de tourner tous 
ses regards vers la gloire militaire, cette gloire dont 
l'éclat semble avoir, de tout temps et en tout pays, 
séduit les hommes. Ici encore le sujet, lieu commun 
par lui-même, inspirera d'admirables tableaux et d'é- 
loquentes réflexions au poëte. 

Qu'est-ce donc que les hommes de guerre de tous 
les temps ont désiré avec le plus d'ardeur? Qu'ont-ils 
rêvé? Victoires, dépouilles, prisonniers de guerre, arcs 
de triomphe. C'est pour ces grands mots que généraux 
grecs, romains, barbares, JQ me garderai bien de par- 
ler de ceux de notre époque, ont fait tant d'efforts, af- 
fro'nté tant de périls et de fatigues ; oui, on a plus soif 

dumêineWolsey,ce véritable Séjand*ua nouveau Tibère, Henri VIII, 
et c'est Wolsey que Johnson cite comme un exemple saisissant des 
caprices de la fortune. Les vers qu'il consacre à la chute de Wolsey 
sont nobles et sonores, mais ils ne sauraient, pourtant, se compa- 
rer à l'admirable tableau de Juvénal. 

* Iphigénie, acte I, se. i. Il y a pourtant, et c'est dommage, une 
lacune dans cette peinture; on l'a remarqué avec. raison. « Quelque 
chose manque à ce tableau pour nous rendre tout^à fait contents, 
écrit M. Nisard ; c'est quelque chose qui nous dise : La catastrophe 
est méritée. Séjan est trop ménagé, peu s'en faut qu'il ne soit 
intéressant, lui l'adultère, l'empoisonneur, le meurtrier. » {Poètes 
latins de la décadence, loc. cit.) 



232 CHAPITRE IX. 

de gloire que de vertu*. On remue le monde pour ac- 
quérir quelque renommée, quelques titres à graver 
un jour sur la pierre de son tombeau, comme si nos 
tombeaux n'étaient pas ainsi que nous-mêmes destinés 
à périr. 

Quandoquidem data sunt ipsU quoque fata septUchris^. 

Ce trait nous fait penser à Bossuet s'écriant dans 
Toraison funèbre du prince de Condé : « Venez voir 
le peu qui nous reste d'une aussi auguste naissance, de 
tant de grandeur et de tant de gloire ! Des titres, des 
inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; 
des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel 
le magnifique témoignage de notre néant. î> 

Trois exemples pris dans l'histoire de trois peuples 
différents vont confirmer ce qui précède et démontrer 
la vanité de la gloire militaire. Le poëte invoque tour 
à tour le souvenir d'Annibal, d'Alexandre et de Xer- 
cès. Ici la satire touche à l'épopée; le génie de Juvé- 
nal côtoie celui d'Homère : l'imagination, l'éloquence, 
les réflexions morales, et, de plus, le trait, le trait à la 
façon de Tacite ou de Shakspeare, dominent dans tout 
ce qui suit. Voici d'abord pour le vainqueur de Cannes : 

« Pèse la cendre d'Annibal. Quel poids trouveras-tu à ce 
grand capitaine ? C*est pourtant cet homme à qui FAfrique ne 
suffit pas, bien qu'elle s'étende de la Mauritanie battue des va- 
gues de l'Océan jusqu'aux chaudes contrées que baigne le Ki\. 
Vainqueur de l'Espagne, il enjambe les Pyrénées : il se joue des 
obstacles que lui opposent les Alpes et leurs neiges éternelles; il 

* .... Tanto major fam» sitis est quam 

Virtutis, 

(V. 140 et 141.) 

' V, i46. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 233 

ouvre les rochers^brise les montagnes dissoutes par le vinaigre. 
Le voilà en Italie. Son ambition n*est pas encore satisfaite. Il ne 
se croira au bout de sa carrière que lorsqu'il aura pris Rome et 
planté ses drapeaux au milieu du quartier de Suburre ^ » 

Et de fait, il ne s'en est pas fallu beaucoup qu'il 
n'exécutât ce dernier projet, puisqu'il avait campé à 
trois milles de distance de Rome, qu'il avait pu aper- 
cevoir des hauteurs voisines, comme les Romains, du 
haut de leurs remparts, avaient pu voir la fumée de son 
camp. S'il avait réalisé son dessein, quel eût été le des- 
tin de Rome ? Viennent ici des vers bien des fois cités, 
mais dont l'intention ironique et satirique n'a pas tou- 
jours été bien saisie, je crois. Juvénal insinue, en effet, 
qu'il n'aurait plus manqué que de voir le chef carthagi- 
nois entrer en personne dans Rome. « La bonne tête, 
et quel sujet pour un peintre que ce borgne monté sur 
une gros éléphant de Gétulie*! » Et la fin de tout 
cela? Qu'advint-il de cet Annibal, qui fut pendant si 
longtemps la terreur des Romains et l'objet des entre- 
tiens du monde? Vaincu à Zama, il est forcé de s'exiler 
et de chercher un refuge à la cour d'un roitelet de 
l'Asie. Et ce grand conquérant, descendu au rôle d'un 
humble client, est réduit à faire antichambre chez son 
orgueilleux protecteur. Il ne lui sera même pas donné 
de mourir de la mort du soldat. Pour mettre fin à sa 
misérable existence, le vainqueur de Cannes est forcé 
de recourir au poison. Et triomphant de la vanité des 
choses d'ici-bas, Juvénal s'écrie avec une amère ironie : 
« Va donc, insensé que tu es ! va, cours à travers les 

» V. 147, sqq. 

^ O qualis fades et quali digna tàbella 

Quum GaettUa ducem portaret bellua Itiscum! 



234 CHAPITRE IX. 

Alpes escarpées, afin de plaire aux écoliers de Rome 
et d'être un jour le sujet de leurs discours *. » 

Et le grand Alexandre 1 son sorta-t-il été plus en- 
viable? Qui donc oserait le prétendre? Quel triste con- 
traste entre Tinsatiable ambition de cet enfant de 
Pella, Pellseo juveni^ et sa fin prématurée! Le monde 
était trop petit pour lui, il y étouffait*. Patience! une 
fois entré dans Babylone, « un sarcophage lui suf- 
fira; la mort seule nous force d'avouer combien 
l'homme est peu de chose*»; trait superbe qui est 
comme le pendant de cet autre appliqué au fils d'A- 
milcar : 

Expende Annibalem : quot libras in duce summo 
Inventes ? 

Cela rappelle les accents de quelques orateurs sacrés, 
se plaisant à rabaisser l'orgueil humain devant le néant 
de notre terrestre existence et montrant toutes les va- 
nités de l'homme enfouies à jamais sous six pieds de 
terre*, ou bien encore Shakspeare, dans la fameuse 

* I démens et sœvas curre per Alpes, 

Ut pueris placeas et declamatio fias, 

(V. 166 et 167.) 

Tout ce tableau est retracé à coup sûr d'uue main ferme et fière, 
et pourtant VAnnibal de notre poète est bien inférieur au Charles XII 
de Johnson. L'imitateur moderne l'emporte sur son modèle. Voyez 
the Vanity of human wishes (Jhe Works of Samuel Johnson fUDCCCl, 
vol. I, p. 21 et 22.) 

^ JEstuat infelix angusto limite mundi. 

(V. 169.) 

* Sarcophago contentus erit. Mors sola fatetur 
Quantula sint hominum corptiscula,., 

(V. 172 et 173.; 

* A propos de la mort d'Alexandre le Grand, Bossuet a dit : 
«Nous voyons par son exemple... (\u'ily a un faible irrémé- 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 235 

scène déjà plus d'une fois mentionnée, se plaisant par 
Torgane d'Hamlet à philosopher avec un cynisme plein 
de génie sur la dérision de la mort et s*amusant à sui- 
vre par rimagination la poussière du fils de Philippe 
de Macédoine « jusqu'à la retrouver bouchant le trou 
c( d'un tonneau* ». 

Non moins lamentable, bien que pour d'autres rai- 
sons, fut le sort de ce Xercès qui, dans sa folie, voulait 
rendre l'impossible possible et exercer son despotisme 
jusque sur les éléments mêmes pour conquérir la Grèce. 
Suivent tous les détails, et j'abrège, de la célèbre expé- 



diable iuséparablement attaché aux desseins humains, et c'est la 
mortalité! Tout peut tomber en un moment par cet endroit- l^à : 
ce qui nous force d'avouer que le vice le plus inhérent, si je 
puis parler de la sorte, et le plus inséparable des choses humaines, 
c'est leur propre caducité. (Disc, sur Vhist. universelle, l\\^ partie, 
chap. V.) 

* Hamlet, t. I, se. x, trad. de F.-V. Hugo. 

M. Victor Hugo père semble s'être souvenu de Juvénal, lorsqu'il 
a dit à propos de la destinée de Napoléon V" : 

« Et toi, colonne, un Jour descendu sous ta base, 
« Le pèlerin pensif, contemplant en extase 

« Ce débris surhumain, 
ff Serait Tenu peser, à genoux sur la terre, 
« Ce qu'un Napoléon peut laisser de poussière 

• Dans le creux de la main. » 

(^Chants du Crépuscule,) 

On a là Tcloquent commentaire du fameux : Expende Annibalem, 
quoi lihras in duce summo invenies? Et c«t autre trait de Juvénal, 
relatif à Alexandre : 

Sarcopnago contentus eriU Mors sola fatetur 
Quantula sint hominum eorpuscula. »,., 

a peut être inspiré (et nous devons ce rapprochement à M. Despois)i 
à l'auteur A'Hemani, ces mélancoliques réflexions de Charles-Quint 
sur le tombeau de Cbarlemagne : 

Géant, pour piédestal avoir eu r Allemagne \ 

Quoi I pour titre César et pour nom Cbarlemagne I 

AToir été plus grand qu*Annibal, qu'Attila, 

Aussi grand que le monde, et que to\itU«v\tv«\V\ 



236 CHAPITRE IX. 

ditioQ du roi des Perses. Et quel fut le résultat de cette 
gigantesque entreprise ? 

« Ce Xercès cependant, en quel état revint-il de Salamine , 
lui, ce barbare qui faisait battre de verges l'Eurus et le Corus et 
les traitait comme ils ne Pavaient jamais été dans les cavernes 
d'Éole? Neptune même, il Tavait chargé de chaînes^ et ce n'est 
que par un excès d'indulgence qu'il ne le fit pas marquer d'un 
fer ardent... En quel état revint-il? avec un seul vaisseau, sur 
mie mer ensanglantée^ où flottaient des cadavres qui retardaient 
le mouvement de la proue. C'est ainsi que le plus souvent la 
gloire punit ses adorateurs ^ ! » 

Avant Juvénal, Eschyle, dans sa patriotique tragédie 
des Perses % s'était plu à étaler aux regards des Athé- 
niens, ravis de ce spectacle, le déplorable retour de ce- 
lui qui s'était promis de les soumettre au joug. Que 
sont devenues les folles espérances du âls de Darius? 
Le voici qui rentre dans son palais, désespéré, mal- 
heureux, les habits déchirés, dépouillé par le sort de sa 
majesté et aussi de son orgueil. Il ne répond que par 
des pleurs aux reproches dont l'accablent les vieiljards 
du palais; et de tant d'efforts, d'une si grande armée 
et de tant de puissance, il ne lui reste plus, — trait ma- 
gnifique, — « que le carquois où étaient ses flèches*». 

Bonne leçon pour les ambitieux de tous les temps et 
qui rappelle assez, — qu'on nous permette ce rappro- 
chement, — celle que la Providence s'est plu à infli- 
ger, il y a un demi-siècle, au plus grand conquérant 
de l'ère moderne. Le désastre de Salamine a son pen- 
dant dans celui de la Bérésina. Même folle ambition 

* 179-188. 

^ Voyez l'étude si savante et si éloquente à la fois de M. Patin {les 
Tragiques grecs, t. I, p. 212 et suiv., 2* édition) sur celte pièce cé- 
lèbre. 

^ les Perses, v. 1015-1021. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 237 

avant l'invasion, môme déploiement de forces mar- 
chant en pays ennemi, et même issue ou à peu près. 
L'esquif qui servit à ramener Xercès défait et survi- 
vant à une armée immense ensevelie dans les flots 
rappelle ce traîneau historique sur lequel revint en 
France, à travers des monceaux de soldats morts sur la 
neige S le vainqueur d'Arcole et de Lodi. Donc bien 
fous ceux qui se laissent séduire par l'ambition et le 
prestige de la gloire des armes* ! 

Mais ceux-là ne le sont pas moins qui, dans leurs 
vœux insensés, demandent sans cesse aux dieux une 
longue vie , qui entraîne à sa suite bien plus de maux 
que de biens. 

Nous touchons encore à un lieu commun, sans doute, 
mais à un de ces lieux communs qui, contrairement 
à beaucoup d'autres, ne nous laissent ni froids ni in- 
différents, parce que le poëte s'attaque à un de ces sen- 

' Voy. Histoire de Napoléon et de la grande armée, par le gé- 
néral comte de Ségur, t. II, p. 377, 9«- édition. 

2 L'auteur des Souvenirs du peuple se rapproche de Juvénal et 
d'Eschyle lorsque, dans quelques strophes émues, pleines d'un tou- 
chant patriotisme et aussi d'une noble sympathie pour le malheur, 
il a représenté le même héros poursuivi, quelques années après, 
sur le sol même de la France, par ses ennemis coalisés et acharnés 
à sa perte Abandonné du destin, mais non de son génie ni de sa 
valeur, harassé, battu, mais tout prêt à continuer une lutte gigan- 
tesque, quoique inégale, il vient un soir, suivi d'une faibie escorte^ 
frapper à la porte d'une pauvre chaumière. Il y entre accablé par 
la faim et le froid, dévore un morceau de pain bis, sèche ses vête- 
ments à la flamme d u foyer, se repose de ses fatigues par quelques 
instants de sommeil, puis, au réveil, s'élance de nouveau dans la 
mêlée, et s'écrie, comme aurait pu s'écrier le Xercès du poète grec ou 
celui du poète latin : 

• Oh I quelle guerre I 

• Oh I quelle guerre I > 

Mots bien simples, mais d'une terrible signification en un pareil 
moment et dans une telle bouche! 



238 CHAPITRE IX. 

timents qui nous font palpiter tous tant que nous som- 
mes. Car, malgré les raisons sans nombre que l'expé- 
rience peut nous avoir fournies pour ne pas aimer la 
vie, cette vallée de larmes et de misères, nous ne nous 
y cramponnons pas moins, désireux d'atteindre jus- 
qu'à ses dernières limites, aimant mieux l'accepter telle 
qu'elle est plutôt que de la voir abrégée d'un seul jour. 
D'où vient cette persistance, après tout? De l'incertitude 
où nous sommes de ce qui nous attend au-delà du tom- 
beau. Le raisonnement d'Hamlet est toujours vrai : 
« Qui voudrait geindre et suer sous une vie accablante, 
si la crainte de quelque chose, après la mort, de cette 
région inexplorée d'où nul voyageur ne revient , ne 
troublait la volonté et ne nous faisait supporter les 
maux que nous avons par peur de ceux que nous ne 
con n aissons pas * ? » 

C'est donc pour reculer le plus loin possible l'instant 
de la mort que l'homme s'attache à cette terrestre exis- 
tence telle qu'elle est, et aspire à une longue vieillesse. 

Or, c'est ce désir que Juvénal voudrait éteindre en 
nous; il pense ne pouvoir mieux arriver à son but 
qu'en étalant à nos yeux tous les inconvénients, tous 
les ennuis, toutes les misères que la vieillesse traîne à 
sa suite. De là une peinture d'une vérité saisissante, 
je dirai même, effrayante, qu'on ne saurait contempler 
sans faire un triste retour sur soi-même et sur la mi- 
sérable condition de l'humaine existence : 

« Prolonge ma vie, ô Jupiter! multiplie mes années! voilà la 
prière que sans cesse tu adresses au ciel, le regard élevé vers le 
firmament et pâle d'anxiété ; mais à combien de maux cette 
longue vieillesse n'est-elle pas condamnée, des maux qui ne lui 
accordent aucun relâche! C'est d'abord cette hideuse laideur qui 

^ BanUet^ trad. F.-V. Hugo, scèoe viii. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 239 

te défigure et te rend méconnaissable; une peau... non, un cuir, 
des joues pendantes et sillonnées de rides^ comme celles des 
vieilles guenons qui, dans les forêts toujQTues de Tabraca^ s'amu- 
sent à promener leurs griffes sur leur museau. Les jeunes gens 
diffèrent entre eux ; Tun est plus beau, Tautre est plus fort. Les 
vieillards se ressemblent tous; leur voix tremble comme leurs 
membres; leur tête laisse voir un crâne dépouillé et luisant, 
leur nez est bumide comme celui d'un enfant. Pour briser leur 
pain, ils n^ont qu'une gencive désarmée ; les malheureux répu- 
gnent à leurs femmes, à leurs enfants^ à eux-mêmes ; ils dé- 
goûteraient jusqu'à Cossus^ le coureur de testaments... Quant à 
Tamour^ il y a beau jour qu*il n*en est plus question pour eux... 
Ce n'est pas in leur seule infirmité : quel plaisir peuvent-ils 
éprouver à entendre le joueur de cithare le plus habile, quand 
même ce serait Séleucus ou quelque autre de ces artistes qui ont 
rhabitude d'étaler leurs robes dorées sur la scène ? Qu'importe la 
place qu'il occupe au théâtre, puisqu'il entend à peine les joueurs 
de cor et le bruit des trompettes ? Pour lui aimoncer une visite 
ou lui dire l'heure, son esclave est obligé de hurler à son oreille; 
son sang appauvri et glacé dans ses veines ne se réchauffe plus 
que lorsque la fièvre l'agite; toutes les maladies accourent et 
viennent danser en rond autour de lui... Un de ces vieillards se 
plaint de Tépaule, l'autre des reins, l'autre des jambes. Celui-ci a 
perdu les deux yeux et porte envie aux borgnes ; il faut à celui-là 
qu'une main étrangère place la nourriture sur ses lèvres pâlies. A 
la vue du repas^ il a l'habitude d'entr'ouvrir la bouche et d'atten- 
dre la becquée comme le petit d'une hirondelle vers lequel sa mère 
encore à jeun vole le bec rempli de nourriture. Mais, chez le vieil- 
lard, une misère bien autrement grande encore que cet affai- 
blissement du corps, c'est celui de l'esprit : il ne se rappelle plus 
les noms de ses esclaves et ne reconnaît plus le visage de l'ami 
qui^ la veille au soir, soupait à ses côtés ; il ne reconnaît même 
plus ses enfants, ses enfants qu'il a élevés ; car par un testament 
il les déshérite et dispose de tous ses biens en faveur de Phialé ^ » 

Voilà ce qui s'appelle peindre ! Ce tableau si déso- 
lant, d'une touche si vigoureuse, d'un coloris si vif, est 
véritablement sublime. S'il a un défaut, c'est peut-être 

* V. 188-239. 



240 CHAPITRE IX. 

un excès de réalisme. Pour Virgile, pour Horace, pour 
Perse même, il serait évidemment trop creusé ; mais il 
est tout à fait conforme à la manière, au génie de Ju vé- 
nal, que l'on a appelé quelquefois le Rembrandt de la 
satire. Il en est encore, si l'on veut, le Shakspeare. 
Dans la description qui précède, on rencontre plus d'une 
hardiesse de pensée et d'expression qui fait songer à 
certaines méditations de l'auteur SEamht sur la vanité 
des choses humaines \ Il faut donc tout l'esprit de sys- 
tème dont est animé M. Ribbeck contre les dernières 
pièces du recueil des satires pour ne voir, dans tout le 
passage sur les inconvénients d'une trop longue vieil- 
lesse, qu'une pitoyable déclamation due à quelque obs- 
cur et maladroit rhéteur '. 

Cependant le poète n'a pas encore épuisé son sujet. 
Aux maux physiques qu'il vient de retracer d'une façon 
si navrante, il oppose avec la môme éloquence les mi- 
sères morales inhérentes à une vie trop prolongée. 
L'idée n'est pas neuve, sans doute, et se rapproche des 
thèmes d'école si chers parfois à notre poète ; mais avec 
quelque rare bonheur, avec quel sentiment profond elle 
est traitée ! En admettant que notre intelligence, au 
lieu de baisser et de s'éteindre avec les années, comme 
cela arrive généralement, demeure entière, il y a d'au- 
tres châtiments réservés à une vie trop longue : « Il 
nous faudra conduire les funérailles de nos enfants, 
contempler le bûcher d'une épouse bien-aimée et les 
urnes qui contiennent ce qui reste de notre frère et de 
nos sœurs. C'est dans un chagrin éternel, c'est dans les 
larmes et dans une maison sans cesse dépeuplée par la 



^ Voyez par exemple dans Hamlet la scène des fossoyeurs, déjà 
plusieurs fois mentionnée. 
^ Der echte und der unechte Juvenal, p. 32 et 33. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 241 

mort qu'il faut vivre et vieillir couvert d'habits de 
deuil. » 

Funera natorum, rogus aspiciendus atnatœ 
Conjugis, et fratris plenœque sororibus urnas. 
Hœc data pœna diu viventibus^ut, renovata 
Semper clade domus^ multis in tuctibus ingue 
Perpétua mœrore et nigra veste senescant *. 

Chacun ici peut appliquer à soi-même ou aux siens 
ces vers d'une si navrante tristesse, et qui éveillent au 
fond du cœur de si déchirants souvenirs. Quanta Juvénal, 
il confirme ce qu'il avance par des exemples pris parmi 
les grands de la terre, et appartenant à ces temps con- 
nus de tout le monde, c'est-à-dire aux temps héroïques. 
Ces infortunés et illustres vieillards, à qui la nature a 
infligé le châtiment d'une vie trop longue, s'appellent 
Nestor, Pelée, Priam, condamnés tous les trois à sur- 
vivre à des fils bien-aimés, leur orgueil et leur joie, et 
réduits à maudire une longévité si féconde pour eux en 
douleurs. Mais c'est le destin de Priam surtout qui 
inspire à notre satirique des vers dignes d'Homère et 
de Virgile, Priam qui, s'il était mort à temps, n'eût 
pas vu Troie en cendres , tous les siens massacrés au- 
tour de lui, et n'aurait pas terminé sa vie sous le glaive 
de Pyrrhus, au pied de ses autels domestiques. Après 
le chantre de l'Enéide, à qui ce sujet avait inspiré le 
plus pathétique tableau *, Juvénal, grand peintre en- 
core, a décrit, lui aussi, la mort du père d'Hector : 

« A quoi lui ont servi ses longues années? à voir la ruine de 
son empire, l'Asie dévorée par la flamme^ ravagée par le fer. 
Alors, soldat tremblant, il dépose sa tiare, saisit ses armes et 

' V. 241-246. 

2 .En. y II, 52l)-559. 



242 CHAPITRE IX. 

tombe devant Tau tel de Jupiter comme un vieux taureau, qui 
tend son cou maigre et décharné au couteau d'un maître, et 
meurt déjà oublié par l'ingrate charrue qu'il a traînée si long- 
temps *. » 

Et maintenant que le poète a épuisé sa thèse et mon- 
tré par des exemples frappants Tinanité de nos vœux, il 
nous donnera ses conclusions dans une page sublime 
où se développent ses propres principes. Il y a là une 
morale et une sagesse qui rappellent Socrate ou Épic- 
tète, et que le christianisme lui-même ne désavouerait 
pas. 

« Est-ce à dire que les hommes ne doivent rien désirer ? Veux- 
tu un conseil ? Laisse aux dieux le soin d'apprécier ce qui con- 
vient le mieux à nos intérêts. Ils nous donneront ce qui nous 
convient, ce qui nous sera réellement utile. Nous demandons ce 
qui nous plaît; ils nous accorderont ce qu'il nous faut. Ils ai- 
ment mieux l'homme que Thomme ne s'aime lui-même.... Si 
néanmoins tu tiens à former un vœu quelconque demande- 
leur la santé de l'esprit et du corps; demande-leur un cœur ferme^ 
exempt des terreurs de la mort, qui sache envisager la Gn de la 
vie, inaccessible à la colère, aux convoitises, porté à préférer les 
travaux d'Hercule et ses cruelles épreuves aux faveurs de Vénus, 
aux festins et au duvet de Sardanapale. Mais ces biens que je 
te montre, tu peux te les procurer toi-même. L'homme, pour 
trouver le calme, n'a d'autre chemin à suivre que celui de la 
vertu *. » 

Aux maux extrêmes, le moraliste oppose les remèdes 
extrêmes, la vertu pure et absolue. Et une preuve que 

* Longa dies igitur quid contulit? omrda vidit 

Eversa et flammis Asiam fer roque cadentem. 
Tune miles tremulus posita Mit arma tiara, 
Et mit ante aram summi Jovis ut vetulus bos, 
Qui domini cultris tenue et miserabile collum 
Prxbet, ab ingratojam fastiditus aratro. 

(V. 265-271.) 

^ y. 346-365. 



DE LA VANITÉ DE NOS DÉSIRS. 243 

ce remède n'était pas si chimérique qu'on pourrait être 
tenté de le croire, c'est la vie exemplaire et la mort 
sublime de quantité de gens de bien contemporains 
ou à peu près de Juvéual ; et, pour revenir sur ce ma-- 
gnifique épilogue, on peut dire qu'il serait difficile de 
s'élever plus haut que ne le fait ici le poëte moraliste, 
ni de faire entendre des paroles plus dignes de servir 
de règle de conduite à l'humanité ^ 

Ainsi, pour nous résumer, ou plutôt pour résumer 
la pensée générale de la dixième satire, nous dirons : 
Fortune, éloquence, beauté, pouvoir, gloire des armes 
et longue vie, chimères et fumée que tout cela ! Ce que 
l'homme a de mieux à faire, c'est de se résigner à la 
volonté des dieux, de leur demander une âme exempte 
de mauvaises passions et capable de marcher dans le 
rude mais salutaire sentier de la vertu. 

Qui parle ainsi? est-ce un poëte païen, un moraliste 
stoïcien ou bien quelque écrivain sacré? On pourrait 
facilement s'y tromper. Quant à nous, nous ne connais- 
sons de meilleur commentaire à l'ensemble de la satire 
des Vœux^ ainsi qu'aux conclusions si élevées auxquel- 
les elle aboutit, — et l'honneur du rapprochement n'est 

' On croirait entendre Massiilon prêchant sur la fausseté des gloi» 
res humaines, et s*écriant à propos de nos vains et aveugles désirs : 
« Non, non, il n'y a de grand dans les hommes que ce qui vient de 
Dieu. La droiture du cœur, la vérité, l'innocence, l'empire sur les 
passions, voilà la véritable grandeur et la seule gloire réelle que per- 
sonne ne peut nous disputer. Tout ce que les hommes ne trouvent 
que dans eux-mêmes est sali pour ainsi dire par la même boue dont 

ils sont formés La religion, la piété envers Dieu, la fidélité à 

tous les devoirs qu'il nous impose à l'égard des autres et de nous- 
mêmes, une conscience pure et à l'épreuve de tout , un cœur qui 

marche dans la justice et dans la vérité, supérieur à tous les obs- 
tacles qui pourraient l'arrêter, insensible à tous les attraits rassem- 
blés autour de lui pour le corrompre, élevé au-dessus de tout ce 
qui se passe et soumis à Dieu seul, voilà la véritable ^q\\^. ^^ 



244 CHAPITRE IX. 

pas médiocre pour Juvénal, — que ces paroles tirées 
de l'Ecclésiaste : a Vanité des vanités et tout est vanité. 
Grains Dieu et garde ses commandements, car c'est là 
tout rhomme *. » 



^ Chap. XII, y. 10 et 16. 



CHAPITRE X. 



lie luiLe de la toMe '• 



Les Romains ont toujours été regardés comme le 
peuple le plus gourmand de la terre. Dans leur histoire 
il y a des noms qull suffit d'énoncer pour éveiller en 
nous tout un monde de souvenirs gastronomiques. 
Qui n'a pas entendu parler des LucuUus, des Atticus, 
des Vitellius, des Héliogabale, des Apicius? 

Le goût inné des Romains pour la bonne chère et 
ce que lui sert, pour ainsi dire, de cadre ordinaire, 
comme la splendeur des salles à manger, la richesse 
de la vaisselle, la recherche dans le personnel des ser- 
viteurs, etc., etc., fut augmenté encore, on peut le 
dire, à la suite des conquêtes faites en Grèce, en Asie et 
dans r Orient en général, ce pays de délices et de mol- 
lesse par excellence. 

Ce n'est pas que le public ne s'en émût. La loi 
Fannia * et la loi Licinia * furent portées dans le but 
de réprimer ce luxe; et Sylla, nommé dictateur, eut le 
tort de lesmitiger. Le fléau augmentait toujours et dans 
des proportions énormes; Tacite, en effet, raconte * que, 



' Sat, XI. 
^ Elle est de 591. 
^ Promulguée en 642. 
* Ann,t llî, LU. 



246 CHAPITRE X. 

SOUS le règne de Tibère, les édiles firent, à peu près, ce 
que nous appelons un rapport sur les excès du luxe de 
la table. Ce rapport fut envoyé à Tibère alors retiré à 
Caprée. Tibère, qui, tout mauvais prince qu'il était, 
s'occupait cependant de tout ce qui touchait aux inté- 
rêts de TEmpire, répondit, selon son habitude, par un 
message au sénat. Tout en rendant justice au zèle des 
édiles et tout en déplorant lui-même le mal signalé, 
il n'osa le réprimer; il n'y voyait d'ailleurs pas de re- 
mède et il craignait, nous dit l'historien romain, de 
soulever contre lui des haines nouvelles en faisant la 
guerre aux vices de quelques particuliers puissants *. 
Tacite constate néanmoins, à la suite de ce récit, que 
le mal diminua plus tard, et il attribue cet heureux 
changement à l'arrivée au pouvoir de Vespasien*, 
prince sage, réglé, économe même jusqu'à l'avarice. 
Tacite s'est fait illusion; car, trente après, Juvénal, 
dans la satire que nous allons étudier, se croit obligé 
de s'élever contre le luxe de la table et la gourmandise 
de ses contemporains ; ces vices-là avaient donc reparu 
de plus belle, et le mal était allé croissant. Ce sujet 
rentrait naturellement dans le cadre que s'est tracé 
notre poëte ; le luxe de la table et la gourmandise cons- 
tituent presque, en effet, un crime social justiciable 
de celui qui s'était fait le censeur des mœurs publi- 
ques et privées de son temps. Mais, hâtons-nous de le 
constater tout d'abord, la satire dont nous allons nous 
occuper tranche singulièrement, par le ton comme par 
le style, avec la manière habituelle de notre poëte. Tout 
en continuant à fustiger, comme c'est son rôle et sa 
vocation, les mœurs et la corruption contemporaines, 

^ Ann,, ni, c. LIT. 
' Ibid.f c. Lv. 



LE LUXE DE LA TABLE. 247 

il déroge pourtant ici à son procédé ordinaire, à sa gra- 
vité naturelle. La satire onzième est certainement celle 
où Juvénal nous apparaît sous l'aspect le plus aimable 
et le plus gracieux. Il semble se rapprocher tout à fait 
du ton, de la tournure d'esprit d'Horace. Cette satire 
est moins une satire qu'une de ces épîtres familières 
qu'écrivait si volontiers le poëte de Venouse. On nous 
y dit de grandes vérités sur un ton souvent badin, et 
les leçons morales y naissent en foule. 

Juvénal est censé écrire à son ami Persicus, — un 
nom vrai ou supposé, — pour l'inviter à souper dans 
sa maison de campagne de Tibur ; et il fera contraster 
la frugalité de sa table avec le luxe et la profusion 
qui distinguaient les repas du monde élégant de l'é- 
poque. Celui auquel Persicus est convié se donnera 
pendant les fêtes Mégalésîenncs, alors que toutes les 
affaires cessent et que l'esprit doit être libre de toute 
préoccupation, de tout souci. L'esprit de Juvénal est 
en quelque sorte lui-même en fête; il sera donc de 
bonne humeur, et, dans le rapprochement qu'il fera 
du présent avec le passé, il y aura plus de douleur 
que d'amertume ou de colère; la perspective qu'il 
a de trouver dans le fond de son habitation rustique 
de Tibur comme un asile contre les bruits et les agi- 
tations d'un siècle affairé et corrompu, l'espoir de 
goûter avec un ami fidèle des plaisirs plus nobles que 
ceux que poursuit la foule, tout cela calmera pour au- 
jourd'hui le sang de notre satirique, déridera quelque 
peu son front menaçant et permettra aux grâces aima- 
bles et faciles de se jouer autour des lèvres du sévère 
Romain *. 



* J'emprunte la plupart de ces détails à M. Ott. Ribbeck. IDer 
eckte und der unechte Juvénal, p. 83.) 



248 CHAPITRE X. 

Le morceau dans son ensemble, je ne crains pas de 
l'affirmer, est un véritable petit chef-d'œuvre de grâce 
et de fine ironie; il n'est déparé que par un préam- 
bule déplacé, d'une longueur démesurée et d'un goût 
très-douteux. Ce préambule, nous n'hésitons pas à le 
considérer, avec le savant M. Ott. Ribbeck, comme une 
interpolation grossière et maladroite *; nous le retran- 
cherons donc de notre analyse et nous passerons sans 
autre transition à l'endroit même où Juvénal entre 
réellement, carrément, en matière selon sa coutume, 
en invitant son ami Persicus au modeste repas dont 
nous avons parlé. 

Le poëte nous introduit tout de suite, avec son hôte 
Persicus, dans son intérieur, dans son intimité. Le 
terrible censeur des mœurs, dont nous n'avons jusqu'ici 
guère entendu que la voix vibrante et vengeresse, adou- 
cit cette voix, se montre à nous en négligé, en désha- 
billé, en quelque sorte, au sein de sa vie privée. L'ac- 
cusateur public fait place au maître de maison; écou- 
tons-le : 

« Ce soir même, Persicus pourra s'assurer si Juvénal 
mène, oui ou non, une vie conforme à ses principes, 
s'il est de ceux qui vantent fort le régime frugal et 
font bombance à huis clos, de ceux qui devant le monde 
demandent à leur esclave, tout haut, de la bouillie, et 
tout bas des friandises. » Tout ici sera simple, etle poëte 
recevra Persicus comme Évandre reçut jadis Hercule et 
Énée*. Et à l'avance Juvénal donne à son hôte futur le 
menu du repas qui l'attend, menu dont le marché ne 



^ Je renvoie le lecteur à rargumentation si sensée et si serrée à 
Faide de laquelle le philologue de Kiel démontre la non-authenticité 
des 55 vers qui forment ce préambule. (Ribb., ouvr, cit. y p. 84-96.) 

' V. 56-60. 



LE LUXE DE LA TABLE. 249 

fera pas les frais. Lui aussi, comme jadis le vieillard, 
rhomme des champs, dont nous parle Virgile, chargera, 
comme on ya le voir, sa table de mets non achetés^. Ce 
menu, ces mets, quels sont-ils? Les voici : « Un che- 
vreau gras qui n'a pas encore brouté l'herbe, ni touché 
aux branches des jeunes saules : il a plus de lait que de 
sang dans le corps ; puis des asperges ; la fermière, quit- 
tant un instant son fuseau, les a cueillies dans la mon- 
tagne; puis de gros œufs bien chauds sortant du foin 
dans lequel les poules les ont pondus; enfin des raisins 
conservés pendant une partie de l'année, aussi beaux 
que s'ils pendaient encore à leurs ceps, des poires de 
Sygnie et de Syrie, et, dans les mêmes paniers, des 
pommes aux frais parfums, qui le disputent à celles du 
Picénum; on peut en manger en toute sûreté, les 
froids de l'hiver les ont séchées et ont corrigé leur 
âcreté *. » 

Quelle ravissante peinture de la frugalité bour- 
geoise ! quelle fraîcheur de coloris et quel parfum de 
la vie rustique ! Il y a là des détails que, chez les an- 
ciens, l'auteur des Géorgiques^ et, chez les modernes, 
Jean-Jacques Rousseau, ou bien encore l'inimitable 
écrivain de la Mare au Diable^ ne désavoueraient pas. 

Ce repas si frugal que Juvénal compte offrir à son 
ami Persicus lui rappelle la frugalité des anciens Ro- 
mains; et voici que, par une transition toute naturelle, 
il est amené à jeter un coup d'oeil rétrospectif sur le 
bon vieux temps, où l'on était si ignorant de toute 
espèce de raffinement de luxe et surtout de tout art 
culinaire; on a là, sous forme de digression, une admi- 

' Dapibus mensas onerahat inemptis. 

{Géorgiques, IV, 133.) 

2 V. 65-77. 



250 CHAPITRE X. 

rable peinture. Je ne fais que la résumer. Pour les an- 
ciens sénateurs, un tel souper, quelque frugal qu'il puisse 
être, eût été cependant une vraie débauche. Curius Den- 
tatus ne faisait-il pas cuire lui-même, sur son pauvre 
foyer, les légumes de son jardin ? Et dire qu'aujourd'hui 
les esclaves qui travaillent enchaînés dédaigneraient le 
régime de Curius! Oui, jadis le fin morceau des jours de 
fête était le dos d'un porc suspendu au plafond. Les Ro- 
mains d'autrefois célébraient-ils une naissance, on ser- 
vait à ses amis et parents une tranche de lard en y ajou- 
tant vm peu de viande fraîche s'il restait un morceau de 
la victime du jour. A ce repas de famille on voyait 
plus d'une fois accourir quelque cousin trois fois con- 
sul, ancien général d'armée ou dictateur. Quittant ce 
jour-là plutôt que de coutume le champ que de ses 
mains victorieuses il cultivait sur la montagne, il venait 
prendre part, la bêche sur l'épaule, au repas de famille. 
Au temps des Fabius, des Caton, des Scaurus et des 
Fabricius , quand un censeur lui-même redoutait les 
rigueurs d'un collègue, on ne se souciait guère de savoir 
dans quel parage de l'Océan nageaient les tortues des- 
tinées aujourd'hui à décorer les lits des fiers descen- 
dants d'Lnée. Alors ces lits n'avaient pour tout orne- 
ment à leur chevet de bronze qu'une tête d'âne cou- 
ronnée de pampre, devant laquelle folâtraient de rus- 
tiques enfants. Les mets qu'on servait étaient simples 
comme la maison et les meubles. En ce temps le soldat 
romain ignorait le prix des chefs-d'œuvre de l'art grec; 
trouvait-il dans le butin, après avoir renversé des cités, 
des coupes ciselées, il les brisait pour en orner son 
cheval ou son casque. Ce qu'on avait d'argent, on ne le 
faisait briller que sur ses armes. Quant au souper, qui 
consistait en farine bouillie, on le mangeait sur des 
plats de terre étrusque ; les tables alors étaient de noyer, 



LE LUXE DE LA TABLE. 251 

et encore ne les convertissait-on en meubles que lors- 
qu'un coup de vent avait renversé l'arbre. Aussi, à 
cette époque reculée, les dieux satisfaits de la sim- 
plicité des mœurs étaient plus favorables aux hommes. 
Jamais Jupiter ne veilla mieux sur les destins de 
Rome que lorsqu'il était encore d'argile, et que l'or 
n'avait pas souillé son image; c'est la voix des dieux 
taillés dans un métal grossier qui au milieu de la nuit 
avait averti les Romains de l'approche des Gauloise 

Admirable tableau, bien digne d'inspirer quelque 
grand artiste! L'histoire s'y mêle au paysage. Je ne 
sais, en vérité, si l'on a jamais mieux représenté, que 
ne le fait ici le poëte, ces vieux Romains des premiers 
temps, dont la frugalité égalait les mâles vertus. Il y 
a là de magnifiques coups de pinceau ; Juvénal se plait 
dans la peinture de ces mœurs antiques; pour lui, 
comme pour Tacite, la grandeur romaine se confond 
avec la simplicité romaine. Il y a quelque chose d'ho- 
mérique dans la manière dont on nous montre les 
grands hommes de la vieille république, revenant, au 
soleil couchant, de la montagne pour prendre part à 
une fête de famille, dont la sobriété, jointe à une 
cordialité primitive, faisait tous les frais : 

Sicci terga suis, rara pendentia crate^ 
Moris erat quondam festis servare diebiis, 
Et natalicium cognatis ponere lardum. 



Functus ad has epulas solito maturius ibat 
Erectum domito re/erens à monte ligonem. 

Alors aussi tout était à l'avenant; telles mœurs, tel 
intérieur, tel mobilier, telle vaisselle; témoin cette 



* Conf.yW. 77-117. 



252 CHAPITRE X. 

tête d'âne surmontant les lits de table et servant de di- 
vertissement aux espiègleries de naïfs petits paysans'; 
témoin ces tables en bois, ces plats en terre cuite, 
où Ton ne servait que des mets naturels. On se croi- 
rait transporté ici aux temps de Philémon et A^Baucis. 
Il y a quelque chose de touchant aussi et de profondé- 
ment moral dans cette remarque du poëte, qu'à cette 
époque, voisine de Tinnocence, la présence des dieux 
se faisait mieux sentir ; et qu'ils veillaient, plus volon- 
tiers qu'ils ne le font aujourd'hui où tout est luxe et 
corruption, aux destinées d'un peuple frugal et pieux. 
Notre la Fontaine s'est souvenu de ce trait, dont il a fait 
une heureuse imitation : 

Saluez ces péuates d*argile : 

Jamais le ciel ne fut aux humains si facile 
Que quand Jupiter même était de simple bois; 
Depuis qu'on Ta fait d'or, il est sourd à nos voix '\ n 

A cette frugalité, à cette simplicité des mœurs d'au- 
trefois, Juvénal oppose, et la leçon naît du contraste 
même, le luxe recherché et raffiné de son temps. 

Aujourd'hui on n'aime que ce qui est riche, rare, 
coûteux ; « aujourd'hui nos riches n'éprouvent nul plai- 
sir à table ; pour eux daims et turbots sont sans sa- 
veur, roses et parfums sans odeur, si leurs larges tables 

I L'âne était un des animaux consacrés à Yesta, déesse de la chas- 
teté, pour l'avoir sauvée par ses cris, d'une attaque téméraire de 
Priape (Ovid., Fasty VI, 318-348). Voilà pourquoi sa tête se trouvait 
comme ornement sur les lits de table, placés d'ordinaire dans 
l'atrium. Dans les œuvres d'art, il n'était pas rare non plus de 
voir la tête de l'âne couronnée de pampres, en souvenir sans doute 
de ce qu'il passait pour avoir taillé la vigne en broutant. Voilà 
pourquoi aussi Tàne, chez les anciens, était regardé comme la monture 
préférée de Bacchus. 

- PhiUmon ei Baucis, 



LE LUXE DE LA TABLE. 3&3 

rondes n*ont pour supports d'énormes pieds d'ivoire, 
portant à leur extrémité supérieure un léopard à gueule 
béante. On les fabrique avec les défenses que nous ex- 
pédient Syène, les Maures aux pieds rapides, l'Indien 
plus basané encore que le Maure, les forêts nabatiennes, 
où l'éléphant laisse tomber ses défenses quand elles sont 
trop longues et qu'elles gênent sa tête. Des tables à 
pieds d'ivoire, voilà ce qui excite l'appétit et vous dis- 
pose à manger; une table aux pieds d'argent est pour 
les Romains opulents ce que serait un anneau de fer 
au doigta» 

Le poëte se moque agréablement de la vanité de ses 
riches contemporains au sujet du luxe de leur table et 
de leur mobilier. Les choses, il faut l'avouer, ont fait 
bien du chemin depuis Juvénal. Que dirait le satirique 
romain, s'il revenait parmi nous et qu'il lui fût donné 
de pénétrer dans la salle à manger et de s'asseoir à la 
table de quelque célébrité du monde élégant de notre 
temps, traitant ses amis un jour de grand ya/a? Qu'est- 
ce que le luxe de table du plus riche Romain du temps 
comparq à la richesse et aux merveilles du luxe mo- 
derne? Les tables au pied d'ivoire dont parle Juvénal, 
avec leurs extrémités en forme de léopard, la gueule 
ouverte, feraient assez pauvre figure, j'imagine, à côté 
de ce que Ton étale de nos jours, en face de ces cris- 
taux, de ces porcelaines, de cette argenterie croisant 
leurs mille feux sous les bougies des lustres et des 
candélabres suspendus à des plafonds ruisselants de 
dorures. Que dirait le poëte à l'aspect de ces tentures, 
de ces nappes damassées, de ces fleurs rares dans des 
vases du Japon ou de Sèvres, mêlant leurs couleurs e 
leur éclat à tant d'autres magnificences ? 

* V. 120-130. 



364 CHAPITRE X. 

Et le menu des dîners romains que Juvénal, ici et 
ailleurs, nous a assez minutieusement décrit', pâlirait 
bien aussi quelque peu, je pense, à côté du faste et 
de la recherche que Ton voit figurer sur les tables de 
nos Lucullus modernes. Mais tout est relatif. Pour le 
temps où il vivait, le luxe de table était véritable- 
ment excessif, et tenait une large place dans la cor- 
ruption générale ; le poëte a raison de le flétrir. Il le 
fait avec d'autant plus d'autorité qu'il ne partageait 
aucune des folies de l'époque; il ne connaissait, lui, 
qu'une chose, une frugalité et une simplicité de bon 
goût, et il en prend occasion pour revenir sur le repas 
promis à Persicus, sur la simplicité avec laquelle il 
compte le traiter. A la frugalité toute champêtre du 
menu que nous connaissons, répondront l'humble qua* 
lité de la vaisselle, du service et l'honnête gaieté des 
propos de table. De là un tableau qui par la grâce et 
le charme rappelle, mais pour le dépasser, le début 
même de cette pièce. Nous sommes en pleine idylle, et 
il y a là, surtout au commencement et vers le milieu 
du tableau, des images, des pensées, des traits de na- 
ture qu'on dirait dérobés aux Grâces mêmes, ou, si 
on l'aime mieux, aux plus ravissants passages d'Ho- 
race ou de Virgile. Il faut traduire et citer : 

« On ne trouverait pas chez moi une once dMvoîre ; je ne pos- 
sède ni un dé ni un jeton de cette matière , les manches mêmes 
de mes couteaux sont en os, ce qui pourtant ne donne pas un 
mauvais goût aux viandes, et la poule qu'ils découpent n'en est 
pas plus mauvaise. 

« Tu ne verras pas chez moi un de ces maîtres d* hôtel ex- 
perts dans Fart de trancher, un de ces artistes sans pareil, élève 
du docte Tryphérus, chez lequel on apprend à découper avec 

' Voyez sati V. 



LE LUXE DE LA TABLE. 256 

des couteaux émoussés les mamelles d'une laie qui vieut de met- 
tre bas, le lièvre, le sanglier^ la gazelle^ le faisan de Scythie, le 
colossal flamant, la chèvre de Gétulie. Mon écuver n'excelle guère 
à enlever lestement un filet de chevreuil ou l'aile d'une poule 
d'Afrique. Il ne sait que trancher des pièces de viande grillée. Un 
esclave rustique, revêtu de vêtements grossiers qui le préservent 
à peine du froid, te versera à boire dans des coupes plébéiennes 
valant à peine quelques as. Ce n'est pas un esclave phrygien ou 

lycien ^ Quand tu demanderas quelque chose, parle-lui latin. 

Mes deux serviteurs ont même costume : cheveux courts et 
droits. Aujourd'hui seulement^ et en l'honneur de mon convive, 
ils sont un peu mieux peignés. L'un est le fils de mon pâtre, rude 
gaillard; l'autre est le fils de mon bouvier; il soupire après sa 
mère qu il n'a point vue depuis longtemps ; il est triste et re- 
grette sa chaumière, ses chevreaux, qu'il connaissait tous. C'est 
un enfant d'une physionomie ingénue; il a cet air décent qui 
siérait si bien sous leur pourpre éclatante à nos jeunes patriciens 2. 

Il te versera du vin récolté sur les montagnes d'oii il est venu, sur 
le sommet desquelles il jouait naguère. Le vin et Féchanson sont 
du même pays. 

« Pïe va pas te flatter de voir parattte, au milieu d'un cercle 
de chanteuses, des danseuses de Gadès aux attitudes impudiques, 
de celles qui, se baissant tout à coup, en jouant des hanches^ sou- 
lèvent un tonnerre d'applaudissements ^.. Ces divertissements- 

' Je retranche avec Heinricb, Hermann et Ribbeck, comme sus- 
pect d'interpolation, et d'ailleurs presque inintelligible ce qui suit : 
non a mangone pelUiis quisqttam erit : in magno» Voyez Ribbek, 
ouvr. cité, p. 134 et 135. 

^ Ju vénal ajoute avec sa crudité de langage habituelle : 

Nec pvpillares defert in balnea raucus 
Teslicùlos, necvellendas Jam prœbuit alas , 
Crassa nec opposito pavUius tegit inguina gutto. 

(V. 156-159.) 

3 M. Ribbeck rejette comme interpolés les six vers qui suivent 
dans les éditions ordinaires. Déjà Heinricb tenait pour suspects les 
vers 165 et 166 que certains manuscrits ne donnent pas, selon sa 
remarque^ et que d'autres donnent entre crochets. (Heinricb, Erhl^- 
rung, sat.XI, v. 165 et 166.) Voyez comment M. Ribbeck s'explique à 
son tour sur tout ce passage qui lui parait interpolé. (Ribb^, ouvr», 
ci^f p. 114.) 



256 CHAPITRE X. 

là ne sont pas faits pour ma modeste demeure. Permis à ce ri- 
chard de se réjouir au son des castagnettes accompagnées de 
paroles dont rougirait de se servir la malheureuse qui s*étale toute 
nue dans un bouge fétide. Laissons ces chants obscènes et ces 
débauches raffinées à ceux qui sont assez riches pour pouvoir 

vomir sur des marbres de mosaïque lacédémonieuDe 

Notre souper nous donnera des plaisirs d^une autre nature. On 
nous lira Tauteur de ï Iliade; on nous récitera les vers de ce 
Virgile dont le génie élevé rend entre ces deux rivaux la victoire 
indécise '. » 

Peut-être Juvénal, dans tout ce qui précède, s'est-il 
souvenu à la fois de Virgile et d'Horace. Qui ne se 
rappelle ce morceau si connu, si doux, inspiré par un 
cœur aimant, que soupire l'auteur des Géorgiques au 
souvenir des délices qu'offre à un esprit sage, ami du 
repos et de la nature, la vie et le séjour de la campa- 
gne»? 

Horace, de son côté, avec une grâce émue, nous 
a peint les joies que lui donne la vie des champs. Il 
y a là des détails qui présentent une analogie frap- 
pante avec certains traits de la peinture de Juvé- 
nal* 

« Chère campagne, quand te reverrai-je? Quand aurai-je le loisir 
de lire les anciens^ de dormir à mon aise, de ne rien faire et 
d'oublier tous les embarras de cette vie agitée? Quand verrai-je 
sur ma table la fève tant aimée de Pythagore, et un plat de lé- 
gumes cuits avec un petit morceau de lard? Soirées délicieuses ! 

' V. t31-l82. 

^ K Heureux, trop heureux Thomme des champs, s'il connaît son 
bonheur! Loin des discordes et des combats, la terre, dans sa juste 
libéralité, lui prodigue d'elle-même une nourriture abondante. Il n'a 
pas là sans doute une demeure élevée dont les portes magnifiques, 
aussitôt qu'elles s'entrouvrent, vomissent des flots pressés de clients 

empressés de faire leur cour Mais un repos assuré, une vie sans 

mécomptes et riche en trésors de toutes sortes,... voilà les biens 
qu'il y goûte. » (fiéorg. Il, v. 458, sqq.) 



LE LUXE DE LA TABLE. 257 

soupers dignes des dieux où je me régale^ auprès de mes pénates, 
entouré de mes amis les plus chers, sans oublier mes valets es- 
piègles, à qui je distribue les mets à mesure gue j'en ai goûté ; 
liberté plénière ; chacun vide sa coupe en buvant selon sa soif, 
sans être gôné par aucune entrave incommode; aux grands bu- 
veurs les grandes coupes, à d*autres, selon leur gré^ des coups 
plus modérés. Et puis Ton cause, non des métairies de celui-ci, 
ni des châteaux de celui-là^ ni de Lépos, ni de la supériorité de 
sa danse sur les danseurs de son temps ; mais nous nous entrete- 
nons de choses qui nous touchent de plus près et qu'il est bon de 
savoir : si le bonheur de Fhomme est dans la richesse ou dans la 
vertu, si Tattraitde Tamitié gît dans un intérêt égoïste ou dans 
la beauté même du sentiment^ en quoi consiste le vrai bien, quel 
est le souverain bien ^. » 

Ainsi Horace, comme Juvénal, nous introduit dans 
sa vie intime, et cette yie est celle d'un philosophe 
et d'un sage, ami du bien, de la simplicité et de Thon- 
nête, regardant comme indigne de lui tout propos vain, 
tout plaisir grossier. Ce qu'aime Horace, après un re- 
pas frugal, c'est la conversation sérieusement aimable 
de quelques amis, les entretiens roulant sur quelque 
point de philosophie morale et pratique. Voilà le régal 
qu'il offre à ses hôtes de la campagne. Ce qu'aime 
avant tout Juvénal, c'est le repas rustique, ce sont les 
doctes veillées, dont les deux plus grands poètes de 
l'antiquité grecque et latine faisaient les frais; à ces 
poètes, on le sent bien, il a voué un culte, et ce culte 
chez lui est de la reconnaissance ; tous les deux sont 
ses maîtres, et, malgré la différence qui sépare la satire 
de l'épopée, il s'est inspiré plus d'une fois de leur 
génie, et il leur doit plus d'une beauté. 

Cette vie, ces goûts, ces sentiments du poëte, con- 
trastent singulièrement avec la vie, les goûts et les 
sentiments de la plupart de ses contemporains^ riches 

» Sat. II, VI, V. 60-77. 



258 CHAPITRE X. 

et blasés, qui tombaient d'un excès dans un autre. Après 
les festins luxueux, et comme couronnement, venaient 
la débauche et l'orgie. Quelque corrompues que fus- 
sent déjà, au temps d'Horace, les mœurs publiques et 
privées, on ne voyait cependant encore rien de sem- 
blable à ce que Juvénal flétrit ici. On pouvait bien, du 
temps d'Horace, dans telle ou telle maison, parler af- 
faires, acquisitions de propriétés ou placements de fonds, 
ou s'entretenir du succès de tel ou tel artiste, du suc- 
cès de telle ou telle œuvre, — toutes choses qui, au- 
jourd'hui encore, défrayent nos conversations pendant 
et après le repas ; — mais tout cela était bien innocent 
en comparaison de ce qui se pratiquait chez les grands, 
après leur dîner, au temps de notre satirique. 

Notre dix-neuvième siècle, nous avons pu le consta- 
ter plus d'une fois dans le cours de ces études, notre 
dix-neuvième siècle a plus d'un rapport avec celui dont 
Juvénal s'est constitué l'accusateur et le juge. Non-seu- 
lement notre luxe de la table a dépassé le luxe de la 
table chez les Romains, mais nous aussi, nous avons 
besoin, ce semble, de fouetter, par d'acres stimulants, 
nos sens émoussés et assoupis. Les Romains, après leur 
repas, se plaisaient aux danses lascives et aux chants 
éhontés de filles espagnoles venues de Gadès. Eh bien! 
ces chanteuses et ces danseuses, au regard impudique 
et au geste provocant, qui se baissent jusqu'à terre en 
jouant des hanches, des bras et des épaules, nous en 
sommes aussi friands que les Romains de Juvénal, 
nous les avons de même, nous les recherchons, nous 
les encourageons. Qui d'entre nous, au sortir de quel- 
que dîner plantureux et pour terminer le plus agréa- 
blement possible une soirée si bien commencée, n'a 
été s'asseoir volontiers dans certains établissements en 
plein air si mal fréquenlte ^l ^jovvctant si en vogue 



LE LUXE PB LA TABLE. 569 

depuis quelque temps, pour voir et entendre telle chan- 
teuse ou telle danseuse digne en tout point des lascives 
Espagnoles de Gadès? Et, rapprochement plus curieux 
encore, — c'est là un signe du temps, — on ne croit 
certes pas mal faire, ni se compromettre soi-même ni 
ses hôtes en appelant dans sa maison telle cantatrice 
téméraire et pervertie, chargée d'amuser tout un public 
d'honnêtes gens en étalant devant eux ses talents cor- 
rupteurs. 

Les orgies auxquelles se livrent, après souper, les 
riches Romains, orgies si vivement décrites par Juvé- 
nal, font ressortir davantage encore la sobriété du 
poëte et la simplicité de sa vie ; d'un autre côté, le nom- 
breux personnel des domestiques attachés aux grandes 
maisons fait contraste, d'une manière non moins pi- 
quante, avec le petit nombre, et surtout le caractère 
naïf, primitif, de ses serviteurs à lui. Tout ce passage 
où il se plaît à nous faire leur portrait rappelle, par la 
grâce des détails et la fraîcheur du coloris, la description 
qu'il a déjà faite, dès le début, du menu même qu'il 
destine à son hôte. Vous ne trouverez rien de plus gra- 
cieux, de plus doux, de plus agréable dansThéocrite ni 
dans Virgile. Il y a là des traits de nature admirables, 
auxquels se mêle un sentiment profond. Ces deux ser^- 
viteurs vigoureux, non venus du dehors ni étrangers h 
l'Italie, mais indigènes et parlant l'atin, l'un d'eux 
surtout remplissant les fonctions d'échanson avec sa 
bonne et ouverte figure d'honnête adolescent, ce fils du 
bouvier qui trouve le temps long loin de sa mère, de 
sa chaumière et de ses chevreaux, 

Suspirat longo non visa m tempore matrem^ 
Et casulam et notos tristis desiderat hxdos^ 

i 

et se charge de verser du vin récoM ^wc \^^ TSiWiXaîgew^^ 



360 CHAPITRE X. 

qui le virient naître et folâtrer, le vîn et l'esclave étant 
du même cru, 

Hic tibivina dabit diffusa inmontibus illis, 
A quibus ipse venil, quorum sub vertice lusit ; 
Namqueuna atgue eadem vini patria atque minîstri ^ 



• •• 



tout cela est charmant ; ce sont des images ravissan- 
tes, idylliques , inimitables. 

Viennent ensuite quelques sages conseils que le poëte 
donne à son ami. Pour jouir comme il convient de 
Thospitalité qu'on lui offre, Persicus doit apporter 
toute sa liberté d'esprit, sans se soucier des mille pe- 
tites misères de la vie, qui, si Ton s'en préoccupe 
trop, nous gâtent tous les plaisirs. II y a ici une ma- 
nière philosophique d'envisager la vie, manière plus 
facile d'ailleurs à recommander qu'à suivre. Je crois 
même que Ju vénal va un peu loin. Si la femme de 
Persicus trahit la foi conjugale et trompe chaque jour 
par d'indignes manœuvres son mari, Persicus ne devra 
pas s'en affliger. Qu'il se chagrine moins encore de 
certains petits tracas de maison, c^est-à-dirc de tout ce 
que des esclaves étourdis ou infidèles pourraient casser 
ou dérober. Qu'il laisse toutes ces peines au seuil de la 
porte de son hôte, et qu'il oublie surtout la douleur 
que cause l'ingratitude des amis : 



Ingratos ante omnia pone sodoles 2. 



* C'est bien à tort selon nous que le trop scrupuleux M. Ribbeck, 
retranche ce dernier vers comme interpolé. 

^ V. 192. Horace a mainte fois ei primé cette idée (voyez surtout 
son ode à Thaliarque (I, ix), celle à Licinius (H, x) et enfin celle à 
Birpinu^ (II, xi). Je la trouve aussi dans notre Molière; le rappro- 
chement me parait piquant : « La vie est mêlée de traverses; il est bon 
de 8*y tenir sans cesse préparé, et j*ai ouï dire il y a longtemps une 



LE LUXE DE LA TABLE. 261 

Un commentateur * fait remarquer, non sans raison, 
que la haine de Juvénal contre les femmes, qui a fait si 
violemment explosion dans sa sixième satire, éclate ici 
encore fort malicieusement; son dernier mot à ce sujet, 
à en juger par l'avis donné à Persicus, semble être tout 
simplement le mépris. 

Le trait foudroyant lancé en passant contre l'ingra- 
titude des amis vaut presque à lui seul une satire en- 
tière. Peut-être Juvénal avait-il été victime lui-même 
d'une amitié trahie, et la philosophie seule lui avait-elle 
appris à s'en consoler. 

Préparé de la sorte à l'accueil et au repas qui l'at- 
tend chez son ami, Persicus se mettra donc en route 
pour la campagne de Juvénal, et laissera les Romains 
de la grande ville s'amuser à leur gré pendant les fêtes 
Mégalésiennes qui vont s'ouvrir. Ces fêtes, consacrées 
à Cybèle, duraient cinq jours et se donnaient d'ordi- 
naire au commencement d'avril. On les célébrait en 
se livrant avec fureur aux jeux du cirque, c*est-à dire 
aux courses des chars et des chevaux*. Ce n'est pas Ju- 
vénal qui voudra sacrifier son séjour à la campagne à 
la célébration de ces jeux de Rome. Libre à ceux, fait- il 
remarquer, qui aiment ces sortes de distractions de se 
ruer au cirque avec la foule, de se passionner pour la 
couleur de tel ou tel cocher, de former des paris hasar- 

parole d'un ancien que j*ai toujours retenue : Que pour peu qu'un 
père de famiUe ait été a Lisent de chez lui, il doit promener son es- 
prit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer, 
se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, 
son fils estropié, sa tille subornée, et ce qu'il trouve qui ne lui est 
point arrivé, Timputer à bonne fortune. » IFourberies de Scapin, 
acte II, se. Yiii.) 

' W.-E. Weber {Die Satiren des Juvenals. Erklxrung. Halle, 1838, 
p. 545). 

' Voyez Weber, loc, cit. 

1&. 



^62 CHAPITRE X. 

deux et de faire la cour aux dames à la mode encom- 
brant les gradins. 

De tels spectacles, encore une fois, ne sauraient ten- 
ter notre poëte philosophe : ses goûts ne sont pas aussi 
mondains. Il aime les plaisirs moins bruyants, et, en 
somme, plus sérieux. La fin de son épître à Persicus 
couronne dignement tout le reste; c'est la même bon- 
homie, la même sérénité d'esprit : « Pour nous qui 
sommes \ieux, mettons bas notre toge et allons chauf- 
fer notre peau ridée aux rayons d'un soleil du prin- 
temps. Quoiqu'il ne soit que onze heures du matin, tu 
peux te présenter aux bains. Par exemple tu ne pour- 
rais mener cette yie pendant cinq jours de suite. Tu 
en aurais bien vite assez. Plus rare est le plaisir et plus 
il a de prix*.» 

On le voit, en faisant la guerre à une plaie sociale 
de son temps, le luxe de la table, Juvénal, comme cela 
arrive mainte fois à Horace, nous révèle une foule de 
traits qui nous le font connaître et aimer. H nous ré- 
vèle ses goûts, sa vie, son intérieur, ses principes, 
sa philosophie en un mot, si capable aujourd'hui en- 
core, ce nous semble, de nous apprendre, sur plus 
d'un point, à régler notre vie. Voilà pour le fond des 
choses. Quant à la forme, cette satire, répétons-le, est 
une véritable et ravissante idylle. « Grâce au cadre même 
qu'il adopte, fait excellemment remarquer à ce sujet un 
critique éminent, admirateur sincère et ardent de Ju- 
vénal, grâce à la disposition de son esprit et de son 
humeur, il a laissé tomber de ses mains le glaive de la 
satire, dont il a l'habitude de s'armer dans les formi- 
dables accès de sa colère vengeresse. Il ne laisse pas 
sans doute de jeter un regard rapide, moqueur et 

» V. 203 sqq. 



LE LUXE DE LA TABLE. 268 

de travers sur les folles prétentions des riches en ma- 
tière de vaisselle, de meubles et de luxe de table, mais 
cependant sans insister sur ce point au-delà de ce qu'il 
faut pour faire ressortir, en manière de contraste, ses 
goûts personnels et la modestie de ses propres be- 
soins \ » 



*■ « Die Form des harmiosen Briefes an den Freund, die behagliche 
Feststimmung hat dem Yerfasser die schneidende Waffe des strafen- 
den Ingrimms fur diesmal aus den Hânder genommen. Den unsin- 
nigen ansprùchen des Beichen an Hausrath und Tafelfreuden aller 
Art gilt wohl ein vorùbergehender , spôUischer Seitenblick, aber 
ohnc das er sich langer dabei aufhielte als der Gegensatz zu den 
eigenen Neigungen undBedùrfnissen unbedingtzii forderu scheint. » 
(Otto Hihbeck, Der echte und der unechte Juvenalf p. 113.) 



CHAPITRE XL 



ïïin fête de l'amitié) les eoureurs de 

testaments ^. 



- Si ce morceau ne vaut pas le précédent pour Ten- 
semble des beautés et la richesse des détails, s'il dé- 
meure également inférieur à celui qui suit, pour la vi- 
gueur de certaines peintures et la hauteur des leçons 
morales, il ne laisse pas cependant d'être très-intéres- 
sant. Il rappelle le genre des épîtres familières dont 
Horace est l'inventeur, et dans lequel il nous a laissé 
de si charmants, de si inimitables modèles. 

Juvénal écrit à Corvinus, personnage qui nous est 
malheureusement inconnu, pour lui annoncer l'heu- 
reux retour de Catulle, un autre ami du poète, et sur 
lequel nous manquons également de renseignements , 
mais qui vient d'échapper, comme par miracle, à un 
épouvantable naufrage. En raison de cet heureux évé- 
nement, Juvénal, conformément à un usage religieux, 
offrira, ainsi qu'il en avait fait vœu, des prières et des 
sacrifices aux dieux, et le tout sera suivi d'un repas. 
Corvinus est invité à assister à cette double fête ; quant 
à Catulle, l'ami de cœur de Juvénal, il y sera convié 

* sat. xn. 



LA FÊTE DE L* AMITIÉ ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 265 

aussi, cela va sans dire, bien que le poêle n'entre pas 
dans ce détail; il y sera convié, puisque, aussi bien, il 
en est la cause première, et, pour ainsi dire, le héros. 
' Ce qui distingue la pièce, relativement très-courte, 
dont nous allons parler, c'est la vivacité du style, la 
vérité, le naturel des sentiments, la bonne humeur du 
poëte et un véritable mélange de gravité et de gaieté, 
de profondeur et de malice, un des caractères distinc- 
tifs de la muse de Juvénal. La douzième satire, comme 
la onzième, appartient au genre doux et reposé; dans 
l'une comme dans l'autre, Juvénal se met lui-même en 
scène, nous introduit dans son intérieur, nous associe 
à ses joies intimes, sans renoncer pourtant à sa voca- 
tion, à ses droits de critique et de censeur; car, au 
moment où nous nous y attendrons le moins, la bonho- 
mie de l'écrivain fera place à la malice du satirique, et 
il nous dévoilera^ en le raillant avec infiniment d'esprit 
et de gaieté , un certain vice social dont il ne nous 
avait pas encore parlé ; et cela sans que l'unité de là 
pièce en souffre le moins du monde. Mais ce qui fait 
surtout honneur à Juvénal, ce qui lui gagne tout aus- 
sitôt les sympathies du lecteur, c'est la sincère, l'heu- 
reuse expression que, d'un bout à l'autre de cette pièce, 
il a su donner au sentiment de l'amitié, sentiment digne 
de remplir une grande âme comme la sienne. 

Le début rappelle non-seulement certaines épîtres, 
mais encore et surtout certaines odes d'Horace, odes 
charmantes où le poëte célèbre le retour de quelques- 
uns de ses amis, revenus, les uns comme César-Auguste 
ou Varus de la guerre S les autres comme Plotius Nu- 
mida, par exemple, d'un lointain voyage *. Quels cris 



* IIF, xiv; n, VII. 

2 1, XXXTI. 



266 CHAPITRE XI. 

de joie, quelles réjouissances ! On immole des victimes; 
le vieux massique, conservé dans des amphores con- 
temporaines de Spartacus, coule à pleins bords. On se 
parfume les cheveux, on les entrelace de myrte, d'ache 
et de roses ; Tencens fume, la lyre résonne , on danse, 
on festine, on boit. Quel plaisir aussi a de perdre un 
moment sa raison dans le vin quand on retrouve un 
ami * » ! Aux yeux de Tépicurien Horace, une pointe 
de volupté ne gâte rien aux choses en pareille pccur- 
rence. Donc, vite, il fait mander la belle chanteuse 
Nééra, à la chevelure parfumée et négligemment re- 
levée par un nœud sans apprêt, ou la galante Damalis, 
destinée à enflammer le cœur de ceux que Ton fête *. 

Mais les distractions de ce genre, le grave Juvénal ne 
saurait les rechercher, ni pour lui ni pour ses amis. Sa 
maison, nous le savons, est chaste. On n'y admet ni ces 
danseuses espagnoles ni ces joueuses de castagnettes 
qui portent d'habitude le désordre chez les viveurs 
du temps ^ ; elles ne sauraient convenir à d'honnêtes 
gens comme Juvénal et ses amis. Mais pour tout le reste^ 
Juvénal entend le culte de l'amitié aussi bien qu'Horace; 
il la ressent avec la même tendresse, l'exprime avec la 
même grâce. Tout cela éclate dès les premières lignes 
de sa lettre. 

Ce jour pour lui est une plus douce fête que le jour 
de sa naissance. 

Nataliy Corvine, die mihi dulcior hœc lux''. 

» Recepto 

Dulce mihi fur ère est amico. 

(Il, VII.) 

* ni, XIV ; I, XXXVI. 

3 Voyez sat. XI, v. 162 sqq., et aussi les pages 255 et 256 de ces 

Études. 

* Sat Xll, 1. 



LA FÊTE DE L'AMITIÉ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 267 

C'est aujourd'hui que les autels de gazon attendent 
les victimes promises aux dieux qui ont sauvé Catulle 
de la mort; victimes modestes sans doute : ce sont 
deux brebis blanches destinées à Junon et à Minerve, 
et un tout jeune taureau réservé à Jupiter. Les poëtes, 
on le sait, ne sont pas d'ordinaire les favoris de Plu- 
tus. Ah! c( si Juvénal était riche et que la fortune ré- 
pondit à son affection n^ 

Si res ampla domi similisque affectibus esseV, 

il sacrifierait un de ces gros et superbes taureaux , tels 
que les nourrissent les plantureux paccages de l'Om- 
brie. 

Vers délicieux, pleins de sentiment, que le poëte ex- 
plique et commente si bien quand il ajoute qu'on ne 
saurait faire moins pour célébrer le retour d'un ami, 
encore frémissant du danger qu'il a couru ' 1 

Ce danger, on va nous le faire connaître maintenant 
dans tous ses détails et avec toutes ses péripéties. 

A ce sujet, il y avait lieu de craindre le développe- 
ment outre mesure d'un de ces lieux communs si 
chers aux rhéteurs, et de tout temps admis au nombre 
des exercices de l'école , je veux dire la description 
d'une tempête. Mais Juvénal, qui, dans ses dernières 
satires, n'a pas toujours su échapper à certains thè- 
mes convenus, s'y soustrait complètement ici. Cela 
ne tiendrait-il pas à ce que la vérité du sentiment con- 
duit à la vérité et à la juste mesure de l'expression? 
Rien de sincère et de naturel comme l'amitié de Juvé- 
nal pour Catulle, et comme les alarmes que lui cause, 
même après coup, l'idée de périls que Catulle a eu 

' Sat. XII, 10. 
3 15 et 16. 



268 CHAPITRE XI. 

à braver; voilà pourquoi rien de plus naturel aussi que 
le récit même où ce péril nous est raconté ; le sujet est 
banal par lui-même, mais le poëte a su le rendre ori- 
ginal en l'appropriant pour ainsi dire au sentim.ent 
qui le domine. Cher et pauvre Catulle! il a eu à lutter 
contre tous les dangers à la fois : Touragan, la foudre, 
l'incendie sont venus tour à tour fondre sur son navire ; 
en proie à tant de fléaux réunis, l'équipage se croyait 
perdu. Juvénal demande à Corvinus d'écouter et de 
compatir \ Faisons de même : 

« Déjà le flot remplit la moitié du vaisseau^ déjà les vagues 
irritées battaient alternativement les flancs de la poupe ; Texpé- 
rîence du vieux pilote n'était plus d'aucun secours au vaisseau 
errant au gré des flots. 

« Catulle alors , capitulant avec les vents, jette à la mer ses 
effets les plus précieux. Tel le c^stor^ pour échapper à la pour- 
suite de ses ennemis, se châtre lui-même, tant il connaît le prix 
que la médecine attache à Torgane dont il se prive : « Jetez à la 
« mer, s'écria Catulle, tout ce qui m'appartient » Il veut qu'on 
n'épargne ni ses habits les plus précieux, ni sa robe de pourpre 
digne de faire envie à nos voluptueux Mécènes...., il n'hésite 
même point de lancer à la vague son argenterie^ ces plats ^ 
chefs-d'œuvre de Parthénius, ces cratères aussi amples qu'une 
urne et digne de suffire à la soif d'un Pholus ^ ou de la femme 
de Fuscus^ ; puis des bassins, des assiettes, puis des coupes cise- 
lées, dans lesquelles avait bu le prince rusé qui paya la conquête 
d'Olynthe. Quel autre aujourd'hui dans l'univers entier serait 
capable comme Catulle de préférer à son argenterie, à ses tré- 



' Audi 

Et miserere iterum 

(V. 24 et 25.) 

^ Nom d'un centaure grand amateur du vin et possesseur d'im- 
menses coupes, dans lesquelles il faisait boire ses amis. (Athénée, 

XI, XGIX.) 

3 La même peut-être que celle qui, dans la satire YI, v. 320 , 
ffgare sous le nom de Sattfeia, 



LA FÊTE DE L'AMITIÉ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 269 

sors, sa vie et son salut*? Catulle jette encore à la mer quantité 
d'objets indispensables. Ce sacrifice n*apaise pas la tempête. Au 
milieu des périls qui le pressent, il se voit réduit à couper le 
mât et à se tirer ainsi de sa détresse. Il faut que le danger soit 
extrême pour qu'on mutile son vaisseau dans le seul but de le 
sauver. Va maintenant, va confier ton existence aux vents, fie-toi 
à ce bois équarri, toi que quatre doigts de distance ou sept au 
plus, si la planche est épaisse, séparent de la mort. Souviens-toi 
qu'avec tes bagages, tes provisions de pain, et tes cruches au 
large ventre, il faut aussi te munir de haches. A l'heure de la 
tempête tu en auras besoin. Enfin la mer courroucée s'aplanit 
et s'apaise; le temps devient plus propice au pilote; le destin 
triomphe de TEurus et des flots. Les Parques souriant à Catulle 
s'apprêtent à lui filer d'une main bienveillante des jours plus fa- 
vorables, et pour lui dévident leur blanche laine. Le vent qui 
souffle maintenant est presque aussi doux que l'haleine des 
brises. Le navire délabré file rapidement à l'aide de quelques vê- 
tements tendus en guise de voiles; celle de la proue a seule 
résisté. Mais TAuster se tait et le soleil ramène l'espérance. 
Enfin se montrent à l'horizon ces hauteurs chères à Iule et 
dont il préféra le séjour à celui de Lavinium, patrie de sa belle- 
mère ; elles doivent leur nom à cette fameuse laie blanche, objet 
de joie et d'admiration pour les Troyens, qui la trouvèrent en ce 
même lieu allaitant trente marcassins, prodige inconnu jus- 
que-là. Enfin le vaisseau de Catulle entre dans les eaux qu'enfer- 
ment les deux môles d'Ostie, cette Alexandrie de la mer de Tos- 
cane qui étend vers les navigateurs jusque dans la haute mer ses 
deux bras allongés et comme fuyaot les côtes de l'Italie; les 
ports creusés par la nature sont moins admirables. Avec son bâ- 
timent mutilé le pilote entre au fond de cette enceinte où les 

' Nous retranchons les deux vers suivants que Heinrich, Jahn, 
Hermann, mettent avec raison entre crochets comme suspects d'in- 
terpolation ; M. Ribbeck les supprime dans son édition pour le 
même motif : 

Non propter vitam faciunt patrimonia quidam, 
Sed vitio cœci propter patrimonia vivunt, 

(V. 50-51.) 

a Ce n'est pas pour vivre que certains hommes amassent, mais dans 
leur aveuglement ils vivent pour amasser. » Pensée bonne en elle- 
même, mais assez mal exprimée et en tout ca^ IcycV ^^'s^^^^^^> 



270 CHAPITRE XI. 

barques mêmes de Baïa seraient en sûreté. C'est là qu'à Tabri du 
danger, la tête rasée, les matelots babillards se plaisent à ra- 
conter les périls.auxquels ils viennent d'échapper*. » 

J'ai voulu citer en entier ce beau récit sans^ l'in- 
terrompre par aucune réflexion. Il forme un véri- 
table petit drame plein d'intérêt et d'émotion pour 
aboutir cependant, après avoir tenu Tesprit du lecteur 
longtemps en suspens, à un dénoûment heureux. 
C'est avec un art singulier que le poëte varie les inci- 
dents de sa tempête sans jamais perdre de vue son ami, 
qui en est le héros. Nous admirons le courage, le sang- 
froid , le désintéressement de Catulle, et bientôt nous 
nous intéressons, nous nous attachons à lui; comme le 
poëte son ami, nous aussi nous tremblons pour lui au 
moment où il est réduit, pour essayer -une dernière 
chance de salut, à couper le mât de son navire. Ainsi 
Homère, qu'on nous permette ce rapprochement, a su 
exciter nos sympathies et nos alarmes en faveur d'Ulysse 
luttant au milieu d'une tempête épouvantable contre 
les éléments conjurés *. Disons-le encore : de même 
qu'Homère, Juvénal, et je ne saurais trop l'en louer, 
s'est moins occupé des accidents matériels de l'orage 
que de son héros; ce qui nous touche surtout, c'est 
l'homme, ce sont les sentiments humains. De là aussi le 
singulier à-propos de cette apostrophe pleine d'une 
éloquente ironie adressée à l'homme en général dont 
la témérité à s'élancer sur la mer l'expose à tout instant 
à la mort la plus affreuse. On croirait entendre Horace 
maudissant l'audace de celui qui, le premier, sur un 



* V. 30-83. La traduction de ce morceau n'est pas aisée, vu la 
corruption évidente de plusieurs endroits du texte. Nous nous en 
sommes tenus à celui de M. Oit. Jahn. 

' Odyssée, Y, v. 291-458. 



LA FÊTE DE L'AMITIÉ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 271 

frêle esquif, osa affronter les \agues indignées *. Et ce 
qui justifie , ce qui rend intéressantes, chez Horace 
comme chez Juvénal, ces poétiques imprécations, c'est 
le sentiment même qui les inspire, le sentiment d'une 
tendre et sainte amitié ! Ce qu'était Virgile pour Horace, 
Catulle Test pour Juvénal : la moitié de son âme. 
Animœ dimidium. 

A la fureur de la tempête succède le retour du calme 
et du beau temps; de là, en quelques lignes, un ta- 
bleau plein de grâce et de charme, un véritable paysage 
maritime qui fait songer aux beaux vers dans lesquels 
Virgile nous a représenté Neptune apaisant, après une 
épouvantable tempête, les flots soulevés, dissipant les 
nuages et ramenant le soleil '. 

C'est avec un bonheur rare aussi, ce me semble , que 
Juvénal rappelle ici des souvenirs mythologiques et 
historiques chers à la vanité, à l'orgueil des Romains : 
ce mont Albin que les navigateurs découvraient tout 
d'abord en venant du côté de l'Étrurie, par exemple, et où 
le fils d'Énée, l'auteur futur de la race des Césars, avait 
bâti Albe la Longue, tirant son nom de cette truie blanche 
que Virgile, dans son Enéide % a eu soin de mention- 
ner parmi les merveilles du vieux Latium ; ce fameux 
port d'Ostie, œuvre colossale et l'un des plus audacieux 
monuments qu'aient jamais entrepris et exécuté le génie 
des Romains *, conçu par César, achevé sous Claude * 
seulement, et dont, à la fin du seizième siècle, on pouvait 
encore voir les débris imposants. La description qu'en 
donne ici Juvénal est faite, on le sent, d'après nature. 



I Odes y I, m. 

' Aùn,, I, 147 sqq. 

Mil, 389-393. 

^ Dion Gassius, LX, ii. 

^ Suét., Claude^ ch. xx. 



272 CHAPITRE XI. 

Il avait dû admirer plus d'une fois, et non sans une sa- 
tisfaction toute patriotique, ces digues artificielles, aux 
proportions gigantesques, construites en pleine mer, 
destinées à recevoir le choc des vagues et à faciliter aux 
grands navires portant les approvisionnements de Romr. 
rentrée de ces bassins, où jusqu'alors Tembouchure 
du bras nord du Tibre avait rendu toute navigation 
impossible *. 

Catulle vient d'échapper au danger, il est revenu 
sain et sauf. Et voici que le poëte, transporté de joie, 
appelle ses esclaves, leur ordonne de préparer les cho- 
ses nécessaires à l'accomplissement des vœux qu'il a 
faits pour le retour de son ami. Il y aura double fête; 
fête d'abord dans le temple de l'endroit, — à Tibur, sans 
doute, où Juvénal paraît avoir possédé une maison de 
campagne ', et puis fête domestique et intime en pré- 
sence des Pénates, qu'il ne conviendrait pas d'oublier en 
pareille circonstance. Grâce à l'art du poëte, on devient 
témoin des choses. On ne se rappelle plus qu'on lit 
tout simplement une lettre; l'illusion est complète; 
c'est à un petit drame qu'on assiste : « Allons, escla- 
ves, soyez attentifs et que vos bouches gardent un reli- 
gieux silence. Allez orner le temple de guirlandes et 
répandez la farine sainte sjur le couteau des sacrifica- 
teurs. Recouvrez aussi d'un gazon vert les autels où 
fume l'encens, où flottent les bandelettes. Je vais 
vous suivre, et dès que, selon le rit accoutumé, j'aurai 
rempli ce pieux devoir, je reviendrai dans ma maison, 
où mes Pénates de cire fragile et luisante seront ornés 
déjà de leurs gracieuses couronnes. Là j'apaiserai le 
Jupiter qui protège mon foyer , j'offrirai l'encens à mes 

' Suét., Claude, ibidem. 
' Sat XI, 65. 



LA FÊTE DE L'AMITIÉ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 273 

Lares paternels, et je sèmerai à pleines mains des vio- 
lettes de toutes couleurs. Déjà tout ici prend un air 
de fôte; de longs rameaux ombragent ma porte, et les 
lampes allumées avant le point du jour consacrent la 
fête que je prépare. 

c( Que ces tendres témoignages ne te soient pas sus- 
pects, Corvinus ; Catulle, dont le retour me fait élever 
tant d'autels, a trois petits héritiers. D'ordinaire, n'est- 
ce pas? on ne s'avise guère de sacrifier seulement une 
vieille poule, à moitié morte, pour un ami dont l'affec- 
tion serait si improductive; que dis -je, une vieille 
poule? on ne sacrifierait pas même une caille pour le 
salut d'un père de famille. » 

Ite igitur, pueri, linguîs anîmisquefaventes, 

Sertaque deluhris etfarra imponile culMs, 

Ao molles ornai e focos glebamque virent em ! 

Jam sequar, et sacro, quod prœstat, rite peraclo^ 

Inde domutn répétant, graciles ubi parva coronas 

Accipiunt fragili simulacra nitentla cera. 

Hic nostrum placabo Jovem^ Laribusque paternis 

Thura dabo, atque omnes violas jactabo colores, 

Cuncta nitentf longos erexitjanua ramos , 

Et matutinis operatur festa lucernis, 

Nec suspecta tibi sint hœc, Corvine : Catullus, 

Pro cujus reditu tôt pono altaria, parvos 

Très habet heredes, Libet exspectare, quis xgram 

Et clauderUem oculosgallinam impendat amico 

Tarn sterili, Ferum hœc nimia est impensa : coturnix 

Nulla unquam pro pâtre cadet*. 

Un des plus sévères critiques de Juvénal, dont on con- 
naît le spirituel mais quelque peu trop injuste juge- 
ment sur ce satirique, n'a pu s'empêcher de rendre 
hommage à ces vers : c( Ce passage est charmant, 
s'écrie M. D. Nisard; c'est de la poésie molle et facile 

» V. 83-98. 



274 CHAPITRE XI. 

comme celle de TibuUe, comme celle des églogues. Le 
trait de la fin n'y gâte rien ; c'est une allusion plus fine 
qu'amère à la cour qu'on faisait aux riches sans enfants, 
à ces hécatombes que promettaient les coureurs d'hé- 
ritages pour être couchés sur les testaments. C'est 
Juvénal radouci par son sujet. Ailleurs il aurait éclaté ; 
ici, il raille; l'indignation n'est pas de raison un jour 
de fête ^ » 

Cette habile et malicieuse transition qu'on \ient de 
signaler en si bons termes, si naturellement amenée et 
inspirée par cette bonne humeur oîi se trouve le poète, 
nous conduit au dernier tiers de la satire. 

Juvénal, fidèle à lui-même, à son but, à sa vocation, 
redevient pour un instant franchement satirique , et il 
va nous faire connaître, en passant, un nouveau trait 
des mœurs de son temps, la chasse aux successions. 
On se demande à cette occasion ce que devient le rai- 
sonnement de M. Ribbeck, qui nie l'authenticité des 
dernières satires de Juvénal en général, et celle de la 
douzième en particulier, par ce motif, entre autres, 
qu'elles ne nous apprennent rien sur la vie romaine du 
temps ' ! 

Sur ce chapitre, du reste, Horace avait encore de- 
vancé Juvénal, et du premier coup, ce semble, il avait 
presque épuisé le sujet, avec sa supériorité ordinaire. 
Horace, en effet, l'emporte de beaucoup sur Juvénal , 
on ne saurait en disconvenir, tant pour la vérité des 
détails, le piquant des observations, que pour le cadre 
même dont il a fait choix. 

Qui ne se rappelle ce dialogue prodigieusement spi- 
rituel et amusant, tout rempli de faits et formant un 

-■■ - . -• -■ 

' M. D. Nisard, Poètes latins de la décadence, X, H, p. 79, 8* édit . 
* Per echte und der unechte Juvcndl, ^. W ^\. ^i 



LA FÊTE DE L'AMITIÉ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 275 

véritable petit drame, ce morceau où le devin Tirésias, 
aux Enfers, enseigne à Ulysse, ruiné par la guerre de 
Troie, le moyen 'de refaire sa fortune? Ulysse, pour 
cela, n'a qu'à se livrer à certaines de ces manœuvres 
auxquelles plus tard se livreront les Romains du temps 
d'Auguste. Tirésias, en sa qualité de prophète, voit 
l'avenir et le déroule aux yeux de son interlocuteur. 

Suit une série d'instructions constituant le manuel 
du parfait coureur d'héritages. Aucune lâcheté, au- 
cune bassesse, aucune infamie n'est laissée de côté. 
Pour s'enrichir par le moyen indiqué, que faudra-t-il 
donc faire? Horace nous le dit par l'organe de Tirésias : 
envoyer aux vieillards riches et sans héritiers, quelles que 
soient leur origine et leur moralité d'ailleurs, les meil- 
leures pièces de gibier et les primeurs de son jardin; 
leur trouver le meilleur avocat de la ville s'ils ont un 
procès, quand même ce procès serait injuste ; afficher 
pour eux un zèle et un dévouement qui soient même 
remarqués du passant, et s'insinuer de la sorte dans 
leurs bonnes grâces ; jouer l'homme désintéressé au- 
près de celui dont on convoite le plus ardemment la 
succession. Si d'aventure notre célibataire est accaparé 
par un esclave fripon ou par une coquine de servante, 
s'entendre avec ces honnêtes gens et se faire leur com- 
plice; louer ses mauvais vers et porter ses poëmes 
jusqu'aux hues; se montrer plein de sollicitude pour 
sa personne et sa santé ; l'engager à se couvrir si le 
vent fraîchit*, lui conduire sa fille nubile, et au besoin 

* Horace s'est certainement souvenu ici du flatteur de Théo- 
phraste qui recourt au même procédé : » H a soin de lui demander 
s'il n'a pas froid, s'il ne voudrait point qu'on lui mit une autre robe; 
et tout en lui parlant ainsi, il s'empresse de le couvrir. » Kal êpco- 

TYJaai \yh f lYoit , xai el èTiiêàXXedeai pouXexai, xal lit TùtOxa X^ycov tceqi- 
tJTeïXat aÙTÔv. (XapàxTir)pe;, II, KoXaxeCa;.') 



276 CHAPITRE XI. 

sa femme; laisser là toute dignité et toute susceptibilité 
pour se plier à ses moindres caprices; lui faire place à 
coups d'épaules dans la foule, l'écouter bouche béante, 
s'extasier sur tout ce qu'il dit. Notre yieillard sans 
enfants ou notre vieux garçon \ient-il à trépasser? ver- 
ser, si c'est possible, quelques larmes édifiantes, lui 
faire un beau service, lui élever un monument conve- 
nable, pour ne pas donner aux voisins le droit de glo- 
ser; mais surtout se montrer de facile composition 
avec les cohéritiers ^ 

Tout cela, comme raillerie contenue et traits de ca- 
ractère, est digne de Molière^ de Théophraste, de 
la Bruyère. Qui, d'ailleurs, oserait soutenir que beau- 
coup de ces vilenies ne se pratiquent pas encore de nos 
jours ? Sans doute les captateurs de testaments^ comme 
on les appelait, formaient une classe à part dans une 
ville où le célibat avait pris des proportions si considé- 
rables qu'on dut promulguer des lois pour forcer les 
célibataires au mariage, sous peine d'une amende ou 
de la confiscation des iDiens qui pourraient leur être 
légués *. Mais notre moderne société a encore ses vieux 
garçons, ses vieilles filles ou ses ménages sans héritiers. 
Pourquoi n'aurait-elle pas ses pêcheurs d'héritages? 
Ceux-ci, je le veux bien, apportent dans leurs manœu- 
vres un peu plus de réserve, de pudeur, de prudence 
peut-être. Ils exercent leur industrie à petit bruit, en 
cachette, dans l'ombre, mais pas assez cependant pour 
échapper toujours aux remarques du public ou du voi- 
sin ; et, chose triste à dire, de même qu'à Rome, ce ne 
sont pas toujours les plus besogneux qui se livrent à 
cette course aux successions ; ce sont souvent, il faut 

» Horat., Sat, H, v, passim, 

' Loi /«//ta, loi Pappia-Poppasa^ Dion Cassius, XLIII, xxv; LVl, x. 



LÀ FÊTE D£ L*âMIT1É; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 277 

bien le reconnaître, les divers membres des familles les 
plus opulentes qui luttent entre eux d'honnêtes préve-- 
nances envers telle tante, tel oncle ou tel cousin à héri- 
tage, pour obtenir une place sur le bienheureux tes- 
tament. 

Du temps de Juvénal, auquel je me hâte de revenir 
après cette digression^ qui nous a d'ailleurs maintenu 
dans notre sujet, tel était l'état des choses. Il n'au- 
rait guère pu empirer; le tableau déjà tracé à cet 
égard par Horace le démontre suffisamment; les mœurs 
romaines, sous ce rapport , étaient restées les mêmes. 
Juvénal ne fait donc que signaler en passant ce qui 
chaque jour offusquait ses yeux et réchauffait sa bile. 
Mais, remarquons-le cependant, il le fait sans recourir 
à ses foudres ordinaires; ses armes ici sont le sar- 
casme et Tironie ; cette fois il se propose^ comme le 
faisait presque toujours Horace *, de dire la vérité en 
riant : c'est donc par la raillerie seulement qu'il im- 
molera les descendants des honorables industriels que 
le poëte venu avant lui nous a si bien fait connaître et 
mépriser. Et pourtant, au temps de Juvénal , consta- 
tons-le, et c'est là un bien triste progrès dans le mal, 
une autre bassesse semble avoir prévalu : c'étaient les 
vœux qu'on faisait aux dieux de leur immoler de nom- 
breuses victimes, quelquefois encore, comme cela s'est 
vu sous Caligula ^, de s'immoler soi-même, si tel ou 
tel prétendu ami dont on convoitait la succession, tombé 
soudain malade , venait à guérir. C'était une flatterie 
d'un nouveau genre. Juvénal n'a garde .de la laisser 
passer sans la flétrir : que Paccius ou la riche Gal- 
lita, dépourvus tous deux d'héritiers naturels, viennent 

' Sat. 1, 1, 24. 

^ Suét., Calig.^ cb. iiv etxxvii. 



278 CHAPITRE XI. 

à ressentir quelque accès de fièvre, aussitôt les porti- 
ques du temple se tapissent de pieux ex-voto; on voit 
sortir de terre des gens qui, pour la guérison du ma- 
lade, s'engagent à immoler cent bœufs, « ils promet- 
traient des éléphants, s'il s'en trouvait au marché * ». 
Trait de satire excellent contre la bassesse des flatteurs, 
mais que Juvénal gâte malheureusement en employant 
douze vers à nous peindre la contrée où naissent les 
éléphants, et à nous raconter les services qu'ils ont 
rendus à d'anciens généraux romains. 

Les traits qui suivent, et c'est par là que la satire se 
termine, ne sont ni moins vifs, ni moins instructifs au 
point de vue des mœurs contemporaines. Ainsi Pacu- 
vius Hister, fait observer le poëte, irait plus loin encore 
si la chose était permise ; il serait capable de dévouer 
les plus beaux et les mieux faits de ses esclaves, hom- 
mes ou femmes; il serait prêt à leur attacher de ses 
propres mains les bandelettes au front. Il y a plus : s'il 
avait une fille déjà nubile, il n'hésiterait pas à conduire 
lui-même à l'autel cette nouvelle Iphigénie, « quoique 
bien convaincu d'avance qu'aucune biche ne viendrait 
se substituer à sa place ' » . 11 est vrai que l'héritage qui 
pourrait bien lui revenir en retour d'une telle preuve 
de dévouement et d'affection vaudrait un peu mieux 
pour lui que le salut de la flotte des Grecs obtenu par 
le sacrifice de la première Iphigénie '. 

Ces spirituelles exagérations nous donnent, bien 
plus encore que ne le ferait le simple exposé des 



' V. 102. 

» V. 119 et 120. 

3 ..*...... Nec compara testamento 

Mille ratesi 

(V* 121 et 122;) 



LA FÊTE DE L*AMITIÉ; LES COUREURS DE TESTAMENTS. 279 

choses, une idée de rabaissement des caractères et de 
l'absence totale de dignité et de pudeur dans cette so- 
ciété romaine, où Ton était capable de toutes les igno- 
minies, quand il s'agissait de se faire bien venir d'un 
testateur. ^ 

Et la satire finit par une éloquente imprécation con- 
tre Pacuyius et ses semblables. Le poëte moraliste leur 
souhaite, avec une amère ironie, une longue vie; ils 
auront ainsi le temps de vérifier ce qu'il y a de triste 
dans la jouissance d^une fortune mal acquise et dont 
les possesseurs seront inévitablement condamnés « à 
n'aimer aucun être humain et à ne trouver personne 
qui l'aime * » . 

Nobles et touchantes paroles où se résume tout entier, 
selon la remarque d'un commentateur *, ce sentiment 
d'amitié, d'affection et d'humanité qui respire d'un 
bouta l'autre de cette satire. 



' Y. 130. 

^ Heinrich, ouvr, cité, XH® satire. Erklœrung, 



CHAPITRE XII. 



!<» conscieiiee '. 



Le poëte philosophe reparaît encore dans cette pièce. 
Un ami de Juvénal, Calvînus, sur lequel d'ailleurs 
l'histoire ne nous fournit aucun renseignement, avait 
confié à un de ses intimes une somme d'argent assez 
considérable, quelque chose comme deux cent mille 
francs de notre monnaie moderne '. L*ami cupide et 
infidèle nia le dépôt et se parjura. Cette trahison de 
l'amitié, jointe à la perte d'une partie de sa fortune, 
jeta Calvinus dans un amer désespoir. Juvénal essaye 
de le consoler dans une de ces lettres qui rappellent 
moins les épîtres d'Horace, que certaines épîtres de 
Sénèque, connues sous le nom de Consolations, C'est 
encore un de ces lieux communs de morale prêtant 
aux descriptions et aux ornements poétiques, et qui 
déparent trop souvent les dernières satires de Juvénal. 
La pièce à laquelle nous voici arrivé abonde malheu- 
reusement en défauts de toute sorte. Trop souvent le 



» Sat. xm . 

2 C'est W. E. Weber qui évalue à ce chiffre le million de sesterces 
indiqué par Juvénal. (Weber, Die Satiren Juvenals iibersetzt und 
erlàutert. Halle, 1838, p. 56\.) 



LA CONSCIENCE. 281 

poëte gâte les pensées les plus élevées par des déve- 
loppements superflus, une morale intempestive, une 
froide déclamation. Au point de vue de l'art dans la 
composition, la treizième satire laisse beaucoup à dé- 
sirer. Ainsi, dès le début, Juvénal énumère rapide- 
ment les divers arguments dont il se servira pour con- 
soler Calvinus, et ces arguments sont ensuite, présentés, 
un à un, dans la suite de la pièce, avec force dévelop- 
pements, et des ornements souvent étrangers au sujet; 
ce qui convient plus à un thème d'école qu'à la satire 
proprement dite ; ajoutez à tout cela des répétitions, 
des longueurs, certains épisodes déplacés ou tout au 
moins mal placés à l'endroit où ils se trouvent, et aussi 
je ne sais quoi de fautif, par moment, dans la tramé 
même- du texte, où les idées ne s'enchaînent pas tou- 
jours avec assez de rigueur. Ce sont là autant de ta- 
ches qui ont leur origine , ce semble, dans les vieilles 
habitudes de l'école; elles accusent en même temps 
chez le poëte une fatigue résultant de son âge. Cette 
satire, en effet, paraît avoir été écrite la deuxième ou la 
troisième année du règne d'Adrien * ; et, à cette époque, 
d'après les calculs que nous avons établis ', Juvénal 
avait tout près de quatre-vingts ans. 

Ce n'est pas à dire cependant que cette satire soit 
dépourvue d'intérêt ; loin de là : elle offre de beaux 



^ Cela ressort des vers 16 et 17 où Juvénal dit en parlant de 
Calvinus : 

Stupet hœc quijam post terga rettquit 

Sexaginta annos, Fonteio consule natus. 

Or C. Fonteius Capito avait été consul Tan £^9 de rère chrétienne, 
sous Néron (Th. Janson ab Almeloveeu, Fastor. roman, consular, 
libr. duo. Âmstel., 1740, p. 121, cité par Siét)old, loc, cit., p. 257). 
Cette satire fut donc écrite Pan 119 ou l'an 120. 
* Voyez notre Introduction. 



282 CHAPITRE XII. 

endroits, des traits piquants, des pensées fortes et gra- 
ves ; et c'est vers la fin de la pièce surtout, qu'en entrant 
vivement dans son sujet et en le creusant, l'auteur 
s'élève à une grande hauteur de vues morales; et ces 
vues sont exprimées dans un admirable langage. 

Avant d'attaquer le crime même de l'impudent faus- 
saire, le poëte s'en prend au caractère de celui qui gémit 
d'en avoir été la victime. Ici la satire reprend ses droits; 
loin d'entrer dans les sentiments de Galvinus et de s'in- 
sinuer dans son esprit en partageant la douleur que res- 
sent ce dernier, Juvénal lui parle au contraire, dès le 
début, avec la sévérité et je dirai même la rudesse 
qu'autorise son grand âge. Il gourmande son ami, plus 
faible que malheureux, et lui fait honte de son déses- 
poir, indigne d'une âme forte et virile : un homme doit 
savoir mettre des bornes à son chagrin. Eh quoi ! fautril 
se désoler comme il le fait parce qu'un faux ami a abusé 
de sa confiance? Est-ce la peine d'avoir vécu, comme Gal- 
vinus, soixante ans, sans avoir puisé dans l'expérience 
de la vie un peu de cette fermeté nécessaire pour résis- 
ter aux coups inopinés? Est- il un jour de Tannée où 
l'on ne voie paraître ni escroquerie, ni trahison, ni 
fourberie? Galvinus ignore-t-il qu'il vit dans un siècle 
où les honnêtes gens sont rares, un siècle pire que l'âge 
de fer, et si odieux qu'on ne saurait trouver de métal 
assez vil pour le désigner? les noms manquent aux 
crimes. G'est dans les rudes préceptes de la philoso- 
phie qu'il faut chercher la vertu nécessaire pour se 
mettre au-dessus des coups du sort *. 

* M. Ribbeck transpose ici encore quelque peu le texte; il place 
les vers commençant ainsi : 

Quœ tam festa die», 
et les suivants après le ^ers 159 des éditions ordinaires pour éviter 



LA CONSCIENCE. 283 

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'il y 
a ici comme un écho lointain des beaux vers, connus de 
tout le monde, où Horace essaye de consoler Virgile, 
réduit au désespoir par la perte de son ami Quintilius 
Varus S et je dirai volontiers encore que quelque chose 
de rinspiration de nos deux poëtes latins, d'Horace 
et de Juvénal, a passé dans ces strophes célèbres où le 
père de la poésie lyrique en France, Malherbe, s'ef- 
force de consoler l'inconsolable douleur de son ami 
Duperrier. A part la différence du sujet, bien autrement 
touchant, il est vrai, chez Horace et Malherbe, puisqu'il 
s'agit de la perte, non plus d'une somme d'argent, mais 
de personnes aimées et en tout point dignes de l'être, 
c'est le même mouvement dans le tour de la pensée et 
la même manière de raisonner *. 

Ainsi donc, fait remarquer Juvénal en guise de con- 
solation première, et non sans une certaine exagération 
que comporte cependant la satire, l'infamie dont Cal- 
vinus est victime appartient à l'histoire des mœurs du 
jour. Par le temps qui court, la chose la plus rare, 
c'est un homme capable de rendre un dépôt à lui 
confié. Pareille honnêteté tient du prodige. 

Mais pourquoi faut-il que Juvénal gâte immédiate- 
ment cette idée, déjà quelque peu exagérée peut-être, 
par un de ces développements d'école, à la façon 
d'Ovide, de Sénèque ou de Lucain? « Si je viens par 

une répétition, ce semble ; car, selon M. Ribbeck, les satires dernières, 
qu'il déclare apocryphes, n'ont pas été moins bouleversées par le 
temps et les copistes que celles qu'il reconnaît pour l'œuvre véritable 
de Juvénal. Mais transposer ainsi, c'est corriger le texte sans que 
celui qui corrige de la sorte soit bien sûr de reproduire l'ordre pri- 
mitif. 

* Odes, I, XX. 

^ L'ode à Duperrier est présente à toutes les mémoires, et chacun 
pourra faire le rapprochement que nous mdi<\\icSûs m. 



384 CHAPITRE XII. 

hasard à rencontrer un homme intègre, un homme 
d'honneur, je ne suis pas moins surpris que si je voyais 
un enfant à deux corps, des poissons que la charrue 
étonnée a déterrés dans un sillon, une mule deyenue 
mère. Ce phénomène me confond comme si je voyais 
tomber une pluie de pierres, un essaim d'abeilles sous 
forme de grappe sur le faîte d'un temple, ou un fleuve 
de lait, sorti d'une source miraculeuse, se précipiter à 
gros bouillons au sein de la mer *. » Voilà qui est d'un 
mauvais goût bien marqué , et qui sent le déclama- 
teur. 

Mais à quoi tient ce manque d'honnêteté générale 
que Ton signale ici? Au peu de cas, répond le poëte 
moraliste, que l'on fait aujourd'hui des dieux, en d'au- 
tres termes, au manque de religion. Et d'où vient ce 
mépris des divinités? Au tort que l'on a eu, réplique 
encore notre satirique, de substituer à la simple et rus- 
tique religion du bon vieux temps une théologie nou- 
velle, un Olympe peuplé, à l'instar de l'Olympe grec, de 
dieux beaucoup trop faits à l'image de l'homme, de 
dieux dont la vie et les mœurs sont d'un détestable 
exemple pour les hommes, car ils détruisent la foi 
en même temps qu'ils corrompent le cœur. De 
là une peinture très-fine, très-gaie, sur l'état des 
dieux avant que le monde fût corrompu, mais où 
perce une raillerie, on l'a remarqué avant nous', 
qui ôte toute autorité aux vers où le poëte parle 
des dieux sur un ton sérieux. Au surplus, quelque 
joli que soit ce morceau, il trahit encore le goût 
des développements sans fin, fruit des exercices de 
l'école. 

» V. 64-71. 

' M. Désiré Nisard, Poètes de la décadence, 1. 1. 



LA CONSCIENCE. 885 

Revenant à son sujet, qui consiste à consoler de son 
mieux Calvinus, le poëte essaye de lui prouver, par des 
exemples pris tout près et autour d'eux, qu'il n'est pas 
le seul qui ait eu à se plaindre d'abus de confiance de 
cette espèce. Bien plus, il est tel citoyen qui s'est vu 
enlever deux cent mille sesterces prêtés sans témoin ; tel 
autre qui,^ à la suite d'une friponnerie semblable, a 
perdu des sommes plus considérables encore, un véri- 
table trésor. Que faire? les hommes, aujourd'hui, bra- 
vent les dieux sans le moindre scrupule, du moment 
qu'ils n'ont pas à re^Jouter le témoignage accablant de 
quelque témoin capable de les convaincre de mensonge 
et de mauvaise foi. 

Suit une peinturé vive, et bien faite pour nous 
donner une idée des mœurs contemporaines, de Tau- 
dace et de l'impudence avec laquelle se paijurent 
les fripons du jour, quand il s'agit de s'approprier 
un dépôt important que d^imprudents amis ont eu 
la naïveté de mettre entre leurs mains : « Régarde 
cet homme qui nie un dépôt. Gomme sa voix est 
ferme! quelle assurance sur cette face qui ment! Il 
jure par les rayons du soleil, par les foudres de Jupi- 
ter, par la framée de Mars, par le javelot du dieu 
qu'on adore à Cirrha, par les traits et le carquois 
de Diane chasseresse, par ton trident, Neptune, 
ô dominateur de la mer Egée! 11 y joindra l'arc 
d'Hercule, la lance de Minerve, et tout ce qu'on peut 
trouver d'armes dans l'arsenal du ciel. Est-il père? « Si 
je mens, dit-il, que je mange la tête de mon pauvre 
enfant, bouillie et assaisonnée avec du vinaigre d'E- 
gypte. » Il y a des gens qui font dépendre toutes cho- 
ses des caprices de la Fortune, sans croire à un direc- 
teur suprême de ce monde ; pour eux la nature seule 
ramène les révolutions périodiques du jowY ^\. A&K^xv- 



286 GHÂPiTRE XII. 

née ; aussi 8*approcbeDt-ils sans crainte de tous les 
autels ^ » 

Ces hommes aussi hardis que misérables sont loin , 
hélas ! d'avoir disparu avec la société romaine. Mal- 
heureusement pour la moralité publique, on les ren- 
contre encore de nos jours, et, puisque nos tribunaux 
sont si souvent obligés de déférer le serment aux débi^ 
teurs de mauvaise foi, aux dépositaires infidèles, il y a 
là de graves présomptions, je dirai presque une preuve, 
que les plaignants, les Galvinus, ont été et sont indi- 
gnement trompés et volés; et c'est jme vérité d'observa- 
tion aussi que ce sont presque toujours les plus coupa- 
bles.qui attestent, comme témoins de leur innocence, 
les objets les plus révérés, les plus sacrés. L'homme 
sans foi et sans croyance nie effrontément la religion 
du serment, et, pour mettre sa conscience en repos, il 
nie en môme temps et la justice éternelle et Dieu, qui 
doit pourtant le juger un jour. 

Mais il est une autre classe de fripons, plus cou- 
pables peut-être encore, parce qu'elle se parjure tout 
en croyant à la justice divine et tout en la redoutant. 
Le poëte philosophe explique fort bien cette contradic- 
tion apparente; cette explication, il la cherche et la 
trouve au fond même de la nature humaine. L'homme, 
en effet, est quelquefois tellement perverti par la cu- 
pidité et le désir de posséder et de jouir, qu'il se sou- 
met à l'avance à un châtiment plus ou moins terrible, 
mais qu'il croit éloigné, lent à venir, pourvu qu'il 
puisse assouvir au moment donné ses passions phy- 
siques; bien plus, il est quelquefois prêt à accepter 
immédiatement toute espèce de misères et d'infirmités, 
comme infligées par la justice des dieux, si, à côté de 

' V. 76-90. 



LA CONSCIENCE. 287 

cela, il lui est permis d'être riche : « Qu'Isis, se disent 
ces gens-là, fasse de mon corps ce qui lui plaira ; que 
sa main irritée touche mes yeux du sistre et les rende 
aveugles, pourvu que je garde les écus que je pré- 
tends n'avoir pas reçus. Qu'est-ce après tout que la 
phthisie, des abcès purulents, une jambe mutilée ? Le 
coureur Ladas est pauvre ; mais, à moins d'être fou à 
avoir besoin d'ellébore et des soins du médecin Archi- 
génès, il souhaitera la goutte, si la goutte peut amener 
les richesses avec elle. Que lui sert-il, en effet, d'en- 
tendre louer la rapidité de ses pieds, de recevoir, -à 
Pise, un rameau d'olivier, s'il doit crever de faim * 7 » 
Voilà qui peint assurément une époque profondé- 
ment corrompue, adonnée tout entière aux jouissances 
de la matière, complètement dévouée au dieu Argent. 
C'est donc par des raisons de ce genre, fait observer le 
moraliste, que notre homme se rassure et fait taire la 
voix de la conscience ; et il achève de décontenancer ses 
dupes par son effronterie et son impudence, qui seules 
égalent sa perversité. On l'appelle au temple? il vous 
devance et vous y traîne lui-même d'autorité. « Beau- 
coup d'audace dans une mauvaise cause passe, aux 
yeux du vulgaire, pour la noble assurance de la vertu. » 

I^am, quum magna malx superest audacia causXy 
Creditur a multisfiducia ^ 

Grande vérité, et dont on voit chaque jour encore des 
exemples frappants 1 II n'y a rien de tel que l'andace 
pour en imposer aux masses. Quand donc, comme Cal- 
vini|s ou quelqu'un de ses frères en infortune, on se 
trouve en présence d'un fripon de cette trempe, doubla 



j^ 



' V* 93-100. 
» V. 109 et 110» 



288 CHAPITRE XII. 

d'un hypocrite effronté, il n'y a rien à faire. On aura 
beau s'adresser aux dieux, leurs statues ne bougeront 
pas, ils resteront sourds à nos plaintes, et Ju vénal, pour 
la seconde fois, lance contre les dieux du paganisme, 
contre leur apathie et leur indifférence en face du mal, 
une de ces plaisanteries qui rappellent^ à s'y méprendre, 
les railleries impies et la verve sceptique avec lesquelles 
Lucien * s'attaquait au vieux souverain de l'Olympe. 

(( Jupiter! tu l'entends, et tes lèvres n'ont pas 
remué lorsque ta bouche, qu'elle soit de marbre ou 
d'airain, aurait déjà dû tonner contre l'impie. C'est 
bien la peine de venir ici tirer dévotement d'un bout 
de papier l'encens qu'on met sur tes charbons, et 
de t'offrir un morceau de foie de veau et les entrailles 
d'un porc, si, comme je le vois, il n'y a pas la moindre 
différence entre vos images et la statue de Vagellius 1 * » 

A partir de l'endroit de la satire où nous sommes 
arrivés, il y a dans la pensée du poëte, et dans ce que 
j'appellerai en quelque sorte la marche de l'action, une 
lenteur évidente. Nous nous attendons à des consola- 
tions d'un ordre nouveau, et, somme toute, il ne fuit 
guère que répéter, en les développant, celles qui ont 
déjà été données plus haut. Ainsi, pour calmer son 
ami, Juvénal lui avait fait remarquer qu'il vivait dans 
un temps où les trahisons et les crimes sont à Tordre 
du jour; qu'il n'y a rien de plus rare qu'un honnête 
homme; que rencontrer un dépositaire fidèle est une 
chose qui tient du prodige , que le siècle actuel était 
le pire de tous les siècles; et voici maintenant qu'â- 
pre la vive peinture de Timpudence et de la per- 

» Voyez par exemple le dialogue de Lucien, intitulé : Timon, 
ch. i-vi. 
' Une espèce de fou du temps, selon le scoliaste. (V. 113*120.) 



LA CONSCIENCE. 289 

versité des parjures, peinture sur laquelle nous avons in- 
sisté comme déraison, le poëte, dans un passage d'une 
certaine longueur, ne fait que broder, en quelque sorte, 
des variations sur le thème qui fait le début de la satire. 
Son raisonnement est celui-ci : S'il n'y a pas sur la 
terre d'iniquité plus révoltante que celle dont se plaint 
Galvinus, Galvinus aie droit de gémir; mais, si chaque 
jour tous les tribunaux retentissent des mêmes plain- 
tes, si l'on voit partout des débiteurs, cités en justice, 
nier impudemment des engagements écrits de leur 
main et signés de leur cachet, pourquoi Galvinus 
aurait -il la prétention d'être exclu de la loi com- 
mune? 

A part le tour de la pensée et la différence des ex- 
pressions, tout cela a été dit, ou à peu près, dès les 
premiers vers de la pièce *. Il y a donc là une redon- 
dance qu'il serait difficile de ne pas condamner. 

Suit un argument nouveau : le malheur de Galvinus 
est peu de chose, si on le compare à tout ce qui se passe 
autour de lui. Qu'il regarde : en fait de crimes, il trou- 
vera beaucoup mieux. Et on lui cite, pour les comparer 
au coquin qui l'a trompé, toute une liste de malfaiteurs 
qui, du matin au soir, exercent leur déplorable indus- 
trie dans cette caverne impériale qui s'appelle Rome : 
tueurs à gages, incendiaires, voleurs d'ornements de 
temples et d'objets sacrés, empoisonneurs, parricides; 
et tout ce monde ne forme que la moindre partie des 
criminels, ajoute le poëte, qui dès l'aube, jusqu'au cou- 
cher du soleil, sont déférés à Gallicus, préfet de Rome *. 
Pour avoir une idée de la moralité humaine, il faudrait 
passer une journée dans la maison de Gallicus ; en sor- 



» V. 1-26. 
V. 144-158. 



290 CHAPITRE XII. 

tant de là, personne n'aurait plus le droit de se plain- 
dre \ 

Pris en eux-mêmes, tous ces détails sont curieux, sans 
doute, comme traits de mœurs. Ils achèvent de nous 
faire connaître l'écume de cette société romaine de la fin 
du premier et du commencement du second siècle, res- 
sortissant alors de la juridiction du préfet de la ville, 
qui accomplissait à lui seul, à ce qu'il semble, les fonc- 
tions que se partagent, chez nous, le préfet de police, 
le juge d'instruction et les parquets des procureui^s 
généraux et impériaux. Mais, comme consolation pour 
Calvinus, cette longue énumération de malfaiteurs, 
énumération qui donne souvent lieu, pour le dire en 
passant, à des descriptions oiseuses et déclamatoires, me 
paraît, je l'avoue, un argument médiocre. On ne voit 
pas trop comment ce spectacle pouvait et devait calmer 
le désespoir de l'anii de Juvénal. On voudrait ici quel- 
que raisonnement allant plus directement et plus droit 
à l'âme de Calvinus ; les arguments de Juvénal ne pa- 
raissent ni naturels ni concluants; et il faut vraiment 
l'admiration systématique d'un critique traducteur* pour 
voir dans tout ce morceau, aussi bien que dans les vers 
qui suivent, autre chose qu'une sorte d'éclipsé du gé- 
nie de Juvénal, ou tout au moins comme le sommeil 
du maître. Notre poëte fait observer quelque part, dans 
cette même satire, qu'une fois sur le chemin du mal. 



* Humant gerieris more$ iibi nosse volenti 

Sufficit una dormis; paucos consume dies, et 
Dlcere te miserum postquam illinc veneris, aude, 

(V. 159-162.) 

^ Je veux parler ici de Dussaulx. Voyez ses notes sûr la satire 
qui D0U8 occupée Tome II, pa^es ZIQ et suivantes, édît* 1839. 



LA CONSCiENCÈ. 2»! 

on y retombe sans cesse *. N'en serait-il pas de même 
du goût en matière de littérature? Lorsqu'on est entré 
dans une veine mauvaise et dans des développements 
faux , on a peine à s'arrêter. Voyez : les méfaits de tout 
genre qui entourent Calvinus ne doivent point le sur- 
prendre, répète encore son ami, parce qu'ils appartien- 
nent à l'histoire quotidienne delà vie romaine; et, pour 
mieux faire ressortir sa pensée, il se croit obligé d'ajou- 
ter ce qui suit: «Est-on surpris, dans les Alpes, de ren- 
contrer des goitreux? En Ethiopie, des femmes pour- 
vues de mamelles dépassant en grosseur leurs enfants? 
En Germanie, de voir des yeux d'un bleu sombre, des 
cheveux blonds huilés et retombant en tresses sur les 
épaules * ? » 

Le développement continue pendant plusieurs vers 
encore , et l'on nous dépeint les combats que les Pyg- 
mées, revêtus de petites armes, soutiennent presque 
journellement, en Thrace, contre des nuées de grues 
venant fondre sur eux pour les emporter au milieu des 
airs ; et l'on conclut de même, à savoir qu'il ne vient 
à Tesprit de personne d'en rire, dans ce pays du 
moins, parce que tout ce monde-là n'y a qu'un pied de 
haut '. 

Voilà, assurément, des idées bien recherchées, bien 
inutiles au sujet, une description faite uniquement pour 
décrire, et tout à fait dans le goût des rhéteurs du temps. 
Des passages de ce genre expliquent, jusqu'à un certain 
point, les impatiences et les indignations toutes litté- 
raires de M. Ribbeck, qui déclare cette satire, ainsi que 
la précédente et les trois suivantes , apocryphe et l'œu- 



' V. 239-240. 
» V. 62-166. 
» V. 167-174. 



292 CHAPITRE XII. 

vre de quelque rhéteur maladroit. Nous ne partageons 
pas, quant à nous, le lecteur le sait, cette opinion^ 
de quelque savants arguments que M. Ribbeck 
l'ait soutenue ; nous en avons donné les raisons ail- 
leurs *. Nous croyons être plutôt dans le vrai en met- 
tant ces défaillances de la muse de Juvénal sur 
le compte de son -grand âge; au reste, il est du de- 
voir de la critique, et nous n'y manquons pas, de les 
faire ressortir; mais* il faut louer pourtant les beau- 
tés du poëte. Constatons que la grande expérience 
qu'a Juvénal de la vie et des choses de ce monde lui 
inspire aussi dans cette même satire, si faible par 
moments et si peu en harmonie avec la plupart des 
autres pièces, des morceaux de premier ordre. Après 
s'être égaré dans des chemins de traverse, où il a perdu 
de vue son sujet pour se livrer à de vains et inutiles 
développements de rhéteur, il rentre brusquement dans 
sa voie, et se retrouve tout aussitôt. Semblable à Ho- 
mère, il a ses instants de somnolence, mais aussi ses 
réveils de lion. 

Que désire Calvinus? Voir sans doute le scélérat qui 
Ta trompé chargé de chaînes et traîné au supplice ; ce 
lui sera une consolation suprême que de regarder le 
sang couler du cadavre du parjure? Cela lui rendra-t-il 
son argent? est-ce là un moyen de recouvrer la perte 
faite? Assurément, non. « — Mais la vengeance, fait dire 
le poète à son ami irrité et encore tout entier à la tra- 
hison dont il a été victime, mais la vengeance est un 
bonheur qui fait plus de plaisir que la vie elle-même. » 

Aivindicta bonum est vita jucundius ipsa*. 



* Voy. notre Introduction. 
' V. iso. 



LÀ CONSCIENCE. ?93 

A cette parole si passionnée, à ce sentiment malheu- 
reusement si \rai et, malgré ce qu'il a de sauvage, 
trop fréquent chez les hommes, mais si indigne d'une 
âme élevée, Juvénal a une réponse toute prête ; ré- 
ponse empreinte de sagesse, d'humanité et de vérité : 
Oui, la vengeance est un plaisir, mais pour qui? 
« pour ces brutes -que la moindre cause exaspère et 

met en fureur elle est encore la joie d'une âme 

faible, étroite et pusillanime mais ce n'est point là 

ce que te diront Chrysippe, Thaïes au génie si humain, 
ni le vieillard qui habitait au pied de THymette, au miel 
si doux. Non, même dans sa cruelle prison, jamais 
Socrate n'aurait voulu partager sa ciguë avec son accu- 
sateur *. » 

Quel est le Père de l'Église qui prêcherait mieux le 
mépris de la vengeance ? Ces paroles ont de quoi éton- 
ner dans la bouche d'un païen. Il y a là, en vérité , 
comme un souffle anticipé des doctrines évangéliques ; 
on enseigne ici la clémence, le pardon des injures. De 
quelle manière touchante et élevée à la fois, après avoir 
invoqué l'exemple des grands maîtres de la sagesse an- 
tique, le poëte philosophe caractérise la divine mansué- 
tude de Socrate, qui apparaît ici comme le Christ de 
la morale païenne, si je puis m'exprimer de la sorte I 
Ce qui suit est aussi élevé et non moins éloquent : Il 
est inutile que l'homme qui, sur cette terre, a été, de la 
part de son semblable, victime d'une infamie ou d'un 
grand crime, s'acharne à la punition du coupable ; car le 
coupable trouvera son châtiment en lui-même, c'est- 
à- dire dans sa mauvaise conscience ; elle lui causera 
des tourments plus atroces que tous ceux que pourraient 



» V. 180-188. 



394 CHAPITRE XII. 

inventer les juges les plus sévères, les tyrans les plus 
cruels *. 

Juvénal va développer sa pensée ; et ici , contraire- 
ment à ce que nous avons dû signaler plus d'une fois 
dans d'autres parties de cette satire, le développement 
auquel se livrera le poète sera à sa place. Il va nous 
peindre, avec des couleurs véritablement'homériques, 
ce grand'phénomène moral, qui s'appelle la voix de la 
conscience ou le remords. Juvénal établit tout d'abord 
que les dieux punissent la seule intention de faire le mal, 
et prononce cette maxime, qui fait honneur à sa philo- 
sophie et à sa morale, à savoir que « celui qui, dans le 
silence de son âme médite un crime, est déjà criminel *» . 
On regrette seulement, au point de vue de l'art, que le 
poëte ait cru devoir commenter cette maxime par 
l'anecdote du Spartiate Glaucus ', empruntée à Héro- 
dote * ; ce qui ralentit l'argumentation . Ne l'imitons donc 
pas, et hâtons-nous de faire passer le tableau annoncé 
sous les yeux du lecteur. Si la seule pensée du crime, 
comme on vient de le dire, peut être l'objet de déchi- 
rements intérieurs, que sera-ce donc quand l'homme 
aura consommé un crime longtemps prémédité? Le 
poëte va nous le dire : 



* Cur tamen hos tu 

Evasisse putes , quos diri conscia facti 
Mens habet attonitos et surdo verbere cœdit, 
Occultum quatienie animo ioriore flagellum? 
Pœna autem vehemens ac multo sœvior illis, 
Quas et Cxdicius gravis invenit et Rhadamanthus, 
Nocte dieque suum gestare in pectore testent. 

(V. 193-199.) 

* V. 209. 

» V. 199 etsqq. 

* VI, LXXXTI. 



LA GONSaENC;^. 295 

« L'homme alors devient la proie d'une perpétuelle anxiété qui 
l'agite même à l'heure des festins. Sa gorge se dessèche comme 
dans la fièvlre, et les aliments s'entassent sous ses dents qui ne 
peuvent plus les broyer; le malheureux rejette les vins les plus 
exquis ; le vin d'Albe, malgré sa vieillesse, lui répugne. Offrez- 
lui un vin meilleur encore, son front se ridera comme s'il buvait 
du Falerne qui aurait gardé toute son âcreté. La nuit, si ses re- 
mords lui laissent un moment de sommeil, et si, après s'être 
tourné et retourné sur sa couche, il finit par goûter quelque re- 
pos, aussitôt, dans ses rêves, lui apparaissent le temple^ l'autei 
du dieu qu'il outragea par son parjure. Mais ce qui le glace 
surtout, lui inspire une sorte d'épouvante religieuse et lui appa- 
raît sous des proportions surhumaines, c'est ton spectre qui vient 
porter le trouble dans son âme et lut arracher par là terreur l'a- 
veu de son crime. Voilà les gens qu'on voit toujours trembler 
et pâlir à chaque éclair, à chaque grondement du tonnerre» 
anéantis de frayeur dès qu'ils entendent le moindre bruit dans 
les airs. Pour eux, ce n'est pas le hasard qui dirige la foudre, 
ce n'est pas un effet de la fureur des Vents; quapd elle tombe 
sur la terre, c'est qu'elle en veut au c^ime, «'est un feu envoyé 
par le courroux céleste. Cet ciprage a^t-il épargné leur tête, ils 
n'en redoutent p4$ moins la téqapête pv^ochaine. Le ciel vient-il 
à s'éclaircir, pour leur terreur ce n'est qu'un délai. Ajoutez à 
cela qu'aux premièyes douleurs de côtéqu^ils ressentent, qu'au pre- 
mier accès de àèvtk qui les livre à finsomnie^ cette maladie, ils en 
sont convaincus, leur vient d'en haut, «'est une divinité impla- 
cable qui les frappe. Ils eroient que ce smt autaitt de pierres et 
de traits lancés sur eux par le courroux des dieux. Que faire 
alors ? Promettre d'immoler un agneau bêlant au temple voisin 
ou offrir à ses dieux Larés une crête de coq ?^ Ils ne Tosent 
même pas. Quelle espérance est permise âù àcéléi^t malade? ou 
quelle victime offrir? En est41 une seule qui ne mérite plus 
tpi'eux de vivre *? » 

Quel magnifique morceau ! il faît oublier, il com- 
pense bien des fautes, A de semblables tableaux on re- 
connaît récrivain de génie. Quel étonnant - mélange 
d'imagination, de poésie et de sensibilité ! Oiï ne sait, 



' V. 211-236. . ; r? 



f ,î .'1 



396 CHAPITRE XII. 

en mérité, ce qu'il faut louer le plus, du moraliste ou du 
peintre, c'est-à-dire de la vérité, de la justesse des ob- 
servations ou de la grandeur des images. 

Dans l'antiquité païenne, de grands esprits, d'émî- 
nents penseurs, Cicéron \ Perse*, Sénèque', Plu- 
tarque *, nous ont laissé de belles pages, assurément, 
pleines de remarques ânes et ingénieuses sur ce grand 
phénomène moral qu'on appelle le remords^ mais 
aucun d'eux, néanmoins, n'a dépassé Juvénal pour la 
vérité psychologique. 

Parmi les modernes, les moralistes chrétiens seuls 
peuvent entrer en lutte avec lui ; c'est, d'un côté, Mas- 
sillon, de l'autre, l'illustre auteur du Génie du Christian 
nisme; — tous deux ont jeté dans le cœur humain des 
regards d'une rare profondeur, — qui nous aideront à 
commenter ici le poëte païen : « Le tigre, écrit M. de 
Chateaubriand , déchire sa proie et dort ; l'homme àe- 
vient homicide et veille. Il cherche les lieux déserts, et 
cependant la solitude l'effraye ; il se traîne autour des 
tombeaux, et cependant il a peur des tombeaux *. » 

A son tour, l'auteur du Petit Carême^ parlant de 
la conscience, a dit avec un éclat et une énergie de 
langage dignes de Juvénal : «Nous avons beau faire 
montre d'une vaine intrépidité, la conscience crimi- 
nelle se trahît toujours elle-même. Les terreurs cruelles 
marchent partout devant nous; la solitude nous trouble, 
les ténèbres nous alarment ; nous croyons voir sortir 
de tous côtés des fantômes qui viennent toujours nous 



' MU., xxni. 

' Sat., III, 35 sqq. 

» Ep„ XLUI, XCVII, CV. 

* De his qui sero a numin, pun, Opp,, t. II, p. 554-556. 

^ Génie du christianismey t. I, liv. VI, c. ii. 



LA CONSCIENCE. 297 

reprocher les horreurs secrètes de notre âme ; des son- 
ges funestes nous remplissent d'images noires et som- 
bres, et le crime, après lequel nous courons avec tant de 
goût, court ensuite après nous comme un vautour cruel, 
et s'attache à nous pour nous déchirer le cœur, etc. » 

Quant aux beaux vers du satirique latin, qui nous 
montrent, par des images saisissantes, le coupable, aussi- 
tôt qu'il a commis un crime, tremblant au bruit de la 
foudre, et croyant, à tout instant, que l'heure est venue 
pour lui d'expier ses forfaits, ou bien encore, aperce- 
jant dans ses rêves les spectres de ceux qu'il a assassi- 
nés, et laissant échapper, dans sa terreur, de pénibles 
et fatals aveux, quant à ces beaux vers, disons-nous, 
nous pouvons les commenter par les émouvantes pein- 
tures de l'histoire, ou bien encore, à l'aide de quel- 
ques-unes des plus belles compositions dramatiques 
anciennes et modernes. Tantôt, en effet, ces fortes 
images dont nous venons de parler nous rappellent les 
terreurs nocturnes qui, au dire de Tacite *, vinrent 
assaillir Néron, après qu'il eût fait tuer sa mère, 
ou bien ces angoisses qui s'emparaient, au premier 
éclat du tonnerre, de cet autre monstre couronné, ap- 
pelé Caligula, courant alors, ainsi que le rapporte Sué- 
tone, se voiler la tête et se cacher sous son lit *. Tantôt aussi 
elles éveillent en nous le souvenir du parricide Oreste, 
se débattant contre les étreintes des Furies vengeresses 
du meurtre de Glytemnestre, sa mère ' ; elles nous font 
songer encore à Macbeth, épouvanté par l'apparition 
du spectre de Banco*, et à cette autre scène non moins 



» Annal., XIV, x. 

* Calig., Li. 

' Comparez Euripide, Oreste, v. 245 sqq. 

* Shakspeare, Macbeth, trad. F.-V. Hugo> scèue xiw. 



398 CHAPITRE XII. 

célèbre, où lady Macbeth trahit, pendant le sommeil, 
tes secrètes penséeR de son âme, et s'efforce vainement 
d'enlever de sa main cette fatale tache de sang visible 
pour elle seulev et «dont les plus suaves parfums de 
l'Arabie ne sauraient faire disparaître Todeur * » . 

Heureux Juvénal, si la fin de sa satire répondait au 
grandiose passage qu'il a consacré à la peinture du re- 
mords. Voulant prodiguer une dernière consolation à 
Calvinus, qui eut tant à se plaindre de la perversité de 
l'espèce humaine, le poëte ajoute, en guise de pérorai- 
son, que l'homme une fois devenu criminel, et malgré 
ses remords, ne s'arrête plus ; qu'il a beau condamner 
le mal, il y retombe ; les misérables ne s'en tiennent 
guère à leur première infamie, ils finissent toujours 
par tomber dans les mains de la justice; et, re- 
venant au parjure qui a trompé Calvinus : « Tôt ou 
tard tu le sauras enchaîné dans Tombre d'un cachot 
ou déporté sur quelque rocher de la mer Egée. Tu joui- 
ras du plaisir de voir le châtiment frapper ce nom dé- 
testé, et dans la joie de ton âme tu conviendras que les 
dieux ne sont ni sourds ni aveugles '. » 

A part ce dernier trait, relatif au dogme consolant de 



^ Macbeth, scène xix. Dans sa tragédie de Sylla, de Jouy a repro- 
duit à soa tour sur la scène, et avec bonheur, Timage du poète 
latin : 

« Qae vois-je? et quel pouvoir, dans ces demeures sombres, 
De ceux que J'ai proscrits a ranimé les ombres 7 
Que youlez-TOus de moi, transfuges des tombeaux? 



Je les vois tous, les bras vers mon lit étendus. 

Agiter leurs poignards sur mon sein suspendus. 

O Dieux I à me frapper leurs mains sont toutes prêtes. 

 moi, licteurs l à moi l 

(Acte IV, scène viii.) 



V. 246, ad flnem. 



LA CONSCIENCE. 299 

la justice divine qui, pour être lente, n'en est pas 
moins inévitable , tout le reste du raisonnement nous 
parait en contradiction flagrante avec les belles maximes 
qui précèdent; car Juvénal finit par promettre à Calvi- 
nus le plaisir odieux de la vengeance, après avoir déclaré 
plus haut et en fort beaux termes que la vengeance ne 
convenait qu'à des âmes faibles et étroites *. Cette 
inconséquence qu'un traducteur de Juvénal, qui est en 
même temps son commentateur,^ en vain essayé de 
faire disparaître en torturant le sens des mots *, est une 
tache de plus dans ce morceau, fruit évident de la vieil- 
lesse du poëte, mais qui contient aussi , nous avons 
essayé de le montrer, des beautés poétiques et morales 
de premier ordre. 



» V. 181 et 182. 

* Dussaulx, Notes sur la Satire XÏIf» 



CHAPITRE XHI. 



Ii'exeinple ^ 



Malgré un défaut de composition que nous aurons 
à signaler quand nous examinerons la seconde moitié 
de celte pièce, malgré quelques longueurs évidentes, 
la quatorzième satire est une des plus belles dans son 
genre ; je dis dans son genre, car, ainsi que la satire 
des Vomx^ elle roule sur un de ces lieux communs 
dont les rhéteurs n'aimaient que trop à s'emparer : 
La vertu est-elle innée dans l'homme, ou bien peut- 
elle lui être inculquée par Téducation? Voilà le thème 
que l'on va traiter ici. Ce thème sur lequel on avait 
tant discuté du temps de Socrate *, qu'avait repris de 
son côté Quintilien à propos des principes dont doi- 
vent s'inspirer les maîtres de la jeunesse ', Juvénal s'y 
arrêtera à son tour ; le sujet est ancien, rebattu même, 
si l'on veut, mais le talent de l'écrivain saura le fé- 
conder et le rajeunir; d'une idée banale il fera sortir 
une œuvre sérieuse, grave, originale. Ainsi faisaient 
plus d'une fois nos prédicateurs du dix-septième siècle 



» Sat. XIV. 

* Voyez W. E. Weber, ouvr, cité, p. 577. 

* Institut, orat.f U, 2, 3. 



L'EXEMPLE. 801 

avec lesquels Juvénal offre beaucoup de ressemblance 
comme moraliste et comme philosophe. Placés en pré- 
sence d'un auditoire souvent aussi élégant que cor- 
rompu, retranchés derrière l'inviolabilité de leur minis- 
stère et l'autorité qu'ils tenaient de leurs propres vertus, 
Fénelon, Bossuet, Massillon, dans un grand nombre 
de leurs sermons, faisaient entendre du haut de la 
chaire chrétienne de dures mais utiles vérités ! Pour 
avoir été empruntées à un ordre d'idées commun, elles 
n'en devenaient pas moins fortes, moins éclatantes 
dans la bouche de ces éminents orateurs. Il est, en 
effet, certaines moralités à qui le temps ne fait rien 
perdre de leur valeur; elles ont un à-propos toujours 
nouveau auprès des générations qui, elles aussi, se 
renouvellent sans cesse. 

Tel est, sauf certaines adresses de style, permises, 
naturelles même à un poëte satirique, le caractère du 
morceau qui va nous occuper. La thèse du poëte phi- 
losophe est celle-ci : les plus puissants de tous les exem- 
ples, ce sont les exemples domestiques qu'un critique 
moderne a appelés avec raison «les secrets mobiles des 
mœurs d'une nation ». Et le même critique se deman- 
dant ce que deviennent, en effet, les bonnes mœurs 
chez un peuple, lorsque les parents eux-mêmes corrom- 
pent, par de mauvais exemples, leurs propres enfants, 
répond avec raison « qu'alors c'en est fait sans retour 
de la chose publique » et qu'on ne peut plus « régénérer 
ce peuple vicié jusque dans les principes de son exis- 
tence morale * » . Comme on le voit, la question sou- 
levée par Juvénal est grave, d'un intérêt à la fois local 
et universel, s'appliquant au siècle du satirique et en 
même temps à tous les siècles. La soulever, c'était la 

* Dussaulx, notes sur la satire XIV. 



a02 CHAPITRE XIII. 

résoudre : les bons exemples seuls peuvent sauver les 
enfants et avec les enfants la nation tout entière; les 
mauvais exemples les perdent tous sans retour : 

II est plus d'un travers odieux^ cher Fuscine, 
Qui même à des cœurs purs s'attache et s'enracine ; 
Plus d'un immonde vice aux germes étouffants, 
Qu'un père corrompu transmet à ses enrants. 
L'héritier d'un joueur, portant la bulle encore, 
. Déjà brouille les dés dans le cornet sonore. 
De ce jeune gourmand quel espoir conçoit-on, 
Lui qu'une barbe grise, un vieux père glouton 
Instruit à mariner, dans un coulis qui tremble, 
La truffe et le becOgue accommodés ensemble ? 
Dès la septième année, avant toutes ses dents, 
Donnez-lui cent Mentors, cent gouverneurs prudents, 
Il voudra, nommant l'ordre avarice et lésine, 
Ne pas dégénérer d'une grande cuisine! 

Peut-il à sa famille enseigner la douceur, 
L'équité qui pardonne, ou punit sans noirceur ; 
Enseigner que le corps de l'esclave, et son âme, 
Comme nous sont formés et d'argile et de flamme, 
Rutilus, ce bourreau^ Polyphème sanglant, 
Hideux Antiphatès de son foyer tremblant. 
Qui préfère aux accords , à la voix des sirènes, 
Les fouets sifflants, le cri des prisons souterraines ; 
Qui, pour un plat brisé, demande le réchaud, 
Et fait marquer au front l'esclave d'un fer chaud ? 
Que peut-il conseiller à l'enfance crédule. 
Lui qui se pâme d'aise aux pleurs de l'ergastule ; 
Lui qu'un si noir tableau jamais ne fatigua ? 
Et tu veux qu'aujourd'hui la fille de Larga 
Ne soit point à son tour une épouse adultère, 
Elle qui, pour nommer les amants de sa mère, 
Aurait besoin de prendre haleine trente fois ? 
Vierge encore, elle fut ta complice autrefois , 
Mère impie!... A présent, elle invoque ton aide; 
Tu dictes, elle écrit : par le même cinède. 
Votre amoureux message aux galants est porté. — 



L'EXEMPLE. 308 

La nature le veut ainsi : Tautorité^ 
L'ascendant d'une mère, et son exemple infâme, 
Corrompt plus aisément et plus vite notre âme !... 
Peut-être échapperont au souffle empoisonné 
Quelques enfants au cœur pur et mieux façonné » 
Que Prométhée a fait d'une plus noble argile ; 
Mais tous les autres, tous, suivant d'un pas agile^ 
Le sentier paternel, qu'il faudrait éviter. 
Dans l'ornière du mal vont se précipiter ! 

Ainsi donc ne sois pas vicieux ; crains de l'être. 
Rien que pour empêcher ceux qui te doivent l'être 
De marcher sur tes pas dans la corruption : 
On imite aisément la dépravation. 
Sous vingt cieux différents Catilina se montre; 
Mais Brutus, mais Caton jamais ne se rencontre !... 
Loin, bien loin de ces murs par l'enfance habités 
Ce qui choque les yeux et l'oreille ! Écartez 
La courtisane immonde et la nocturne orgie, 
Les chants du parasite à la face rougie ! 
Nous devons un respect doux et tendre à Tenfantl — 
Oh! ne méprise pas (la pitié le défend) 
Cet âge frêle !... Au mal lorsque ta main s'apprête. 
De ton fils au berceau que l'image t'arrête ! 
Car, du censeur un jour éveillant les clameurs, 
S'il est vraiment ton fils, plus encor par les mœurs 
Que par la ressemblance, et, libertin novice. 
S'il va plus loin que toi sur la route du vice. 
Tes cris éclateront!... Dans ton emportement^ 
Tu le menaceras d*un autre testament. — 
Toi, d'un père usurper l'autorité jalouse, 
Quand tu fis pis, vieillard!... de la chaude ventouse 
Quand ton cerveau malsain réclame le secours I 

Attends-tu quelque ami, tu vas, tu viens, tu cours : 
« Nettoyez ce parvis^ ces colonnes, que voile 
La hideuse araignée avec sa large toile I 
Ni trêve, ni repos ! Vous tous, lavez, frottez^ 
Toi, ma vaisselle unie, et toi> mes plats sculptés ! » 
Ainsi gronde ta voix, terrible et despotique. 
Hé quoi! parce qu'un chien, salissant ton çottiq^*^^ 



804 CHAPITRE XIII. 

Peut déplaire à ton hôte et choquer son regard, 
Malheureux! te voilà tout pâle^ tout hagard?... 
Pour effacer pourtant cette empreinte grossière, 
II ne faut qu'un esclave^ une once de poussière : 
Mais il t'importe peu de montrer ta maison 
Pure aux yeux de ton fils, vierge de tout poison. 

Donner un citoyen de plus à la patrie, 
C'est beaucoup, si, formé par ta noble industrie, 
II couvre nos sillons de chaume plus épais, 
Et sert bien son pays dans la guerre et la paix : 
Tout dépend des leçons qui dressent ton élève. 
La cigogne, parmi les rocs déserts, enlève 
Et serpent et lézard pour nourrir ses petits, 
Qui plus tard montreront les mêmes appétits. 
Le vautour, des charniers et des gibets rapporte 
A ses enfants chétifs des lambeaux de chair morte : 
Tel sera leur festin sanglant, lorsqu'à leur tour 
Ils se retrancheront dans leur nid de vautour 1... 
Ce généreux oiseau, ministre du tonnerre. 
Chasse lièvres et daims, qu'il jette dans son aire : 
Bientôt, quand les aiglons, plus robustes enfîu. 
Déploieront leur grande aile, — irrités par la faim, 
Ils voleront, béants, vers cette même proie 
Qu'en s'échappant de l'œuf leur bec déchire et broie I 

Cétronius avait la rage de bâtir : 
A Caiète, où le flot marin vient retentir, 
A Préneste, à Tibur, coteau frais et rustique. 
Il construisait partout, en marbre asiatique. 
Des villas, des palais plus beaux, plus radieux 
Que nos temples romains, que les temples des dieux ; 
Tel Posidès l'eunuque, en sa magnificence, 
De notre Capitole effaçait la puissance. 
Enfin, Cétronius vit décroître son or. 
Ce débris de fortune était splendide encor; 
Mais, entassant le marbre étage sur étage. 
Son fils, plus somptueux, dissipa l'héritage. 

L'enfant du juif crédule et superstitieux 
Adore seulement les nuages des cieux. 



L'EXEMPLE. 805 

Il se fait circoncire, et n'a pas moins de haine 

Pour la chair du pourceau que pour la chair humaine : 

Ainsi faisait son père. Ennemi de nos lois^ 

Le juif apprend, observe et révère à la fois 

Cette religion secrète, que Moïse, 

Dans un livre plein d'ombre, à son peuple a transmise. 

Il ne veut même pas ^indiquer de la main, 

Si tu n'es circoncis, la source ou le chemin. 

Pourquoi ? Cest que son père, ô profonde sottise ! 

Croupit tous les sept jours dans la fainéantise ^ » 

Je n'insisterai pas sur le procédé de composition, qui 
se ressent tout à fait des habitudes de l'école ; car il 
consiste à renforcer Targument principal, la proposition 
générale par une série de preuves puisées dans les 
mœurs de l'époque, moyen de démonstration qui n'est 
pas d'ailleurs des moins efficaces. Mais j'ai hâte de re- 
venir sur Tensemble du morceau que le poëte français 
a traduit avec autant de fidélité que d'élégance et 
d'énergie. 

Signalons tout d'abord comme trop prolixes et quel- 
que peu entachés de déclamation , bien qu'au fond 
ridée en soit juste, les vers consacrés aux oiseaux 
de tout genre, prenant, eux aussi, les habitudes, les 
mœurs que pratiquent leurs pères. Le poëte déve- 
loppe trop une pensée qui aurait gagné à être resserrée 
davantage ; c'est comme un souvenir involontaire des 
exercices de déclamation. 

Quant aux vices divers des pères capables de dé- 
teindre sur leurs enfants, à part la cruauté envers les 
esclaves et les superstitions des religions étrangères, 
choses toutes locales et toutes romaines *, il n'en est 



* V. 1-107. Je me sers ici de rexcellente traduction en vers de 
M. Jules Lacroix. (Paris, Didot, 1846.) 
> Juvéoal parle des Juifs avec la légèreté et le mépris ha.bvl\y^\&> 



306 CHAPITRE XIII. 

pas un seul que l'on ne trouve encore dans nos sociétés 
modernes. Les paroles du poëte sont d'une vérité éter- 
nelle, et notre dix-neuvième siècle pourrait s'appliquer 
ses critiques et ferait bien de profiter de ses leçons. 
Que de pères imprudents, étourdis en cheveux blancs, 
donnent encore à leurs enfants l'exemple funeste du 
jeu, de la gourmandise, de la brutalité envers les 
domestiques, des constructions ruineuses! Que de 
mères, coquettes ou légères, n'ont qu'à s'en prendre 
à elles-mêmes si leurs filles, un jour, marchent sur 
leurs traces ou les dépassent dans les voies du dé- 
sordre et du vicel Nous touchons ici à la grande 
question de l'éducation, question digne de préoc- 
cuper un poëte moraliste comme Juvénal et digne sur- 
tout d'attirer l'attention des hommes d'État de tous les 
pays, aussi bien que celle des pères de famille de tous 
les temps. Tant vaut la jeunesse d'une nation, tant vau- 
dra la nation elle-même. Les enfants sont l'avenir d'un 
peuple. Il n'est que trop vrai que l'homme, par un effet 
de sa misérable nature, incline sans cesse vers le mal. 
Le vice exerce sur lui un attrait irrésistible ; de là la né- 
cessité, si l'on veut avoir une société robuste et saine, 

en pareille matière, aux Romains. Où Juvénal a-t-il vu que les Juifs 
n'adoraient que le ciel et les nuages? Un contemporain de Juvénal, 
Tacite, avait une idée bien autrement juste de leur religion : « Les 
Juifs, dit-il, ne conçoivent Dieu que par la pensée et n*en recon- 
naissent qu'un seul, ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières 
périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance des hommes : 
Judxi mente sola unumque Numen intelligunt ; profanas qui deum 
imagines, mortalibus materiis, in species hominum effinganf, » 
(Histor,, V, V.) Les Juifs n'étaient pas non plus aussi inhospitaliers 
que le prétend le poète; leur religion leur faisait un devoir de ne 
pas trop se mêler aux Gentils, imbus des erreurs du paganisme. 
Mais Juvénal, ne l'oublions pas, est un poète satirique^ et il ne se 
refuse ni à la tentation ni au plaisir de faire rire en décochant des 
tràiU à sa façon. 



^EXEMPLE. 807 

de Veiller de bonne heure aux mœurs de l'enfance et 
de la jeunesse, 

Je doute que jamais poëte ou moraliste, soit ancien, 
soit moderne, ait affirmé Télévation de son esprit, Thon*- 
nêteté de son cœur, la droiture de ses intentions en 
termes plus éloquente et mieux sentis que ne le fait Ju- 
vénal dans cette admirable tirade sur le respect dû à 
l'enfance. 

. . . Proculy ah procul indepuellœ 
Lenonum, et cantus pernoctcmtis parasiti/ 
Maxima dehetur puero reverentia : si quid 
Turpe parasy ne tu pueri contempseris annos^ 
Sed peccaturo obstet tibi filius infans. 

Ces vers mériteraient d'être gravés en lettres d*or sur 
le seuil de toute maison où vivent des enfants. Cette 
superbe maxime, sortie du fond de la conscience hu- 
maine, éveillera toujours et partout des échos sympa- 
thiques. 

Malheureusement les développements que Juvénal 
donne à sa pensée, les détails dans lesquels il entre sur 
les soins qu'on prend à nettoyer sa maison si Ton at- 
tend quelque hôte de distinction, opposés à notre in- 
différence quand il s'agit de la propreté morale du 
foyer domestique, me gâtent quelque peu la sublime 
concision de ce qui précède. Ce sont là de ces longueurs 
qui déparent trop souvent les satires-harangues des 
deux derniers livres du recueil. Ce n'est pas que Tidée, 
au fond, ne soit juste, mais elle est trop délayée, et 
M. Ribbeck a raison de s'en montrer choqué *. Seule- 
ment ce n'était pas un motif suffisant pour fermer 
les yeux, comme le fait -M. Ribbeck, aux beautés de 
toute nature dont cette satire est remplie. 

* Per echte und der unechte Juvenal^ p. 33. 



808 CHAPITRE Xni. 

Nous connaissons maintenant les principaux vices 
contre lesquels on doit préserver Tenfance ; mais il en 
est un surtout dont Texemple peut exercer la plus dé- 
testable influence sur la jeunesse : ce vice, c'est Tava- 
rice. 

Ici se retrouve, selon nous, ce défaut de composition 
dont nous avons parlé au début de ce chapitre. Toute 
la seconde moitié de la satire sera consacrée à la pein- 
ture de l'avarice. La pièce manque ainsi de proportion, 
et il y a là comme un sujet nouveau péniblement soudé 
au premier, et qu'il fera quelque peu perdre de vue. 
C'est en vain qu'un critique, admirateur souvent exa- 
géré du poëte dont il a été en même temps le traduc- 
teur, propose, pour tout concilier, de faire, à Tendroit 
où nous sommes arrivés, une coupure idéale et d'y 
mettre un nouveau titre; ajoutant que de cette manière 
« au lieu d'une satire on en lira deux très-distinctes et 
dignes des précédentes *. » On aura beau dire, avec 
la meilleure volonté du monde on ne fera pas dispa- 
raître cette disproportion fâcheuse. 

On a essayé, il est vrai, de justifier Juvénal à cet 
égard , en faisant remarquer que les longs développe- 
ments auxquels il va se livrer convenaient tout à fait à 
sa thèse, l'avarice étant de tous les vices celui contre le- 
quel il faut avant tout chercher à prémunir les cœurs *. Je 
le veux bien, mais, au point de vue de l'art de composer, 
on est en droit d'exiger du poëte plus de régularité, de 
symétrie. Ces observations faites, il ne nous coûte nul- 
lement de reconnaître qu'après les moralistes grecs, 
après les comiques romains, après Horace et après 



' Dussaulx. 

'^ Lemaire, Satirx decimx quartx analysis {Juvenalis satir,)^ t. II, 
p. 299. 



L'EXEMPLE. 309 

Perse, Juvénal a su rester original dans la peinture d'un 
lieu commun. Il l'a de plus remarquablement adapté à 
son sujet. La transition, si on veut bien l'examiner de 
près, ne manque ni d'habileté ni de naturel : 

Les jeunes gens, fait remarquer le poëte, si dociles à 
tout imiter, n'écoutent pas sans déplaisir les conseils qui 
les poussent à l'avarice; mais elle jBnit par en avoir 
raison, car c'est un vice qui se déguise à nous sous les 
dehors de la vertu. « Son maintien est grave, sa tenue 
sévère ainsi que son visage. On n'hésite pas à faire 
l'éloge d'un avare, c'est un homme rangé, économe *. » 

C'est aii)si que peu à peu, — la remarque est en- 
core de Juvénal, — on fait naître le goût de l'ava- 
rice dans le cœur àe la jeunesse, et les leçons des pa- 
rents ne manqueront pas de porter leurs fruits. Et 
le poëte nous fait assister aux diverses phases de l'édu- 
cation que reçoivent, de leurs parents insensés, les 
avares futurs encore enfants, ou à peine adolescents. 

Ici les traits de mœurs se mêlent aux traits satiri- 
ques. En présence de ceux que l'on dresse à l'avarice, 
fait observer Juvénal, «on rogne les portions des es- 
claves, on jeûne souvent pour ne pas consommer une 
croûte de pain noir moisi. En pleines chaleurs de sep- 
tembre on réservera pour le lendemain les restes d'un 
hachis. On mettra sous scellé des fèves rances avec un 
morceau de maquereau et de silure déjà avancés, et 
des poireaux dont on aura compté les jBlets. Un men- 
diant ramassé sous les ponts refuserait de s'asseoir à 
une pareille table *. » 

Voilà de curieuses vérités d'observation. Ceux-là 
seuls qui ignorent de quoi est capable l'abominable 



» V. 110-113. 
a V. 126-135. 



310 CHAPITRÉ Xiil. 

vice ayant nom atarice pourraient taxer le poëte d'exa- 
gération. Comme les maladies du corps, les maladies 
de l'âme se présentent toujours les mêmes à travers 
les siècles. L'avare de Juvénal est proche parent de 
l'avare que nous a peint, avec des détails si piquants et 
si odieux à la fois, le grand observateur qui s'appelle 
Théophraste *. En Italie, deux siècles et demi avant 
Juvénal, du temps de Plaute, — lisez VAululairCy — 
les choses se passaient de même. L'Harpagon de Mo- 
lière est leur digne disciple à tous, et, à son tour, le 
père Grandet, de Balzac, renchérit encore sur tous ces 
types divers *• 

Avec la ladrerie augmente chez l'homme le désir d'ac- 
croître sa fortune, d'arrondir ses domaines, ses champs, 
ses forêts, ses plants d'oliviers; on veut tout avoir. 
L'exemple donné par les parents pousse les enfants à 
les imiter, et, comme cela arrive toujours, à les dépas- 
ser. Du respect humain, il n'en est plus question ; qu'on 
blâme notre avare, il ne s'en soucie guère '.Ce à quoi il 



' Il nous a retracé avec une finesse et une sagacité dignes d'Aris- 
tote, son illustre maître, une véritable physiologie de l'avare et de 
Tavarice dans les chapitres ix, x, xii et xxx de ses Caractères, 

* Nous laissons au lecteur le soin de comparer ces types entre eux ; 
ils sont assez connus pour que nous n'ayons pas besoin d'insister da- 
vantage sur ce point. 

' Le mouvement est imite d'Horace : 

« « . . PopuluÉ me sibilat, at mihi plaUdo 
Ipse domi, simul ac nummos contemplor in arca, 

{Sau I, y. 66-67.) 

Ces deux vers ont inspiré à Boileau cette imitation bien connue : 

fl Qu'importe qa'en tons lieux on me traite dMnfâme 7 
Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans âme; 
Dans mon coffre tout plein de rares qualités 
J*ai cent mille vertus en louis bien comptés. 
Est-il quelque talent que l'argent ne me donne? 

(«p. V*) 



L'EXEMPLE. 31 1 

tient avant tout, c'est de posséder le plus de propriétés 
qu'il pourra. Et Juvénal, toujours si Romain, si patriote,- 
jette un coup d'œil en arrière et compare, — à la honte 
de son siècle, — les immenses domaines de quelque 
avare du temps, domaines acquis par les moyens que 
l'on sait, aux maigres lopins de terre dont jadis, au 
beau temps de la république romaine, se contentaient, 
pour eux et tous les leurs, maints soldats émérites.De là 
cette admirable peinture, pleine de poésie et de gran- 
deur, qui jette une agréable variété au milieu d'une 
thèse philosophique et morale : 

a Héroïques débris échappés au Molosse, 
Au glaive de Pyrrhus et du Carthaginois, 
Jadis nos vieux Romains blanchis sous le harnois 
Recevaient deux arpents. Ce don mince et vulgaire» 
C'était le prix du sang, des travaux, de la guerre... 
Mais ils ne croyaient pas leurs services trahis : 
Aucun d'eux ne disait à Rome : Ingrat pays ! 
Ce domaine chétif rassasiait le père, 
Et toute sa maison fourmillante et prospère. 
Où son épouse enceinte, en leurs jeux triomphants, 
Joyeuse, contemplait quatre petits enfants : 
L*un d'eux esclave né, les autres fils du maître. 
Au retour de la vigne et du sillon champêtre 
Les grands frères voyaient pour eux, sur le foyer, 
En de larges bassins la bouillie ondoyer. 
Aujourd'hui deux arpents ne suffiraient qu'à peine 
A nos jardins ^ » 

Là-dessus, pour la vingtième fois peut-être et tou- 
jours avec raison, Juvénal fait à son siècle des reproches 
que l'on serait tout aussi fondé d'adresser au nôtre. Il 
en veut à cette rage féroce de s'enrichir et de s'enri- 
chir vite, à cette passion de l'or, courant droite son but 

^ V. 161-172. J'emprunte encore ce passage à la remarquable tra- 
duction de M. Juleé Lacroix* 



312 CHAPITRE XIII. 

sans se laisser arrêter ni par la pudeur, ni par le res- 
pect des lois : 

Sseva cupido 
Immodici censusl Natn dives quifieri vuli 
Et cito vult fieri *, 

Après cette imprécation arrive, comme contraste, 
un élégant et gracieux passage inspiré par les idées d'un 
temps passé et regretté : 

« mes enfants! contentez- vous de ces cabanes et 
de ces collines, disaient autrefois à leurs fils les vieil- 
lards chez les M arses, les Herniques et les Vestîns. De- 
mandez à votre charrue le pain qui suffit à nos tables. 
Voilà la vie qui platt aux divinités champêtres, lesquelles, 
dans leur bonté, nous firent présent du blé, et apprirent 
à rhomme à dédaigner le gland, son ancienne nourri- 
ture. On n'est point tenté de faire le mal quand on croit 
pouvoir sans honte se contenter en hiver de grosses 
guêtres et d'habits de peau, avec la laine en dedans 
pour se garantir de la froide bise. Ce qui conduit à tous 
les crimes, c'est la pourpre étrangère que nous ne con- 
naissons pas *. )) 

11 serait digne d'Horace, de l'auteur des Géorgiques, 



* V. 175-178. 

^ Vivite contenu casulis et collibus istis^ 

puéril Marsus dicebat et Hernicus olim 
Vestinusqtte senex : panem qtusramus aratrq. 
Qui saiis est mensis; laudant hoc numina ruris 
Quorum ope et auxiliOy gratsepost munus aristas 
Contingunt homini veteris fastidia quercus, 
NU vetitum fecisse volet, quem non pudet alto 
Per gtadem perone tegi, qui summovet Euros 
PeUibus inversis; peregrina ignotaque nabis 
Àd scelus atque nefas, qtuecumque est^ purpura ducel. 

(V. 179-189.) 



L'EXEMPLE. 313 

OU d'Homère, ce tableau où Ton nous peint les mœurs 
simples et saines des populations de la vieille Italie. 
Il fait on ne peut mieux ressortir la civilisation raffinée 
et corrompue du jour. Il y a là autant de poésie que de 
sentiment. Tout respire Tamour de la vie des champs et 
de l'honnêteté rustique. C'est une magnifique idylle. 
Les temps sont bien changés : 

« Telles étaient les leçons que les anciens adressaient à leurs 
enfants. Maintenant, dès l'entrée de Thiver, au milieu de la nuit, 
un père, à grands cris, fait lever son fils péniblement endormi : 
Allons, prends tes registres ; écris, mon garçon ; réveille-toi ; 
prépare tes plaidoyers, étudie notre vieille législation, ou bien 
rédige un placet pour obtenir le bâton de centurion... Puis, va 
renverser les tentes des Maures, les châteaux des Brigantes, afin 
que ta soixantième année te fasse porte-aigle avec de bons ap- 
pointements. Mais si, au contraire, tu as peu de goût pour les 
fatigues prolongées des camps, si le son des clairons et des trom- 
pettes effraye tes oreilles et te donne la colique, eh bien ! achète 
des marchandises pour les revendre moitié plus cher, trans- 
porte au-delà du Tibre toutes les denrées possibles sans te re- 
buter de leur odeur. Mets -toi bien dans l'esprit qu'il ne faut 
faire aucune différence entre les cuirs et les parfums. Qu'im- 
porte la marchandise? l'argent qu'on en tire sent toujours bon. 
Aie toujours à la bouche cette pensée du poète, pensée digne 
des dieux et de Jupiter même : « Comment vous étes-vous en- 
(( richi? c'est ce dont nul ne s'inquiète; l'essentiel, c'est de s'en- 
« richir. » Voilà ce que nos vieilles nourrices enseignent aux pe- 
tits garçons qui se tratoent encore à quatre pattes; voilà ce 
que savent toutes les petites filles avant d'apprendre leurs let- 
tres '. » 

Combien tout cela tranche avec les mœurs antiques 
dépeintes plus haujb 1 C'est la vie romaine, fruit d'une 
civilisation excessive. Ici dominent exclusivement Tin- 
térét et toutes les passions égoïstes. C'est déjà Texis- 

» V. 189-210. 



SI 4 CHÂPiTREf Xlîl. 

tence à grandes guides, rexistence échevelée, eoînme 
celle de nos jours. Adieu le sentiment, adieu la poésie. 
Si Ton travaille, c'est uniquement pour obtenir et par- 
courir rapidement une carrière lucrative. On est tour- 
menté de la manie d'être fonctionnaire; on veut être 
magistrat, militaire, avocat. Et encore, — ne nous y 
trompons pas , — le père de famille , que Juvénal fait 
agir et parler, ne se fait guère d'illusions sur les 
avantages à retirer des carrières dites libérales. Pas- 
ser les nuits à travailler, user sa santé à des rnajr- 
ches forcées pour toucher les appointements d'un 
juge ou d'un centurion , quelle perspective I Mieux 
valent les affaires. Ne croirait-on pas entendre le rai- 
sonnement de ceux qu'on appelle aujourd'hui des 
hommes pratiques, des hommes positifs, que nos poè- 
tes comiques contemporains, peignant de la sorte les 
mœurs de notre époque, ont mis plus d'une fois en 
scène ? On croirait entendre M. Mercier de l'Hon- 
neur et l'Argent , M. Simonnet de la Bourse^ M. Pé- 
ponet des Faux bons hommes^ ou encore, et surtout, 
MM. Formichel père et fils*, qui ont élevé à la véritable 
hauteur d'un art l'abolition du sentiment en toutes 
choses et le culte des intérêts matériels. 

Elle est plus vieille qu'on ne pense, la fameuse 
maxime : Enrichissez-vous. c< Comment vous êtes-vous 
enrichi, c'est ce dont nul ne s'inquiète ; l'essentiel, c'est 
de s'enrichir '. » C'est encore la grande devise de nos 
jours. Voilà où nous a menés l'amour du luxe, que la 
plupart du temps l'agiotage seul peut entretenir. Le 
langage que nos pères de famille tiennent à leurs en- 
fants ressemble singulièrement à celui des pères de 

' Dans la Famille BenùUon, comédie de M. Victorien Scirdou. 
^ Unde habeasy quœrit nemo^ sed oportet haberd 



L'EXEMPLE. 315 

famille romains du premier et du second siècle de 
l'empire ; ce qui n'est ni flatteur pour nos mœurs, ni 
encourageant pour Tavenir de la France. 

Voici maintenant de sages remontrances que fait le 
satirique latin aux parents insensés de son temps : 

« Pour moi, si j'avais affaire à ce père si pressé d'inculquer à 
son enfant de telles maximes, je lui dirais : « Voyons, vieux fou, 
qui te presse? ton élève surpassera son maître ; je te le garan- 
tis, tu peux être tranquille; il l'effacera. Ajax a été plus grand 
que Télamon, son père, Achille que Pelée. Épargne au moins 
son enfance : le poison du vice n'a pas encore pénétré dans son 
cœur. Mais, quand sa barbe sera assez longue pour qu'on la pei- 
gne, quand il sera d'âge de la soumettre au rasoir, alors, la main 
sur l'autel de Cérès, sur le pied même de la déesse, il vendra de 
faux témoignages et des parjures à bon marché. Si la femme 
qu*il épouse est riche, du jour où elle passera le seuil de votre de- 
meure , regarde-la comme enterrée : sa dot lui coûtera la vie. 
Pendant son sommeil, un coup de pouce et tout sera dit. Ces biens 
que tu vas chercher sur terre et sur mer, il trouvera un moyen 
plus expéditif de se les procurer : assassiner est moins fatigant. 
Mais jamais je ne lui ai fait de recommandations pareilles, diras- 
tu alors, jamais donné de telles leçons. Pardon, cette perversité 
lui vient de toi. Celui qui par ses leçons met au cœur de son fils 
le goût des grandes fortunes, celui dçnt les sinistrés conseils ont 
fait de lui un homme avide, en lui laissant toute liberté de s'en- 
richir par la fraude, celui-là, en lui lâchant la bride, l'a engagé 
dans la carrière; une fois lancé, les cris ne l'arrêteront plus! Il 
va, passe la borne et ne t'écoute plus. Nul ne croit que ce soit 
assez de s'en tenir aux fautes qu'on lui permet. On s'accorde 
toujours plus de licence. Quand tu dis à ce jeune homme que 
donner à un ami est une sottise, que c'en est une aussi de soula- 
ger la pauvreté de ses proches, de les tirer de la misère, du 
même coup tu lui apprendras le vol, l'escroquerie^ tu lui en- 
seignes d'acquérir au prix de tous les crimes les richesses dont 
Tamour te dévore, amour aussi ardent chez toi qu'était l'amour 
de la patrie dans le cœur des Décius... 

« Pour toi, tu verras un jour ce feu dont tu as allumé la pre- 
mière étincelle, grandir, s'étendre et tout dévorer. Il ne t'épar- 
gnera pas même, toi, malheureux : le lion, unjour^ du foudd^ 



816 CHAPITRE XIII. 

sa tanière, épouvantera de son rugissement et engloutira le 
maître qui l'a dressé. 

« Les astrologues ont pu te dire combien de temps tu as à 
vivre. Mais ton Ois trouvera trop long d'attendre que la Parque 
ait épuisé le fil de tes jours : tu mourras avant qu'elle le coupe. 
Allons, déjà tu le gênes, tu retardes Theure où tendent ses dé- 
sirs : ta vieillesse se prolongerait comme celle d'un cerf ! Cela le 
chagrine, ce jeune homme. Cours chercher le médecin Archi- 
génès, et achète-lui les contre-poisons composés par Mithridate, 
si tu veux cueillir la figue ou respirer les roses de l'année qui 
vient. Il faut toujours avoir chez soi de l'antidote pour en pren- 
dre avant de manger quand on est père et quand on est roi ^ » 

On pourrait adresser les mêmes reproches à bien des 
pères de notre temps. Ces reproches sont admirables de 
vérité, de raison. Comme le jeu, l'avarice est un de ces 
vices qui mènent à tout. Malheur aux parents trop indul- 
gents ou trop égoïstes, qui dans le cœur de leurs en- 
fants ont jeté des germes funestes ! C'est en vain que 
plus tard ils voudraient décliner la responsabilité des 
crimes qui en sont la déplorable conséquence; on sera 
toujours en droit de leur répondre avec notre poète 
moraliste : 

Mentis causa malœ iamen est et origo pênes te, 
Nam quisquis magni census prœcepit honoretn, 
Et lÈsvo monitu pueros producit avaros, 
Dat libertatem et totas effundit kabenas 
Curriculo; quem si revoces, subsistere nescit. 
Et, te contempio, rapitur metisque relictis. 

Comparaison superbe, empruntée aux jeux du cirque, 
inspirée, ce semble, d'un célèbre passage de Virgile*, 
et s'appliquant, on ne peut mieux, au caractère impé- 

* Traduction de M. Despois. V. 210-256. 
» Géorg,yl, 512 sqq. 



L'EXEMPLE. 317 

lueux et bouillant de la jeunesse, telle que l'ont peinte, 
et tour à tour, Aristote*, Horace^ , Bossuet ^, 

Je ne sais si je me trompe, mais, dans presque tout 
ce long passage que nous essayons de commenter, Ju- 
vénal, par ses réflexions, ses "considérations morales, 
aussi bien que par l'art avec lequel il les développe, 
rappelle singulièrement le ton, la manière des mora- 
listes et des prédicateurs chrétiens. Fénelon, dans ses 
sermons, Massillon dans son Petit Carême, lorsqu'ils 
font la guerre à nos vices, à nos passions, à nos pré- 
jugés, ne disent ni mieux ni autrement. C'est la même 
abondance dans les idées, le même souffle oratoire et 
aussi le même bon sens. 

Tout se tient ici-bas; une faute conduit à une autre 
faute; le vice au crime; Tétincelle devient incendie; 
le joueur peut en venir jusqu'à l'assassinat; rien d'éton- 
nant par conséquent si l'avarice engendre le parricide. 
C'est pour la troisième fois* que notre satirique si- 
gnale à l'indignation publique des attentats de ce 
genre, dus aux impatientes convoitises de fils pervers. 
Dans ce cruel mais épouvantable tableau , l'ironie du 
ton égale l'énergie des traits. 

Au sein de notre société moderne de tels crimes sont 
rares. Dieu merci, bien que nos cours d'assises aient 
vu comparaître plus d'une fois devant elles, — et il n'y 
a pas bien longtemps de cela, — des fils dénaturés, 
accusés et quelques-uns convaincus d'avoir abrégé les 

^ I(hetor.,U, 12. 

^ Ep.ad Pison, 161-166. 

' « Vous dirai-je en ce lieu ce que c'est qu'un jeune homme de 
vingt-deux ans? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impé- 
tuosité de désirs I Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouil- 
lant, semblable à un vin fumeux, ne leur permet rien de rassis ni 
de modéré, etc. » {Panégyrique de Saint-Bernard») 

* III, 43-44, et VI, 563 sqq. 



318 CHAPITRE XIII. 

jours de leurs parents afin d'en hériter plus prompte- 
ment ! Ce qui chez nous, grâce au ciel, est exception- 
nel, paraît, hélas! avoir été fréquent dans cette société 
dégradée et en décomposition dont Juvénal s'est fait 
le peintre. 

Tout ce qui précède, en dépit de quelques traits 
particuliers, est plein de gravité ; Juvénal a parlé en 
moraliste, et ne s'est guère déridé: Le trait satirique, 
le sarcasme, la raillerie, lui reviennent à l'esprit quand 
il se met à envisager tous les eflfbrts que font les sots 
mortels pour s'enrichir, les privations qu'ils s'impo- 
sent, les périls qu'ils affrontent. Un tel spectacle, c'est- 
à-dire celui de la comédie humaine proprement dite, 
lui parait plus désopilant, en vérité, que tous les amu- 
sements du théâtre, que tous les jeux et tours de force 
imaginables. Suit alors une peinture composée, je le 
veux bien, avec les souvenirs d'Horace S de Perse*, de 
Sénèque peut-être ', qui ont tour à tour traité le même 
sujet, mais frappée cependant au coin du génie de Ju- 
vénal, pour l'originalité, la verve et le ton sarcastique. 
Nouveau Démocrite, il ne peut s'empêcher de rire à la 
vue de toutes nos folies : 

« £st-il plus amusant de Yoir la souple échine 

Du mime aérien lancé par la machine 

Ou dansant sur la corde à la hauteur des toits , 

Que de te voir logé sur un vaisseau crétois. 

Jouet de l'aquilon, jouet du vent d'Afrique 

Vil trafiquant de baume ou de poivre en barrique , 

Rapportant ces raisins desséchés au grand air 

Et ces vins cuits aux bords où naquit Jupiter? 

Ce malheureux pourtant sur une corde roide 

Court parce qu'il a faim et craint la saison froide : 

' Epist.y II, 1, 107 sqq. 
^ Sat. Il, VI, passim, 
' £pist.f 77 et SO. 



L'EXEMPLE. 319 

Toi, tu braves la mort sur les flots turbulents, 

Pour avoir cent villas avec mille talents. — 

Vois ce port, vois ces mers, de vaisseaux toutes pleines ! 

L'onde a plus d'habitants que les monts et les plaines ; — 

Partout où l'a conduit Tespoir de s'enrichir, 

Une flotte s'élance ; et c'est peu de franchir 

La mer de Carpathie et celle du Gétule : 

Laissant bien loin Calpé, dans le gouffre d'Hercule 

Elle entendra frémir le soleil^ rouge encor... 

Le but de ces labeurs, c'est que, tout chargé d'or, 

On puisse dire un jour en gonflant ses narines : 

J'ai vu les dieux marins, les déesses marines. 

Que les fous sont divers !.. 

. Cehii 

Qui ne met qu'une planche entre la mort et lui. 
Bien qu'il n'arrache pas son manteau ni sa robe, 
Au pouvoir d'un tuteur faut-il qu'on le dérobe? 
Lui qui brave Neptune et les vents en fureur 
Pour quelques pièces d'or aux traits de l'empereur. 
L'éclair brille, la nue accourt, — sombres auspices ! 
« Levez le câble, dit le trafiquant d'épices. 
Ce large ruban noir, dans le ciel attristé 
Ce n'est rien... ce n'est rien qu'un orage d'été. » 
Le malheureux peut-être en cette nuit chavire 
Et dans le gouffre noir plonge avec son navire !... 
Peut-être, effaré, pâle, au sein des flots grondants 
Il étreint sa ceinture et des mains et des dents! — 
Tout ce que roulaient d'or, le Pactole et le Tage 
Ne lui suffisait pas; il voulait davantage. 
Aujourd'hui, grelottant, affamé, sans habits. 
Il implore un haillon, un morceau de pain bis ; 
Et, mendiant un as, errant à l'aventure. 
Il étale aux regards son naufrage en peinture^. » 

On oublie, en vérité, que le poëte ne fait que dé- 

' y. 265-303. Traduction de M. Jules Lacroix. Il est à peine be- 
oin d'indiquer au lecteur, — elles se présentent d'elles-mêmes à l'es- 
irit, — les diverses imitations que Boileau, en peignant à son tour 
'avarice, a puisées à ces différentes sources. Voyez Sat, IV, Épit. V% 
lat VIII. 



820 CHAPITRE XIII. 

velopper un lieu commun. Tout, dans ces vers, si bien 
rendus par le traducteur français, tout est vif, pittores- 
que. Le thème d'école disparaît pour ne laisser place 
qu'à la vérité morale et dramatique. Après deux mille 
ans, la leçon porte encore, grâce au talent du moraliste. 
Ce tableau, Juvénal le fait suivre de réflexions qui, 
avant lui déjà, s'étaient présentées à l'esprit d'Horace. 
Ce n'est pas tout d'acquérir des richesses, même à ce 
prix ; on s'expose encore à tout autant de soucis et de 
craintes pour les conserver. Horace supplie les dieux 
de le délivrer d'une fortune maintenue à ce prix : 

Horum 

Semper ego optarim pauperrimus esse bonorum \ 

Quant à Juvénal, aux biens si péniblement gagnés 
et qu'il ne faudrait pas moins péniblement garder, il 
préférait cent fois le destin et le tonneau de Diogène. 
Pensée digne de celui qui s'est attaché à nous faire 
prendre en dégoût un vice aussi honteux que l'avarice. 
Et, comme péroraison naturelle, le poëte termine par 
l'éloge de la tempérance et de la sobriété, ces vraies 
vertus du sage. Savoir se contenter du nécessaire et 
rejeter le superflu à la façon de Diogène, d'Epicure 
et de Socrate, voilà ce qui, selon lui, suffit au bonheur 
de l'homme; c'est ainsi qu'il est en notre pouvoir de 
nous rendre indépendants du sort, et c< de la Fortune, 
que nous avons seuls divinisée * » . 

Mais le poëte connaît trop bien son temps et les 
hommes à qui il s'adresse ; il ne se fait pas illusion, 
et c'est avec l'accent d'une indignation réelle qu'il 
porte cette conclusion : 



' Sat. I, I, 78 et 79. 

' V. 315 et 316. C^esl une Tê^é\\\Âû\i4<^ la^ tia de la satire X. 



L'EXEMPLE. 321 

« Ce sont là, n'est-ce pas? des exemples bien austères? £h 
bien ! imitons-les en y mêlant quelque chose de nos mœurs : 
élevons-nous jusqu'à la somme exigée par la loi d'Othon, et qui 
permet de s'asseoir sur un des quatorze gradins du théâtre. 
Mais vous froncez le sourcil , vous faites la grimace. Prenez 
donc la valeur de deux chevaliers ; si vous voulez, triplez, qua- 
druplez cette somme. Pour le coup, si vous n'êtes pas content, 
si vos désirs s'étendent encore au delà, jamais les richesses de 
Crésus ni les trésors des Perses ne vous sauraient sufDre, pas 
même l'opulence de l'affranchi Narcisse^ à qui l'empereur Claude 
a tout accordé, tout, même la mort de sa femme, quand Nar- 
cisse le pressa de la faire périra » 

Telle est cette satire quatorzième, une des plus éten- 
dues du recueil , après la sixième et la dixième, et 
certainement une des plus importantes au point de vue 
de l'intention morale. On a vu ce que Juvénal a su 
faire d'un lieu commun, d'un thème de rhétorique. Il l'a 
singulièrement poétisé, ennobli, élevé. Les longueurs 
que l'on peut reprendre dans cette pièce, les défauts 
de composition qui la déparent, sont rachetés par de 
nombreuses et fortes qualités. C'est une harangue pleine 
de sublimes conseils, de salutaires leçons, qui après 
dix-huit siècles n'ont rien perdu de leur à-propos. Elle 
est moins encore l'œuvre d'un poëte que celle d'un 
sage. 

• V. 322 sqq. 



CHAPITRE XIV. 



Vit <n»l« de_ fiumtiMme rellglew 



Cette satire est dirigée contre la superstition, que 
Juvénal avait déjà combattue ailleurs '] maïs, ici, il 
nous la fera connaître sous une nouvelle forme, sous 
celle de l'intolérance religieuse, plus ancienne qu'on 
n'est, en général, porté à le croire. 

Juvénal était fort âgé quand il composa ce morceau '. 
Aussi peut-on y surprendre, en plus d'un endroit, les 
traces de la loquacité habituelle aux vieillards ; d'autre 
part, les lieux communs que traitaient toujours, avec Une 
certaine complaisance , les écrivains latins du second 
âge, n'y font pas défaut non plus; l'on y rencontre 
enfin, et en assez grand nombre, des traits d'un goût 
douteux. Considérée dans son ensemble, cette pièce est 
faible et certainement inférieure à la plupart des au- 

' Satire XV. 

^ Sat. VI, V. 511 ; sat, XIV, v. 96 sqq. 

' Juvéaal dit que l'acte d'atrocité qu'il va raconter a eu Heu sous 
le consulat de Junius ou de Juncus, pour suivre la leçon de certains 
manuscrits. Or ce Junius ou ce Juncus fut consul (conf. rédition de 
C. F. Hermann, Prœfat., p. 1) l'an 127 après Jésus-Christ. Et si, d'a- 
près les calculs deBorghesi (ihid., p. l),ron place l'année de la nais- 
sance de Juvénal en l'an 47 de l'ère chrétienne, il avait quatre-vingts 
ans à l'époque où \\ écrivit la quinzième satire. 



UN TRAIT DE FANATISME RELIGIEUX. 323 

très. Néanmoins on y trouve des passages d'une élo- 
quence élevée et grave, une grande vigueur de style et 
des peintures originales. 

C'est sous le règne d'Adrien, ainsi qu'il est permis de 
l'inférer d'après un certain vers de cette pièce % que 
deux peuples de la haute Egypte, adorant des divi- 
nités différentes, s'étaient livré un combat acharné, qui 
eut pour issue un acte digne de cannibales. C'est cet 
acte révoltant que Juvénal va nous raconter dans tous 
ses détails, avec ses préliminaires, ses suites déplora- 
bles; et il le commentera à sa façon. Il en prendra oc- 
casion pour s'élever contre les abominables excès dont 
les hommes sont capables, alors qu'ils obéissent à des 
passions, à des haines aveugles. Il restera ainsi dans son 
rôle de poëte philosophe et moraliste, rôle conforme à 
la définition donnée par lui-même, au début de son œu- 
vre, des droits et des conditions de la satire '. 

La pièce commence par une énumération plaisante 
de toutes les divinités absurdes honorées en Egypte 
depuis un temps immémorial. En lisant ce début, on 
se rappelle involontairement le fameux passage de Bos- 
suet sur la religion des Égyptiens, chez qui « tout 
était dieu, excepté Dieu même * » . Mais la satire n'est 
pas tenue à autant de gravité que Thistoire ; aussi les 
traits plaisants ne manquent pas ici. Le moyen de 
ne pas se dérider le front quand on s'appelle Juvé- 
nal, en présence d'une mythologie à côté de laquelle le 
paganisme officiel des Romains, malgré ses aberrations, 
était un progrès réel, et, en tous les cas, un culte 
presque sévère et digne ? Comment ne pas rire tant soit 



» V. 27. 

^ Sat,y I, y. 85 et 86. 

^ Discours sur Vhistoire universellet 



824 CHAPITRE XIV. 

peu d*une nation dont les dieux variaient d'un nome à 
l'autre, c'est-à-dire comme nous dirions maintenant, 
d'un département à un autre? Ces dieux si divers ne se 
ressemblaient que par un seul point, celui d'être ridi- 
cules : crocodiles, oiseaux ennemis des serpents, pois- 
sons de mer, poissons d'eau douce, singes et chiens, 
tels étaient les dieux qui se partageaient la dévotion 
des peuples de l'Egypte. Ce n'est pas tout : au culte 
des animaux se mêlait celui des plantes, et ce culte 
n'était pas le moins sérieux. Manger un poireau ou un 
oignon, c'était un sacrilège. <( les saintes populations 
dont les dieux poussent dans les jardins S) ! Et ce trait 
sarcastique, Juvénal le fait suivre de cet autre consis- 
tant, il est vrai, dans une de ces antithèses chères aux 
rhéteurs, et destinée ici à servir de transition au sujet 
qu'il va traiter : En Egypte, « un animal porte-laine, 
— car on s'y abstenait, comme on va le voir, de la 
chair des animaux, selon le système de Pythagore, — 
ne peut figurer sur aucune table. Mais où la religion 
défend de tuer un chevreau, la chair humaine n'est pas 
une viande défendue*. » 

Voilà ce que Juvénal va nous exposer tout à l'heure; 
c'est là ce qui fera l'objet même de sa satire; et, à 
l'avance, cette idée excite son indignation. Quelle abo- 
mination! dit-il; et, puisant dans ses souvenirs, il rap- 
pelle les temps fabuleux de la Grèce, Ulysse racontant 
aux Phéaciens étonnés des faits du même genre, à sa- 
voir les mœurs atroces des Cyclopes et des Lestrigons; 
mais les Phéaciens ont dû traiter Ulysse de charlatan 
et de menteur. 

Il est fâcheux qu'au lieu de s'arrêter là et de passer 



' v. 10. 

»V. 11-14. 



UN TRAIT DE FANATISME RELIGIEUX. 325 

immédiatement à son sujet, Juyénal s'étende, à perte 
de Yue, sur cette iïicrédulité que le fils de Laërte n'au- 
rait pas manqué de rencontrer à la cour d'Alcinoûs, 
qu'il prête aux habitants de Corcyre tout un discours à 
l'aide duquel ils auraient réfuté les folles exagérations 
de leur hôte, et qu'il se croie tenu de louer ce même 
discours. Ces développements, malheureusement, se 
ressentent trop des habitudes de l'école et de la décla- 
mation qui se font jour surtout dans la seconde moitié 
de l'œuvre de Juvénal, dans ses dernières satires ; elles 
dépareront trop souvent le morceau que nous étudions. 
Tantôt, comme ici, ils retardent l'exposition du sujet ; 
tantôt, comme nous le verrons plus loin, ils embarras- 
seront et allongeront le récit. 

Or voici cette histoire, qui, comme le constate Juvé- 
nal, dépasse toutes les fictions tragiques connues, et 
dont l'horreur est d'autant plus grande qu'il s'agit d'un 
crime où tout un peuple a mis la main * ; et ce crime s'est 
commis récemment, du temps même de Juvénal : 

« Entre deux peuples voisins^ les Ombites et les Tentyriens ^, 

' V. 29. 

' Juvénal appelle ces deux peuples des peuples yoisius, finUimos, 
Or il est constant qu*Ombos était situé à plus de trente lieues au 
sud de Tentyra, en remontant la rive droite du Nil. De là, d'un côté, 
de la part de certains commentateurs, des corrections et des variantes 
proposées, pour échapper à cette difficulté de texte ; de l'autre, de la 
part de certains philologues, des doutes élevés contre l'authenticité 
de cette satire. Voyons s'il n'y aurait pas lieu de concilier les cho- 
ses, et procédons, autant que faire se peut, avec méthode et ordre. 

Un fragment du manuscrit du Vatican (voyez pour toutes ces va- 
riantes l'eidition Jahn, p. 161, les notes) porte Umbos, d'autres Corn- 
boSy un manuscrit de Paris, Compoj. Cette dernière leçon, se sont dit 
très-témérairement, à coup sûr, deux éditeurs (Ruperti et Achaintre). 
est évidemment une corruption de Comptas, qui n'est qu'une ortho- 
graphe particulière de Coptos, ville bien connue de U \^\^ ^^^^^^^^ 



326 CHAPITRE XIV, 

existe une vieille antipathie, une haine inextinguible, une plaie 
incurable. La cause de cette fureur mutuelle vient de ce que 



située tout près d'ailleurs de Tentyra, et c'est là ce que confirme, — 
toujours au dire des mêmes éditeurs, — ce vers de Juvénal relatif, 
selon eux, au théâtre des événements, 

Gesta super ealidœ referemus mamia Copti, 

(V. 28.) 

Mais si le fait eut lieu à Coptos même, on force ici singulièrement, 
il faut en convenir, le sens de super^ que M. Despois lui-même, 
s'appuyant sur l'édition Lemaire, laquelle reproduisait en partie 
celle de Ruperti, est obligé de traduire, malgré qu'il en ait, par le 
mot dans (un fait qui vient de s'accomplir dans les murailles de la 
brûlante Coptos). Or, pour tout homme qui sait le latin, qui en 
connaît les nuances, et certes M. Despois est un latiniste excellent, 
super ne sera jamais un synonyme ni de suh ni de in. 

Nous dirons plus loin comment, selon nous, on devra interpréter 
le super mœnia Copti» 

Mais il est une autre difficulté dont les partisans de cette leçon : 
inter finitimos... (Coptos et Tentyra) auront grand'peine à se tirer. 
Heinrich, en effet, remarque avec raisou (Fûr\fzehnte Satire, Erklœ- 
runçy p. 504, édit. 1839) que la forme Copti, Copiorum au pluriel, 
n'existe pas; que plus haut il y a mœnia Copti et non pas Copto- 
rum; que d'ailleurs, dans Strabon, cette ville s'appelle Kotcto; et 
non KoTiToC, et qu'en supposant qu'il s'agisse ici de Coptos et que 
Juvénal eût adopté le nom grec même de la ville en question, il 
faudrait au moins que le teste d'un manuscrit quelconque portât 
KoTiTov. Dès lors se trouvent bien infirmées les opinions de Tabbé 
Barthélémy, de Larcher {Satires de Juvénal^ traduites par Dus- 
saulx, notes, t. II, p. 469), de Paw (Recherches philosophiques sur 
les Égyptiens et les Chinois, t. II, p. 160), d'Achaintre (trad. Dus- 
saulx, not. t. II, p. 461 ),qui, admettant tous une corruption de texte, 
lisent Coptos pour Ombos. C'est donc avec raison que des éditeurs les 
plus éminents, tels que C. F. Hermann, M. Jahn et enfin M. Ribbeck, 
se basant autant sur leur connaissance profonde du latin que sur la 
leçon des meilleurs manuscrits (celui de Montpellier entre autres) 
et sur les meilleurs scholies, donnent Ombos dans leur texte, et pas 
autre chose. 

Mais cette leçon, qui au surplus est la seule bonne, plaît tout na- 
turellement à M. Ribbeck ; il triomphe ici ; car, fidèle à son impi- 
toyable système d'èUminalioYi^ (^lû lui fait voir partout ce qu'il 



UN TRAIT. DE FANATISME RELIGIEUX. 327 

chacun de ces deqx peuples exècre les dÎTinités de Fautre 
et pense qu'on ne doit rendre hommage qu'à celles qui sont 
Tobjet de son culte à lui. C'était fête à Ombos^ Les chefs et les 



appelle le faussaire de Juvénal {Conf, der echte und der unechte 
Juvenal)f il se demande et nous demande, avec la satisfaction d'un 
homme sûr de son fait, comment il peut venir à Tidée de tout 
homme raisonnable d'attribuer à Juvénal, que l'on sait avoir séjourné 
en Egypte, une erreur géographique aussi grossière que celle qui 
consiste à appeler voisins les Tentyriens et les Ombites, que sépa- 
raient une si grande distance. Il s'appuie également sur certains au- 
tres passages de celte satire, dont les idées ni le style ne lui parais- 
sent dignes de Juvénal, et il trouve là un argument irréfutable, se- 
lon lui, pour corroborer sa thèse et décider de la non-authenticité de 
cette satire. Nous avons essayé, quant à nous, dans le corps même 
de notre étude sur cette quinzième satire, de montrer que certains 
défauts de ce morceau, dont M. Ribbeck, outre son objection contre 
la question de prétendu voisinage entre les Tentyriens et les Om- 
bites, voudrait en vain tirer la conclusion que la pièce est apocryphe, 
nous avons montré, dis-je, que ces défauts-là sont ordinaires au 
génie de Juvénal et devaient naturellement se faire sentir davan- 
tage encore à mesure que le poète vieillissait. Revenons donc à la 
question essentielle, c'est-à-dire à la situation géographique des 
deux villes dont les peuples s'attaquèrent mutuellement, et voyons 
ce qu'il faut penser de cette expression finiiimos, par laquelle le 
poète les a désignées. 

Eh bien ! nous pensons, nous, avec l'abbé Brotier, que Juvénal, 
lorsqu'il écrivait, a pu appeler les Tentyriens et les Ombites voisins, 
finitimi, parce qu'alors Ombos faisait partie du nome ou de la pré- 
fecture de Thèbes. On le voit clairement indiqué par Ptolémée 
(lîv. IX, ch. v), et le père Sicard, qui a parcouru l'Egypte, les an- 
ciens auteurs à la main, a fixé exactement les limites du nome de 
Thèbes, qui comprenait Ombos, et de celui de Tentyre, immédiate- 
ment au-dessus à^ApolUnopolis parva (voyez les notes sur les satires 
de Juvénal, traduites par Dussaulx, t. II, p. 447). En admettant ces 
données^ le vers de Juvénal, sur le théâtre de l'événement, 

Gesta super calidœ referemus mœnia Copti, 

s explique, ce me semble, assez bien, comme nous essayerons de le 
montrer plus loin, à propos d'une autre difficulté de texte qui de- 
mande à être discutée en son lieu et place. 

' Rien de moins clair que le récit du poète sur celui des peuples 
qui fut attaqué par l'autre. Heinrich, Weber, Ruperli^ A<À^&&x^^^ 



328 CHAPITRE XIV. 

meneurs de Tentyra, sa rivale, virent là une occasion dont il 
fallait profiter. Quel plaisir d'empêcher leurs ennemis de passer 
gaiement ce jour de fête, et de savourer la joie d'un interminable 
festin! Dans les temples, dans les carrefours, des tables, des lits 
étaieut dressés; et ce n'était pas pour y dormir; ils y passaient 
parfois sept jours et sept nuits. Tout sauvage qu'il est, ce canton 
d'Egypte, ainsi que j'ai pu m'en rendre compte moi-même, ne 
le cède point en volupté à Tinfâme Cauope. Pour les Tentyrîens, 
d'ailleurs, la victoire semblait facile. Leurs ennemis sont ivres, 
le vin alourdit leurs langues comme leurs pas. D'un côté donc 
les Ombites, dégoûtants de parfums, quels qu'ils fussent, des 
fleurs dans les cheveux et des couronnes sur la tête, dansaient 
au son d'une flûte où soufflait quelque nègre ; de Tautre côté, la 
Haine, la Haine à jeun. D'abord les esprits s'échaufl'ent; les in- 
jures s'échangent ; c'est le signal du combat. On se heurte en 
poussant le même cri ; le bras nu remplace le javelot. Déjà peu de 
mâchoires sont exemptes de blessures; à peine un nez reste-il 
en bon état, si même il en reste un. Ce ne sont dans les deux 
camps que visages mutilés, méconnaissables, crânes fendus et 
des mains souillées du sang sorti des yeux crevés. Mais ce n'est 
là encore pour eux qu'un jeu, un amusement d'enfants, parce 
qu'ils ne marchent pas encore sur des cadavres. Au fait, à quoi 
bon cette mêlée de plusieurs milliers de combattants, s'il n'y 
avait pas mort d'homme ? A cette pensée, racharnement redou- 



lesquels, comme on a vu, ont remplacé les Ombites du texte par 
ceux de Coplos, pensent que Tattaque vint du sud vers le nord, et 
que les habitants de Coptos commencèrent la rixe en surprenant 
ceux de Tentyra. C. F. Hermann, tout en se tenant au texte qui men- 
tionne comme partie adverse des Tentyrîens les Ombites, avait cru, 
lui aussi, pendant longtemps, que les Tentyrîens furent attaqués 
les premiers chez eux et qu'ils repoussèrent ensuite les Ombites. 
Mais il a fini par admettre l'opinion opposée en se basant : 1** sur 
ce fait que, d'après Élien {Histoire des animatus, X, 24), les Ombites 
adoraient le crocodile, tandis que les Tentyriens l'avaient en abo- 
mination ; cela étant, il lui parait plus naturel de supposer que la 
fête religieuse mentionnée par Juvénal eut lieu chez ks Ombites et 
fut troublée par les Tentyriens que repoussèrent ensuite les pre- 
miers; 2° en admettant la correction de Merzer, suivie par Jsihn, 
pour le texte du vers 75 que nous aurons occasion d'indiquer tout 
à l'heure, dans la note qui va suivre. (Couf. Hermauu, Prœfat, in 
edit. JuvenaL sa^ir., Lipsiœ, ldG2.) 



UN TRAIT DE FANATISME RELIGIEUX. 329 

ble ; déjà on se baisse, on ramasse^ on lance des pierres, armes 
ordinaires de Témeute, — non pas de ces pierres comme en lan- 
çaient Turnus et Ajax, ou bien un Diomède, quand il froissa la 
cuisse d'Énée, mais des pierres proportionnées aux bras de nos 
contemporains, bien différents des bras nerveux des héros anti- 
ques. A cet égard Fespèce dégénérait déjà du temps d'Homère. 
La terre ne nourrit plus aujourd'hui que des hommes aussi faibles 
que méchants. Aussi un dieu qui les voit aux prises ne peut 
qu'en rire et détester leur lutte. 

« Mais reprenons le fil de notre récit. Les Ombites^ renforcés 
par leurs concitoyens, tirent le glaive et renouvellent le combat 
à coups de flèches. Poursuivis par les Ombites, ceux de Tentyra, 
dont la ville est voisine des contrées où verdit le palmier, tour- 
nent le dos^ et se sauvent en toute hâte. Dans la déroute un des 
leurs dont la terreur précipitait les pas, tombe, est pris. On le 
coupe en morceaux afin que chacuii puisse avoir sa part. Les 

' Le texte porte : 

Terga fuga céleri prœstantibus omnibus itutant 
Qui vieina colunt umbrosœ Tentyra palmœ. 

Le manuscrit de Montpellier, cité par Jahn, à la page 162 de son 
édition, offre ici une lacune : 

Terga fuga celeH prœstant 

M. Jahn admet la correction de Merzer, à laquelle s'est rangée 
Hermann et que nous adoptons également avec Jahn, et qui est ainsi 
conçue : 

Terga fuga céleri prœstani instantibus Ombi9, 

Gela est certainement plus satisfaisant que le texte ordinaire : 

Terga fuga céleri prœstantibus omnibus instant, 

et que le texte de quelques anciens manuscrits, portant ce vers spon- 
daîque d'une contexture passablement suspecte : 

Terga fugœ céleri prœstantibus omnes instant 

Ainsi, ce sont les Tentyriens qui fuient repousses par ceux qu'ils ont 
attaqués. 

Ici se présente une autre question : Comment, dira-t-on, les Ten- 
tyriens avaient-ils pu venir de si loin pour attaquer les Ombites ? On 
se l'expliquera facilement, si l'on se souvient qu'à l'aide de leurs 
canots les Égyptiens se rendaient très-rapidement à des distances 
très-considérables. G*est ce que confirme Hérodote (liv. II, c. lix). 



380 CHAPITRE XIV. 

vainqueurs le dévorent, et on ronge jusqu'aux os^ On ne songea 
pas à le faire bouillir ni rôtir; c'eût été long et ennuyeux ; il aurait 
fallu allumer du feu et prendre patience : on se contente de le 
manger cru. Au moins faut-il s*applaudir que le feu ait échappé 
à cette exécrable profanation, le feu que Prométhée ravit aa 
ciel pour en faire don aux hommes. Au reste, les monstres qui 
ont osé mordre de la sorte dans un cadavre n'ont jamais rien 
mangé qui leur parût meilleur. Inutile de demander si, pour les 
premiers qui en tâtèrent, ce fut une sensation de volupté bien 
vive, puisque le dernier qui survint^ voyant que tout était ab- 
sorbé, passa ses doigts sur le sol afin d'y recueillir et de goûter 
du moins un peu de sang >. » 

Sauf un ou deux passages d'un goût fort douteux e 
qu'à dessein nous avons cités avec tout le reste pour 
édifier le lecteur sur les défauts de ce genre, déjà signa- 
lés plus haut, et qui, malheureusement, se présente- 
ront encore plus bas, sauf cela, disons-nous, ce récit de 
Juvénal offre des beautés de plus d'un ordre, et dignes 
d'être relevées. 

* L'acte atroce s'accompUt pendant la retraite des Tentyriens re- 
poussés vers le nord par les Ombites. On peut supposer qu'elle eut 
pour théâtre un certain endroit situé entre Ombos et Tentyra, pas 
très-loin de Coptes ; c'est ce que semble indiquer ce fameux vers : 

Gesta super calidœ referemus mœnia Captif 

si peu compris et si mal traduit même par des latinistes de pre- 
mier ordre, qui avaient admis un sens inadmissible, dont nous 
avons parlé plus haut, super mcsnia CopHy au-dessus de Coptos, 
c'est-à-dire au sud de Coptos. Voilà, selon nous, comment on peut 
concilier les choses; car qu'on note bien en passant que si les atta- 
qués eussent été ceux de Coptos, comme l'ont admis Ruperti et 
Achaintre, et qu'ils eussent ensuite poursuivi vers le nord les Ten- 
tyriens par eux repoussés, la scène odieuse en question eût eu lieu 
non pas super Coptum, mais inflra Coptum^ c'est^-dire au nord de 
Coptos ; et dès lors le vers 

Svver mœnia Copti, 

serait incompréhensible. 
' V. 33-93. 



UN TRAIT DE FANATISME REUGIEUX. 331 

Hélas ! sans s'en douter, et tout d'abord, Juvénal a dît 
le mot juste sur la cause de toutes les guerres soulevées 
par le fanatisme religieux : 

Inde furor vulgo, quod numina vicinorum 
Odit uterque loctts, quum solos credat hahendos 
Esse deos quos ipse colit. 

Au lieu de deux localités , mettez là deux nations de 
religions différentes, et vous aurez le secret de toutes ces 
luttes impies qui ont, pendant des siècles, à la honte 
de l'humanité, ensanglanté le monde. C'est toujours 
parce que l'on croit sa religion meilleure que celle du 
voisin, qu'on se laisse aller contre lui à des excès d'au- 
tant plus dangereux qu'ils sont inspirés par une con- 
viction sincère, ou du moins paraissant telle. C'est au 
nom de ce principe que le catholicisme, delà meilleure 
foi du monde, a inventé son fameux çompelle intrare; 
que l'inquisition a fait dresser tant de bûchers et brûlé 
tant de milliers d'hérétiques, que, plus tard, orthodoxes 
et protestants se sont fait une guerre à mort. Ces Ten- 
tyriens, adorateurs de l'épervier *, qui se font une joie 
cruelle de surprendre et de troubler la fête religieuse 
des Ombites, adonnés au culte du crocodile ^, nous font 
penser, — qu'on nous pardonne ce rapprochement, — 
à ces invasions à main armée des catholiques du temps 
de la réforme, allant se jeter sur les huguenots au 
prêche, et les massacrant, comme aussi aux actes d'in- 
tolérance du même genre exercés par le calvinistes, dé- 
molissant les autels et brûlant les églises des erfo/^^re^^ 
c'est-à-dire des catholiques. Depuis que le monde est 



* Êlien, Histoire des animaux, liv. X, ch. xxiv. 
2 Idemfibid,,c, xxi. 



882 CHAPITRE XIV. 

monde, chaque religion a cru avoir le monopole de la 
vérité. 

La fête religieuse que célèbrent les Ombites, si vive- 
ment dépeinte, et à laquelle je reviens maintenant, se 
ressent bien du lieu où elle se passe ; nous sommes en 
Orient, et là, même dans les cérémonies instituées 
exclusivement en l'honneur des dieux, les passions sen- 
suelles ont une large part. Cette fête, par sa durée, 
comme par la nature même des plaisirs auxquels se 
livrent ces paysans de la haute Egypte, buvant, criant, 
dansant autour de quelque joueur de flûte venu d'Ethio- 
pie, sans doute, rappelle, jusqu'à un certain point, les 
fêtes champêtres des temps modernes , nos assemblées 
de l'Ouest et les kermesses du Nord, si bien rendues par 
les peintres de l'école flamande. 

A l'insouciance, à l'ivresse des Ombites, tout entiers 
à leurs cérémonies religieuses et à leur orgie, Juvé- 
nal oppose ce qu'il appelle si énergiquement la haine à 
jeun, jéjunum odium, des Tentyriens; trait superbe 
qu^ explique aduiirablement la froide préméditation du 
coup de main et le danger suspendu sur la tête des Om- 
bites, ne se doutant pas du piège \ 

Le premier engagement entre les deux peuples rivaux 
est vivement représenté. Mais pourquoi faut-il qu'ici 
encore le mauvais génie de Juvénal, c'est-à-dire ses 
habitudes enracinées de déclamation le fassent en- 



' Ceci me rappelle, dans Shakspeare, uue scène qui est le commen- 
taire dramatique dn jéjunum odium de Juvénal. C'est celle où lago, 
la nuit, dans l'île de Chypre, enivre, au corps de garde, le trop con- 
fiant Cassio, tandis que lui, tout en feignant de partager les liba- 
tions du lieutenant d'Othello, les évite soigneusement, afin de con- 
server toute sa liberté d'esprit et de n'être par conséquent détourné 
en rien du but atroce qu'il se propose d'atteindre et qu'il atteindra, 
grâce à sa haine, secondée ici par sa tempérance calculée. {Othello, 
trad. F.-V. Hugo, scène VI). 



UN TRAIT DE FANATISME RELIGIEUX. 333 

trer de nouveau dans des développements puérils, déjà 
signalés plus haut, et qui allongent si désagréablement 
le récit? Juvénal éprouve le besoin de nous dire, quand 
nous n'avons nul désir, nul intérêt de le savoir, quelle 
était la dimension des pierres que se lançaient les deux 
peuplades ennemies. Le rapprochement entre les géné- 
rations actuelles et celles du temps d*Homère, les forces 
musculaires des héros, déjà affaiblies, lors de la guerre 
de Troie, franchement, de tels détails paraîtront au lec- 
teur aussi superflus que déplacés. 

Cette soif de déclamation satisfaite, le poëte est obligé 
de reprendre son sujet, qu'il aurait bien mieux fait de 
ne pas quitter; et il y révient par une de ces transitions 
lourdes et tout à fait dépourvues d'art, tant reprochées, 
et avec raison, à notre Boileau *. 

Mais, à la manière même dont Juvénal raconte l'acte 
d'anthropophagie commis par toute une population, on 
sent toute l'horreur et toute l'indignation qu'il lui ins- 
pire; le style, dans tout ce passage, est d'une rare 
vigueur. Cependant, pour revenir plus particulièrement 
à quelques détails du récit, on ne voit pas en quoi l'acte 
atroce, raconté par le poëte, eût été moins horrible, 
par exemple, si le corps qu'on a dévoré eût été préala- 
blement bouilli ou rôti. Est-ce là simplement une facétie 
de notre satirique, comme le croit un commentateur'? 
Au milieu d'un tel récit, la plaisanterie, on peut le dire, 
ne serait guère à sa place. Ce n'est pas au moment où 
Ton veut exciter au plus haut degré notre indignation 
contre un trait de fanatisme religieux dont Thumanité 
rougit, qu'on doit se livrer à des excès de gaieté. 

Au surplus, Juvénal, à cette occasion, se croit obligé 



* A diverliculo repctatur fabula 

* Ruperti, édit. Lemaire, not, ad vers. 85. 

19. 



884 CHAPITRE XIV. 

de féliciter le feu d'avoir échappé à cette hideuse pro- 
fanation. Cette pensée, je le veux bien, ne manque pas 
d'une certaine élévation, si Ton se rappelle, en effet, 
que l'étincelle ravie par Prométhée est le symbole de la 
civilisation, et que, sous ce rapport, il était à désirer 
que le feu ne fût pas associé à un acte de cannibales; 
tout cela, du reste, témoigne d'une recherche mal- 
heureuse et qu'on ne devait pas trouver dans de pareils 
sujets. 

Les réflexions qui suivent le passage que nous ve- 
nons de citer et de commenter présentent encore, 
comme beaucoup d'autres passages de la même satire, 
à côté de choses justes en elles-mêmes, de ces dévelop- 
pements où le génie déclamatoire de Juvénal se donne 
carrière. Qu'on ne dise pas, fait observer le poète mo- 
raliste, pour excuser l'acte d'atrocité rapporté plus 
haut, que, dans des temps relativement modernes, cer- 
taines villes assiégées, réduites aux abois, se sont por- 
tées à des excès non moins hideux; un tel rapproche- 
ment, à son sens, serait faux en tous points: Calagurris, 
ville des Vascons, dans l'Espagne tarragonaise *, du 
temps qu'elle luttait pour Sertorius contre Pompée et 
Métellus; Sagonte, à l'époque de sa fameuse résistance 
contre Annibal, ne s'étaient nourries de chair humaine 
que par une même nécessité d'honneur et de résistance, 
et qu'après avoir épuisé les plus vils aliments que la 
faim et la rage avaient pu leur fournir. Mais l'excès de 
la misère, le courage au désespoir, les forces épuisées, 
peuvent-ils justifier ces actes d'anthropophagie de la 
peuplade égyptienne? 

Le raisonnement est juste, sans doute, et personne 



^ Patrie de QuiDtilieD, aujourd'hui Galahorra, dans la NouYelle<f 
Castille. 



UN TRAIT DE FANATISME RELIGIEUX. 335 

ne songera à comparer un acte inspiré à la fois, comme 
ici, par une épouvantable famine et un patriotisme ar- 
dent, à l'horrible acte de fanatisme dont les Ombites se 
sont rendus coupables. Malheureusement, Juvénal ne 
peut renoncer à son désir de développer outre mesure 
sa pensée, et en la développant il la gâte, à la façon des 
Sénèque et des Lucain. L'histoire du siège des deux 
villes se transforme peu à peu en lieu commun, en su- 
jet de déclamation, par conséquent; le poëte donne dans 
une rhétorique fausse, s'échauffe à froid ; alors l'exagé- 
ration, les traits de mauvais goût et les longueurs ^ibon- 
dent*. On dirait de Corneille, vieillissant ou vieilli; 
mais après ces éclipses, comme on en remarque dans 
les derniers ouvrages de notre grand tragique, ainsi 
que chez Corneille, quels splendides réveils! non pas 
précisément soudains, mais amenés par degrés; alors 
quels accents vigoureux^ quelle poésie remarquable par 
la hauteur de la pensée et la profondeur du sentiment! 
Cette gradation de l'idée, il est facile de la suivre ici. 
Juvénal retrouve tout d'abord son feu et son énergie 
pour flétrir l'exécrable conduite des Ombites, bien plus 
coupables à ses yeux qu'un certain peuple d'une con- 
trée voisine de l'Egypte, ces habitants de la Chersonèse 
Taurique, premiers inventeurs, s'il faut en croire les 
poëtes, des sacrifices humains; car là, du moins, une 
fois tombé sous le couteau sacré pour apaiser une divi- 
nité sanguinaire, le corps de la victime n'avait plus 
rien à redouter au-delà de la mort , tandis que les 
Ombites , qui n'avaient pour excuse ni la faim ni la 
guerre, ni quelque dieu à satisfaire, se sont livrés à 
des actes inconnus même des peuples les plus féroces 
de l'Europe et de l'Asie; et c'est pourtant ce qu'a 

»V. 93-116. 



886 CHAPITRE XIV. 

osé <c une vile et Iftche canaille d'Egypte * y^. Aussi, 
selon le poète, il n'est pas de supplice assez grand pour 
châtier la perversité d'une telle population , pour la- 
quelle « haïr ses ennemis et les dévorer, c'est la même 
chose ' » . 

La pensée de Juvénal s'élève de plus en plus ; les 
Ombites, fait-il remarquer, en accomplissant l'acte hor- 
rible que l'on sait, ont étouffé tous les sentiments qui 
distinguent l'homme de la brute; ils n'ont écouté ni la 
voix de l'humanité, ni celle de la pitié, de la pitié pour 
l'expression de laquelle la nature nous a accordé le don 
des larmes, un des plus beaux privilèges de l'homme. 
De là un magnifique tableau, bien qu'il soit plus con- 
forme au genre oratoire ou même déclamatoire, qu'au 
génie de la satire proprement dite. Mais il respire une 
émotion réelle, témoigne d'une sensibilité qui fait hon- 
neur au cœur et à l'âme de notre poëte, est rendu dans 
un style excellent : ce Notre cœur est fait pour la pi- 
tié; la nature le proclame elle-même, car elle nous a 
donné les larmes, le plus bel attribut de Thumanité. 
Aussi veut-elle que Fhomme pleure quand il voit son 
ami devant les juges, réduit à plaider sa cause et cou- 
vert des vêtements de deuil à l'usage des accusés; ou un 
jeune enfant citant devant les tribunaux un tuteur in- 
fidèle, un enfant au doux visage arrosé de larmes et 
ombragé de longs cheveux... C'est encore la nature im- 
périeuse qui nous force de gémir quand nous rencon- 
trons le convoi d'une vierge nubile, quand nous voyons 
mettre en terre un enfant trop jeune encore pour être 
consumé sur le bûcher. Quel est donc l'homme de 
bien... qui puisse rester étranger aux maux d'autrui? 

' Imbelie et inutile vulgus. (V. 126.) 

» V. 130 et 131, 



UN TRAIT DE FANATISME REIJGIEUX. 337 

C'est la pitié qui nous distingue des animaux. C'est 
pour cela que nous avons reçu en partage cette in- 
telligence qu'il faut savoir vénérer, cette raison ca- 
pable de s'élever jusqu'aux dieux, de comprendre et 
de perfectionner les arts, cet instinct sublime qui nous 
vient du ciel et qui manque à la brute, courbée vers 
cette terre où se fixent ses regards*. » 

Ily â dans ce morceau beaucoup d'âme, une rare 
sensibilité, qui fait songer à certains passages d'Homère 
et de Virgile ; il respire aussi un vif sentiment de la 
dignité humaine et tout le passage en lui-même est 
un touchant, un éloquent commentaire du fameux 
homo sum.,. de Térence*. 

Puis, comme transition naturelle, viennent ces belles 
considérations philosophiques, inspirées peut-être de 
Cicéron et d'Horace à la fois ', sur l'homme, si noble- 
ment défini plus haut, et envisagé ici comme un être es- 
sentiellement sociable et politique ; le passage est d'une 
poétique éloquence : les nobles dons qu'on vient d'é- 
numérer comme formant nos privilèges, notre attribut 
dès la création, à savoir la sensibilité, l'intelligence et 
la raison, ont été départis aux hommes pour qu'une af- 
fection mutuellement ressentie les portât â s'entr'aider, 



^ V. 131-148. Ces derniers vers rappeUent ceux d*Ovide sur le 
même sujet et que tout le monde sait par cœur : 

Pronaque cum spectant animantia cœtera terrant, 
Os homini sublime dédit, cœlumque tueri 
Jttssity et erectos ad sidéra tollere vultus, 

(Metam., ], ?. SU sqq.) 

Juvenal creuse davantage sa pensée en tirant de la conformation 
même du corps humain des conséquences philosophiques et, on peut 
le dire, psychologiques. 

' ffeautontim^f I, i, 25. 

* Conf. Cicer,, De Invent,, I, u ; Horat,, Àd Pis.^ v. 391, 399; Saf^, 
I, m, tOô. 



888 CHAPITRE XIV. 

à quitter la vie sauvage des forêts, à se réunir en so- 
ciétés, à se bâtir des maisons, à former des villes, à 
constituer des États, à se garantir réciproquement leur 
indépendance et leur sécurité, et à se mettre à l'abri 
contre Tennemi commun derrière les remparts d'une 
même ville ^ 

Un commentateur allemand * fait observer avec fi- 
nesse, au sujet de ces considérations, qu'elles ont quel- 
que chose de touchant, de convaincu, et convaincant, 
sortant de la bouche d'un octogénaire^ qui a déjà un 
pied dans la tombe ; qu'écrites au bruit même de l'écrou- 
lement de tout un monde de grandeurs et de magni- 
ficences, elles sont d'un effet d'autant plus saisissant 
qu'elles exaltent précisément, comme les seuls biens 
dignes de nous attacher à la vie, l'amour du prochain, 
la tolérance et tous les principes de solidarité et de so- 
ciabilité humaines. 

Mais, hélas! combien, à regarder de près le train 
des choses de ce inonde, les hommes se sont écartés 
de leur vocation originelle ! Les dieux avaient destiné 
l'homme à faire fleurir sur cette terre la paix, l'amour 
du prochain, la civilisation ; et Ton voit tous les mor- 
tels, bien au contraire, se poursuivre, se haïr, se dé- 
truire dans des guerres sanglantes, et finalement 
s'entre-déchirer. De pareils dissentiments, de sem- 
blables horreurs, on ne les rencontrerait même pas 
chez les bêtes féroces, privées pourtant de tous les 
nobles attributs énoncés plus haut, apanage de l'homme 
seul, mais dont il fait un si détestable, un si déplorable 
abus. Et alors cette tirade finale où, malgré quelques 



^ V. 147-159. 

"* W. E. Weber, Die Satiren Juvenals, uebersetzt und erlàuteri. 
Halle, 1838, p. 603, 



UN TRAIT DE FANATISBIE RELIGIEUX. 339 

traits déclamatoires, et malgré quelques formes hy- 
perboliques habituelles à la satire, et peut-être excu- 
sables à cause de cela même, éclate la juste indi- 
gnation du poëte : c< Mais aujourd'hui les serpents 
s'accordent mieux ensemble que les hommes. La bête 
fauve reconnaît et épargne son espèce. Quand donc 
vit-on un lion, parce qu'il était le plus fort, arracher 
la vie à un autre lion? Dans quelle forêt un jeune san- 
glier expira-t-il sous la dent d'un sanglier plus vigou- 
reux? Le tigre des Indes, malgré sa rage, vit en paix per- 
pétuelle avec le tigre. Les ours cruels ne se mangent 
point. Mais, pour Thomme, ce n'était pas assez qu'il 
ait forgé sur une enclume le fer destiné à tuer son 
semblable, tandis qu'ignorant cet art funeste, les pre- 
miers forgerons ne savaient que faire des sarcloirs, 
des boyaux , des marres et des socs de charrue. C'est 
peu d'avoir appris à fabriquer l'épée, il fallait encore 
qu'on vît des peuples dont le ressentiment ne se con- 
tente pas d'immoler des êtres humains ; mais le cœur 
de l'homme, ses bras, sa face, devaient leur sembler 
un aliment tout comme un autre. Que dirait Pythagore 
s'il était témoin d'horreurs pareilles? où ne fuirait-il 
pas, lui, qui s'abstint autant de la chair humaine que 
de la chair des animaux et qui s'interdit même certains 
végétaux * ? » 

Graves et nobles paroles ! Juvénal finit comme il a 
commencé ; il s'élève avec éloquence et énergie contre 
les hideux excès auxquels l'intolérance religieuse est 
capable de se laisser entraîner; et à l'avance, dans 
l'acte sauvage des Ombites, il condamne et flétrit l'in- 
tolérance humaine, dans quelque sphère qu'elle se ma- 
nifeste, à quelque ordre d'idées qu'elle appartienne. 

» V. Xb^usq, ad fin. 



840 CHAPITRE XIV. 

Chose triste à dire, et qu'on nous permette cette ré- 
flexion à propos d'une satire roulant tout entière sur 
un sujet de philosophie morale : le monde, depuis Ju- 
vénal jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, pendant 
un laps de temps de près de deux mille ans, a vu, hé- 
las ! se reproduire et sévir sous bien des formes, et pres- 
que en tous pays, le fléau de l'intolérance et du fana- 
tisme; fanatisme philosophique, fanatisme politique, 
et, plus souvent encore, fanatisme religieux ; le fana- 
tisme religieux allait de plus en plus torturer et 
dévorer l'humanité. Les Romains contemporains de 
Juvénal n'en avaient-ils pas donné le premier exem- 
ple ? Les chrétiens jetés aux bêtes ou enduits de poix 
pour être brûlés en guise de flambeaux dans le cirque, 
et destinés à satisfaire les instincts d'une multitude 
avide de sang; cela valait bien, comme trait de cruauté, 
le repas épouvantable des Ombites, se vengeant sur les 
ennemis de leurs dieux ; encore, pour ces derniers, 
était-ce là un fait isolé, tandis que les persécutions de 
Rome païenne contre les adorateurs du Christ durèrent 
pendant toute une longue période historique. Devenu 
à son tour le maître, le christianisme ne s'acharna-t-îl 
pas avec une égale persévérance contre ceux mêmes 
chez lesquels il était né? On connaît le long mar- 
tyrologe du peuple juif partout traqué, brûlé, mas- 
sacré pendant des siècles. Dans l'intervalle surgissent 
les guerres dites guerres saintes ou croisades, et chré- 
tiens et musulmans, également fanatisés, s'attaquent et 
s'exterminent avec une haine digne des deux peuplades 
égyptiennes que nous avons vues aux prises. Éclata la 
réforme : et Dieu sait les fureurs qu'elle inspira aux 
catholiques d'abord, aux luthériens et aux calvinistes 
ensuite. La moitié de l'Europe fit la guerre à l'autre ; 
et, après les guerres régulières et étrangères, on eut les 



UN TRAIT DE FANATISME RELIGIEUX. 341 

guerres civiles, les plus cruellespeut-être,etron s'égor- 
gea longtemps au nom des croyances religieuses et d'un 
Dieu de paix : et c'est alors, qu'à un moment à jamais 
néfaste, on revit ce que Juvénal appelle un crime 
où tout un peuple mit la main, vulgi scelles *, et dé- 
passant en horreur toutes les fictions tragiques, cunctis 
graviora cothurnis *. N'est-ce pas tout un peuple, en 
effet, qui se fit ligueur? n'est-ce pas tout un peuple qui 
fut l'auteur des massacres de laSaînt-Barthélemy? Res- 
sentiments, haines, persécutions, qui, un instant apai- 
sés, reparurent d'une manière intermittente et comme 
autant de flammes couvant toujours sous la cendre, au 
dix-septième siècle avec la guerre, de Trente ans et les 
Dragonnades^ et jusqu'au sein du dix-huitième avec 
l'affaire des Calas : 

Tantum Relligio potuitsuadere malorum^ ! 

D ne fallut rien moins que le grand orage de 89 
pour purger l'atmosphère européenne de tous ces 
miasmes du fanatisme religieux; orage suivi en effet, 
si j'ose parler de la sorte, du glorieux soleil de l'ère 
moderne, éclairant de ses rayons bienfaisants les géné- 
rations de notre dix-neuvième siècle; ce siècle qui, il 
faut le reconnaître à son éternel honneur, porte écrite 
sur son drapeau cette devise magnifique et consola- 
trice : mansuétude dans les mœurs, tolérance récipro- 
que, liberté des consciences, charité dans les idées. 

Et pour revenir, d'un peu loin, j'en conviens, à l'au- 
teur de cette satire qui nous a si longuement occupé , 
trop longuement peut-être, constatons que Juvénal, 

• V. 29. 
» V. 29. 
^ Lucret., De Rer. nat,., I, y. 102. 



342 CHAPITRE XIV. 

en protestant comme il Ta fait, du fond de son âme, 
contre le plus hideux des fléaux, je veux dire le fana- 
tisme religieux, s'est acquis des droits à Testime de tous 
les cœurs généreux, de tous les vrais amis de l'huma- 
nité. Par là se trouvent rachetés, et au delà, un assez 
grand nombre de traits de mauvais goût, effet inévi- 
table de certaines habitudes d'esprit du poète, et plus 
encore de son grand âge. 



APPENDICE. 



CHAPITRE XV. 



liem prâTiléges de l'état miUtaire U 



' Cette satire, composée de soixante vers seulement, est 
évidemment tronquée. C'est là sans doute ce qui a 
fait présumer à d'anciens scholiastes qu'elle n'était pas 
de Juvénal *. 11 est certain (Ju'on y chercherait en vain 
la vigueur, l'éclat, la puissance de souffle des précé- 
dentes pièces; d'autre part, cependant, elle rappelle 
plus d'une fois par son ton et ses allures la manière du 
maître. De là chez les critiques et les savants des trois 
derniers siècles deux opinions bien tranchées sur cette 
satire, les uns s'étant prononcés pour % les autres 
contre* son authenticité. Cette diversité d'opinions s'est 
maintenue chez les philologues modernes. En France, 

» Satire XVI. 

^ Quidam dicunt, non esse Juvenalis sed ah ejus amico appositam 
(scholiaste cité par Barth., Advers.^XiVf 16). — Ista a plerlsque ex- 
ploditur et dkitur non esse Juvenalis {vêtus schol. Pithœi), 

3 Dempster., ad Coripp., p. 137; Scaliger, cités par Lemaire. 

* Grotius, ad Luc., HT, 14; Rotgers, Var. Lect., IV, iv, p. 338; 
Ângel. Decembr., Polit, lithr., p. 59 sqq. ; Bartb., loc. cit. ; Platbner, 
Bahrd, etc., cités par le même. 



344 CHAPITRE XV. 

Acbaintre elDussaulx; en Allemagne, Heinrich, au- 
quel, il n'y a pas longtemps, s'est joint M, Kempf S re- 
gardent la seizième satire comme le faible début d'un 
imitateur. D'un autre côté, W. E. Weber, C. F. Her- 
mann, M. de Siébold, et enfin l'auteur Du vrai et du 
faux Juvénal^ M. Ribbeck, n'hésitent pas à l'attribuer 
à JuyénaL De preuves certaines, on ne saurait en four- 
nir à l'appui ni de l'une ni de l'autre de ces deux ma- 
nières de voir : c'est une affaire d'impression person- 
nelle et d'intuition. Quant à nous, nous croyons ferme- 
ment, sans pourtant oser l'affirmer, que la satire qui 
va nous occuper est bien de Juvénal. Considérée comme 
une esquisse, car elle n'est pas autre chose, elle offre 
dans son ensemble le caractère de la poésie du satirique, 
on ne saurait le méconnaître ; on y trouve, tout écour- 
tée qu'elle est, des peintures, des allusions, des mouve- 
ments qui sont tout à fait dans la manière de notre 
poôte. Ce qui lui manque, c'est Tâme, le souffle ; ce 
qui y choque, c'est le style, souvent étrange, embar- 
rassé, peu naturel, obscur, hérissé de difficultés de 
toute sorte, qui font le désespoir de quiconque essaye 
de traduire ce morceau. Mais ces défauts, on peut, on 
doit peut-être les rejeter sur le compte de la vieillesse 
de l'auteur. On a là, selon toute vraisemblance , sa der- 
nière production. 

Telle qu'elle se présente à nous, elle a pourtant son 
intérêt, un intérêt tout historique : la peinture de la 
prépondérance des gens d'épée, sous un gouvernement 
despotique et militaire, complète le vaste et curieux ta- 
bleau des mœurs romaines des deux premiers siècles 
de l'empire, si vivement retracées dans les pièces pré- 
cédentes et notamment dans les neuf premières satires. 

' Observât, inJuvenal, aliquotlocos interpretandos.BeToXmi, 1843. 



LES PRIVILÈGES DE L'ÉTAT MILITAIRE. 345 

Donc, quel que soit le peu d'étendue de ce fragment, 
il mérite à son tour qu'on s'y arrête. Écrit sous forme 
de lettre, comme beaucoup d'autres pièces àe Juvénal, 
il est adressé à un certain Gallus, qui ne nous est pas 
autrement connu. 

Le poëte entre en matière sans préambule et sans 
ambages, envisageant son sujet sous trois aspects diffé- 
rents ; mais il est loin de l'épuiser, comme cela ressort 
surtout de la fin du morceau. Il commence tout d'abord 
par les prérogatives générales de l'état militaire, enten- 
dant sans doute par là celles qui sont communes aux 
simples soldats aussi bien qu'aux officiers : 

« Qui pourrait, mon cher Gallus, compter tous les privilèges 
de rétat militaire quand on y entre sous d'heureux auspices ? 
Que la porte du camp s^ouvre pour moi favorisé du destiu, tout 
inexpérimenté et poltron que je suis, j'avancerai ; car bien choisir 
le moment propice du destin est plus utile que d'être recommandé o^vol^ 
à Mars par une lettre de Vénus, ou dèTa déesse sa mère, qui se 
plaît aux sables de Samos. 

« Examinons d'abord les prérogatives communes à tous les mili- 
taires. En voici une qui n'est pas la moindre. Nul bourgeois n'osera 
frapper un soldat; bien mieux, si c'est le bourgeois qui est frappé, 
qu'il dissimule et qu'il se garde bien de montrer au préteur sa mâ- 
choire fracassée, sa figure toute noire et toute gonflée, son œil, 
— celui qu'on lui a laissé, — en si mauvais état que le mé- 
' decin en désespère. S'il s'avisait de poursuivre son agresseur 
on lui donnerait pour juge un centurion illyrien aux grandes 
jambes fourrées dans des bottes énormes et rendant ses arrêts 
du haut d'un tribunal gigantesque* Ainsi le veulent les an- ^, ^ 
ciennes lois et Fordonnance de Camille : un soldat ne saurait ^ 
être jugé hors du camp et loin de ses drapeaux. Aussi, quand 
les centurions ont à juger un soldat, leurs arrêts sont-ils les 
plus équitables du monde ! Si ma plainte est fondée, je suis as- 
suré d'obtenir satisfaction. Pourtant je vais m'attirer Tinimitié 
de tous les soldats de la cohorte ; tous les camarades de l'accusé 
vont se liguer contre moi; et ils feront si bien que, si j*obtiens 
gain de cause, j'en pâtirai ; la satisfaction accordée sera pour moi 

■ 



rvv^ 



346 CHAPITRE XV. 

pire que Tinjure *. Mauvaise affaire de celles qu'on ne plaide que 
^f quand on s'appelle le déclamateur Vagellius, téUi comme un 
Wci niulet. Eh quoi ! tu n'as que deux jambes et tu veux lutter con- 
tre toutes ces grosses bottes ferrées ? Qui voudra plaider pour 
toi loin de Rome ? et puis quel est l'ami dévoué, le Pylade, qui 
s'exposera pour toi à franchir les barrières du camp ? Crois-moi, 
**^^ dévore ta rage, et ne va pas demander à tes amis de l'assister : 
ils te refuseraient. Quand ton juge, le centurion, aura dit : et Ap- 
pelez les témoins ; » des témoins ? Celui-là même qui aura vu 
les poings tomber sur ton visage n'oserait dire : Je l'ai vu. Si 
un tel homme se rencontrait, je le proclamerais un brave, un 
Romain de la vieille roche, barbu et chevelu. Trouver un faux 
témoin contre un bourgeois, c'est facile; mais un témoin véri- 
dique dont la déposition serait préjudiciable à l'intérêt et à l'hon- 
neur d'un homme d'épée, c'est autre chose ^. » 

A part la tautologie insupportable qu'engendrent, dès 
le début, quatre vers exprimant la même idée et qua- 
tre manières de la répéter, on a là, sans contredit, la 
partie saillante et la mieux traitée du fragment en ques- 
tion. Les traits dont elle est semée, le sentiment de 
gaieté qui y règne, rappellent tout à faitjuvénal. Il re- 
trace là d'ailleurs ce qu'il a dû voir plus d*unefois sous 
le règne d'empereurs guerriers et favoris de la Victoire 
comme Trajan et Adrien ; ces empereurs avaient certai- 
nement accordé des avantages de toute espèce aux 
hommes de guerre, avantages auxquels le poëte a déjà 
fait allusion ailleurs \ Quelle distance ne séparait pas 



' Je lis avec Jahn et Hermaun : 

Consensu magno efficiunt, curabilis ut sit 
Vindicta et gravior quam injuria» 

(V. 21-22.) 

Et non 

Comensu magno effigicnt, curaoitis ut sit 

Vindicta gravior, etc.; 

comme le portent quelques éditions. 
» SaL XVI, v. 1-35. 
3 Sat, ai, 129 sqq. 

' i 1- ^ h ■* i \î ' '-- * » I /* 



LES PRIVILÈGES DE L'ÉTAT MILITAIRE. 347 

alors le simple citoyen du militaire ! quelle humilité chez 
le premier, quel rude sans façon chez l'autre! Tout cela, 
convenons-en, se voit encore plus ou moins dans nos 
monarchies militaires modernes, en Russie, en Autri- 
che, en France, en Prusse, surtout en Prusse, où les 
épaulettes et le sabre communiquent, ce semble, à ceux 
qui les portent, une morgue, une impertinence mêlées 
souvent de brutalité ; chez nous aussi domine encore 
parmi bien des serviteurs de Mars un dédain souverain 
pour ce qu'on est convenu d'appeler le civil; de nos 
jours encore les militaires ontleur juridiction spéciale. 
Sans doute il y a plus de justice à espérer de la part de 
nos officiers composant les conseils de guerre que de ces 
stupidescenturionsromains, originairesderillyrie, cette 
Croatie de l'antiquité, et que le poëte dépeint d'une façon 
si plaisante et avec une ironie*si bien contenue. Mais ce 
qui aujourd'hui encore, comme jadis, peut faire la ter- 
reur du bourgeois actionnant un homme de guerre, 
c'est cet esprit de corps, suscitant au camarade cité en 
justice une légion d'auxiliaires, prêts à prendre fait et 
cause pour lui, imposant silence par conséquent à cer- 
taines consciences timorées dont les dépositions pour- 
raient être compromettantes pour le soldat ou l'officier, 
et tout disposés, à la jnoindre résistance, à demander 
raison à leur tour au joe'Am et à dégainer. Nous avons 
vu dans ces derniers temps plus d'un duel de ce genre. 
Quand on xi\que deux jambes^ c'est-à-dire quand on 
est bourgeois, il ne ferait jamais bon de se heurter 
contre tant de grosses bottes ferrées. 

Un autre avantage qu'offre la profession de soldat, 
c'est d'obtenir toujours prompte justice, qu'il soit plai- 
gnant ou accusé, tandis qu'il n'en est pas de même 
pour le bourgeois. 

<( Qu'un voisin peu scrupuleux ait envahi le vallon que m'ont lé- 



348 CHAPITRE XV. 

gué mes ancêtres^ qu'il m'ait pris mon champ, qu'il ait arraché la 
pierre sacrée qui nous servait de limite,où chaque année je déposais 
mon offrande^ de la bouillie et une large galette; qu'un débiteur 
s'obstine à ne pas rendre l'argent qu'il m'a emprunté, désavouant 
les tablettes que je lui présente, le billet écrit de sa main, pour 
obtenir un jugement, il faudra attendre qu'une année judiciaire 
s'écoule, et entendre les causes de tout un peuple de plaideurs 
avant que le tour de la mienne soit venu. Et le jour même du 
procès, que d'ennuis 1 que de retards! que de fois on a disposé 
inutilement les sièges du tribunal 1 Voici que l'éloquent Gédi- 
tins, notre juge, dépose sa tunique pour entrer dans le bain. 
Quant à Fuscus, il est allé... ailleurs *. Nous étioms prêts, il faut 
s'en aller. Dans Tarène judiciaire les luttes traînent en longueur. 
Quant aux heureux mortels qui portent les armes et ceignent 
le baudrier, on leur assigne pour leur rendre justice les jours 
qu'eux-mêmes ont fixés. Ils n'ont pas à se ruiner comme nous, 
dont les procès ne finissent jamais ^. » 

Si les vers que nous venons de citer manquent d'élé- 
gance et de poésie, si parfois, en certains endroits, le 
style en est obscur et permet des interprétations di- 
verses, en revanche ils jettent un jour très-vif sur les 
mœurs judiciaires de l'époque. Ils nous fournissent 
comme un supplément à ce courrier du Palais^ ou si Ton 
aime mieux à ce courrier du Forum ^ le Forum qu'ail- 
leurs déjà Juvénal nous a si spirituellement décrit '. 

Ils sont passés et, depuis longtemps, les beaux temps 
où le Forum romain retentissait de Téloquence des 
grands orateurs; Tacite, le contemporain de Juvénal, 
dans un traité célèbre *, nous a retracé éloquemment 
les causes de la décadence de cette éloquence. Aujour- 
d'hui tout se réduit aux procès prosaïques de mur mi- 
toyen ou , ce qui revient à peu près au même , de 

1 Jam micturiente , v. 46. 

2 V. 35-51. 

> Sat. VII, V. 106-150. 

* De oratoribus. 



LES PRIVILÈGES DE L'ËTAT MILITAIRE. 849 

borne mitoyenne, et de poursuites de créanciers con- 
tre des débiteurs de mauvaise foi. On voit aussi , par 
le même passage , que les procès ne se jugeaient pas 
pendant toute Tannée \ que par là même ils s'accu- 
mulaient ; de là les lenteurs qu'éprouvaient les plaideurs 
dont les affaires venaient au rôle en dernier lieu. Al- 
laient-elles enfin être jugées, c'était de la part des juges 
d'incroyables lenteurs. Certains critiques et commen- 
tateurs de Juvénal ont voulu voir, — le texte est d'une 
concision désespérante, — dans Céditius et Fuscus les 
avocats des deux parties prêts à plaider chacun sa cause, 
déposant déjà l'un sa tunique, attendu qu'il n'était pas 
permis de plaider autrement qu'en toge, et l'autre cou- 
rant prendre ses précautions avant de parler à son 
tour. Quant à nous, nous avons préféré admettre 
que Juvénal ici fait une sortie satirique contre la ma- 
nière dont les choses se passaient au tribunal des Cen- 
tumvirs, abus qui coïncident singulièrement avec ce 
que nous dit Macrobe des mœurs incroyables des juges 
du temps de Lucilius et de la façon dont ils se com- 
portaient à leur tribunal ^ Tous ces détails, qui sont 

' M. Th. Mommsen croit qu'à Rome on n*admeUait les procès au 
rôle que du l«r mars au !«' septembre. (J)ie Rechtsfrage zwischen 
Cœsar und dem Sénat. Aus der Abhandl. der hîstor. philologiscb. 
Gesellsch. in Breslau. 1. 6d. 1857, 8, p. 21 sqq;) cité par M. de Sie- 
bold, Eiuleitung zur XVI*«>' Satire, note 1. 

^ Voici, selon Macrobe, ce qu'un certain G. Titius, partisan de la 
loi Fannia, destinée à réprimer, vers Tan 161, le luxe de la table, 
dit dans une harangue, qui avait pour but de faire adopter cette 
loi : il s'agit des mœurs de certains citoyens se rendant au Fo- 
rum pour y prononcer des jugements : « Ils jouent aux dés, se 
parfument d'essences et marchent entourés de prostituées.... puis 
ils se rendent au Forum afin de n'être pas responsables des pro- 
cédures faites en leur absence. Chemin faisant, il n'est pas de ruelle 
dont ils ne remplissent les urinoirs pour soulager leur vessie char- 
gée de vin. Ils arrivent au comice de mauvaise humeur et appellent 

20 



850 CHAPITRE XV. 

autant de traits de mœurs, mis en opposition avec la 
justice prompte qu'obtiennent en tout temps les hom- 
mes d'armes devant les prétoires militaires, ne font 
que mieux ressortir le sujet même que traite le poète. 
Cette simple façon d'énoncer les choses renferme une 
critique indirecte et d'autant plus amère contre les pri- 
vilèges dont jouissait l'armée. 

Voici maintenant un privilège d'un autre genre. Le 
poëte l'énonce avec la même sécheresse, le même ton 
un peu prosaïque que les privilèges précédents. On 
dirait, et peut-être n'aurait-on pas tort, une ébauche 
en vers, une sorte de brouillon rhythmé, qu'un travail 
postérieur développera et polira en même temps. 

(( Autre avantage. Les soldats seuls ont le droit exclu- 
sif de tester du vivant de leur père, car nos lois ont 
statué que le produit des travaux de la guerre ne fait 
point partie du patrimoine dont le père de famille seul 
dispose à son gré. Ainsi voyez Coranus ; il est encore 
sous nos drapeaux et reçoit la solde. Eh bien, son père, 
tout vieux et chancelant qu'il est, lui fait la cour en vue 
d'un testament. Une légitime faveur conduit Coranus 
a la fortune et lui assure magnifiquement le prix de 
son zèle. D'ailleurs il importe au général que les plus 
braves soient aussi les mieux récompensés, qu'ils soient 
distingués par des colliers et des bulles d'or \ » 



la cause ; Tavocat à qui incombe ce soin la défend. Le juge demande 
les témoins. Dans l'intervalle.... ipsus it minctum.,., il rentre, dit 
qu'il est parfaitement au courant de Taffaire, se fait présenter les 
pièces du procès, examine l'écriture, quoiqu'il puisse à peine ouvrir 
ses yeux avinés. Là dessus on va délibérer : Que m'importe, dit-il à 
ses collègues, toutes ces niaiseries? Que n'allons-nous boire plutôt 
du vin miellé coupé avec du vin grec? « Quid mihi negotii est cum 
istis nugdcibus P qwn potius potamm mulsum mixtum vino 
grœco, etc.? » (Satum,, lil, 16.) 
' V. 51 adjin. 



LES PRIVILÈGES DE L'ÉTAT MILITAIRE. 351 

Voilà, il faut bien en convenir, une fin bien brusque, 
car c'est ainsi que le morceau se termine. Qu'est de- 
venu chez le poëte cet art suprême de_ féconder un su- 
jet? Quel parti a-t-il tiré de cette situation d'un père 
amené, à la suite de la loi sur le peculium castrense, 
dont dispose librement le fils de famille, à jouer auprès 
de son propre fils le rôle déshonorant de captateur de 
testament? Il y avait là un trait de mœurs qui demandait à 
être bien autrement développé, ce me semble ; et le chapi- 
tre des décorations militaires devait également être traité 
avec plus de vigueur d'esprit. Somme toute, les dix der- 
niers vers de la pièce sonf d'une faiblesse extrême sous 
le rapport du fond et de la forme, et ils n'auront pas 
peu contribué, j'imagine, à faire rejeter le morceau 
comme indigne de Juvénal. Mais il ne faut pas perdre 
de vue non plus que nous n'avons évidemment qu'un 
fragment de la seizième satire ; cela est incontestable. Le 
sujet annoncé estloin d'avoir été épuisé; et Weberl'a pour 
ainsi dire démontré*. Que d'avantages particuliers au mé- 
tier des armes ne restait-il pas à énumérer * ! Il est donc 
permis de conclure que peut-être, soudain arrêté par 
la mort , Juvénal n'aura plus eu le temps ni de retou- 
cher sa composition abandonnée ainsi, en certaines 
parties, à l'état d'ébauche, ni de l'achever en dévelop- 
pant son thème jusqu'au bout. De là ce fragment. 
Voilà du moins comment, selon nous, on peut envi- 
sager les choses, pour expliquer à la fois la faiblesse 
de certains passages de cette satire, sa brusque inter- 
ruption et son manque de conclusions. Quant au rai- 
sonnement de Heinrich % s'obstinant à ne pas recon- 

' JHe Satiren Juvenah. Erkleerung, p. 605 et 606. 

' Idem, ibid, 

> Erklaurunçt t. II, p. 544. 



3:>2 CHAPITRE XV. 

naître un fragment de Juyénal dans ce morceau, par 
cette raison que le poète ne Taurait pas inséré dans 
son recueil, il nous parait porter à faux; outre qu'il 
n'est pas démontré que Juvénal ait lui-même recueilli 
et disposé ses satires dans Tordre oîi elles nous sont 
parvenues, rien n'empêcherait de supposer que celte 
seizième et dernière satire, trouvée sans doute dans les 
papiers du maître après sa mort, n'ait été jointe aui 
autres par la main pieuse de quelque ami, ou, si on 
Taime mieux, de quelque scrupuleux amateur des let* 
très : c'est là, ce nous semble, une conjecture tout 
aussi vraisemblable que celle du philologue allemand. 



FIN. 



ERRATA. 



Page 89, ligne 3, au Heu de ; il y a près de trois cents ver3. 
La sixième satire laisse beaucoup à désirer, sous 
le rapport de la composition du moins, lisez : il y a 
près de trois cents vers, la sixième satire laisse beau- 
coup à désirer, sous le rapport de la composition 
du moins. 

-^ 00, note 1, ligne 2, crw lieu de : cette dissertation se 
trouve à la suite du volume intitulé : Der echte und 
der vneckfe Juvenal, et compretid. Usez : et com- 
prend 31 pages in-8<». 

— 93, note 1, au lieu de : vers 380-398, îiÉez : v. 380-398. 

— 207, note 1, ligne 1, après ces mots : v. 209 — ad finem, 

supprimez tout le reste de la note. 

— 209, ligne 2, au lieu de : d'un mérite égal, lisez : d'un 

' mérite égal? 

— 248, ligne 26, au lieu de : et tout bas des friandises, » lisez : 

et tout bas des friandises ^ » 

— 248, note 2, au lieu de : V. 56-60, lisez : V. 60, 6i et 62. 

— 263, note i, ligne 3, au lieu de : Hânder, lisez: Hânden. 

— 267, ligne H, au lieu de: paccages, lisez : pacages. 

» V. 56-60. 






I 






l 



■■■• li 



TABLE DES MATIÈRES. 



Pagel. 

INTRODUCTION v 



I. 



CHAPITRE l«^ — Les scandales du jour. . . , 1 

— 11. — Rome inhabitable 21 

— 111. — Les hommes romains ou les hypocrites 

et les infames 51 

^ IV. — Les FEMMES romaines 72 

— V. — Le TURBOT . • 119 

— VI. — Riche et pauvre U2 

— VIL — Misère des classes lettrées. ..... 162 

VllI. — La N0BI.ESSE . . . . , 185 



IL 



CHAPITRE IX. — De la vahité de nos désirs. . . . * . 215 

»- X* — Le luxe de la table 245 

-^ XI. — La fête de l'amitié; les coureurs de 

testaments. I » . 4 i « « w « « . V . ^^V 



3M TABLE DES MATltRiS. 

CHAPITRE XII. — La consqrrcb H 

— jXIU. — L'exemple. ^31 

— XIV. — Un trait de fanatisme reugieux. . ; Zi 



APPENDICE. 



CHAPITRE XV. — > Les privilèges de l'état miutaibk. . 34 



Errata 



FIN DL LA TABLE DES MATIÈBES. 



356 

CHAPITRE Xll. 

— iXllI. 

- XIV. 



TABLE DES MATl£3lËS. 

La coNSCiEifCE 280 

L'ei^emple. 300 

uff trait de fanatisme reugieux. . . 322 



APPENDICE. 



CHAPITRE XV. — ' Les privilèges de L^irAT miutaire. . 313 



Errata 353 . 



FIN Dt LA TABLE DES MATIÈRES. 



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Lb Grèce, Rome et Dante, études littéraires 
d'aprèn nature. 3 édU. I vol. in-8, 7 » 
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en Orient. 1 vol. in-12. 8 • 

V. DE LA PRADE. I 

Questions d'art et de morale. 1 to* • 

in-8. 7 i 

—Le mémb, 1 vol. in-19. î f 

REMDSAT (CH. DE). 
Oritiques et Etudes littéraires. 9 to 

in-12. i 

&'Antleterre an ZVXne siéele. S vc ! 

in-J2. 
Bacon, sa vie, sa philosophie, so \ 

fluence, etc. 1 vol. in-8. 
— Lb mâmk, 1 vol. in-12. 
Saint Anselme de Gantorbérj. Tablée- 

la vie dos couvents. 1 vol. in-8. * 

Abélard. Sa vie, sa théologie, 9 yoli 

in-8. 14 

J. JANIN. 

La Poésie et l'Eloquence à Rome. 1 ti 

in-8. 7 ' 

— Lb même. 1 vol. in-r9. 8 

MGLAND (LOUIS). 
Origines littéraires de la Franaa. 1 

in-8. 6 ; 

— Lb mêmb, 1 vol. in -19. 8 ' 

DESJARDINS (ERN.). 
Le grand Corneille hlttorUm. 

in-8. 
—Le uèME, 1 vol. in-19. 

FECGERE. 
Caractères et portraits littérairat da IV 

siéele. 2 vol. in-12 7 I 

Les Femmes poètes du XVI* aièole, étal 

suivie de notices sur M''* de Gouni^ 

dUrfé.Moniluc, 1 vol. in-8. 6 

— Lb mèub. 1 vol. in-12. 8 I 

Ji. BABOD. 
Les Amoureux de Madame de ftèvifi 

LES FBMMES YERTUK f SBS DD OR4ND SlkCU 

l vol. in-8. 6 

-Lb vâiie, 1 Tol. in-19 S ! 




Pari». — Imprim-rii; VIÉVILLE et CAP10.M0NT, rue des Poitevins, 6. 



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